UN CRI, UNE NAISSANCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Je sais qu'un jour viendra où je perdrai de vue cette terre; la vie prendra congé de moi en silence après avoir tiré le suprême rideau sur mes yeux. Cependant les étoiles veilleront dans la nuit, l'aurore surgira comme la veille et les heures encore s'enfleront pareilles à des vagues marines apportant plaisirs et chagrins - Rabindranath Tagore

 

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LE CRI

 

Tout à coup, je suis redevenue vivante.Tout à coup je me suis sentie vivre, coeur dilaté, sourire. Mais prudence, l'instant précieux si fragile exige le silence, une plus grande écoute. Ma main se pose sur la feuille que j'ai posée devant moi. Quelle couleur m'appelle ? Douceur du beige légèrement rosé. D'un geste ample une courbe se dessine, se prolonge, cercle complet ? Perfection du cercle ? Qu'importe, un peu cabossé il n'en aura que plus de charme. Espace, légèreté. Le son argenté d?une clochette m'a ravie ce matin. Présence indispensable dans ma maison. Ondes stimulantes, sons cristallins, naturels, purs. Un mauve poudré s'impose. Courtes sinusoïdes pour la musique. J'hésite? ma main se tend vers les couleurs. De la douceur encore, de la lumière. Un arbre surgira, bien droit, haut. Il déploie ses branches. Yang et Yin tous deux accordés. Au coeur de la maison, le soleil, lumière divine, feu qui réchauffe mon âme attristée et souffrante. Il rayonne pour tous, grands et petits, avares et généreux, les repus, les affamés. Sa générosité sans limites éclaire mon chemin qui peu à peu se trace. Fleurs éphémères, de jolis coquelicots surgissent, s'affirment, réjouissent mes visiteurs. Dans ce vaste lieu, une pièce secrète, une grotte protégée, près d'une source. Un petit chemin, étroit, très étroit y conduit. Au coeur du coeur, très proche de la base, mes ancêtres, connus ou méconnus. Ils sont tous là. Ils se sont affirmés, se sont imposés, se sont déposés, humus nourricier qui n'est plus que poussière quand nous les oublions. En t'exilant dans un monde à l'accès interdit, en te défendant d'entrer dans mon quotidien, je me suis bandé les yeux. Tu étais parti, tu ne reviendrais plus ? Quand on lui annonça que tu étais porté disparu, toi et tout ton équipage, Maman poussa un cri déchirant, désespéré, horrible. Sa souffrance devint la mienne, c'est uniquement vers elle que désormais mon coeur se tournait. Elle existait. Toi, Papa, tu avais

 

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disparu. Si mon amour pour toi secrètement subsistait, à mes yeux il était devenu interdit, illégitime, de mauvais aloi. Tu étais le bourreau qui faisait souffrir ma courageuse mère, la crucifiait. Cela dura des années. Et puis, je ne sais pas très bien pourquoi vraiment, j'ai décidé que cela avait assez duré, ce silence autour de toi. Le temps avait fait son oeuvre, j'avais pleuré, gémi, je m'étais endurcie. Chassée la plainte stérile et destructrice ! J'allais faire face, regarder, suivre la piste. Papa, tu m'as entraînée dans un magnifique voyage qui peu à peu me redonne une joie secrète. Enfin fière de mes origines, je ne me sens plus amoindrie par ton absence, je reconnais en moi des qualités qui faisaient ta force. Je fais avec toi le tour du monde et c'est un bonheur sans limite. Ma vie s'enrichit de la tienne. Je découvre le plaisir d'écrire.

 

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Une journée ensoleillée

 

UNE JOURNÉE ENSOLEILLÉE

 

28 novembre 2009, la journée s'annonce belle, le soleil est au rendez-vous, le ciel est bleu, le Mistral souffle. Nous prenons un taxi qui nous conduit à l'endroit même où va se dérouler la cérémonie pour l'inauguration d'un monument dédié aux seuls sous-mariniers morts en service commandé. Toi, mon père, disparu en mer avec ton sousmarin « le Conquérant » lors de l'opération Torch à Casablanca en novembre 1942, tu vas avec 1667 autres sous-mariniers avoir enfin ton nom gravé en un lieu où tous ceux qui t'aimaient et te connaissaient pourront venir se recueillir. Cinquante sous-marins y ont leur nom inscrit, suivi des noms de ceux qu'on n'a jamais revus. J'y retrouve Claude, l'aînée de la famille, accompagnée de son fils Marc, et Jean-François, « le caïd », avec sa femme. René, mon époux, est des nôtres. Jean-François, avait demandé cinq invitations pensant que nous serions cinq susceptibles de nous rendre à l'inauguration du monument. Sur tes sept enfants, seuls les trois « grands » sont venus te rendre un hommage solennel en cette journée exceptionnelle. Aucun des quatre « petits » n'est présent : Janine n'est plus de ce monde, Bernard navigue, Dominique bien qu'à Toulon fuit le monde depuis la mort de sa femme. Quant à Marie-José, elle hait ce genre de manifestation où, en tant qu'orpheline de guerre, elle fut immanquablement choisie pour déposer la gerbe de fleurs des vivants aux morts. Nos vies ont été bouleversées par ta disparition, la mienne et la leur, plus encore celle des derniers qui n'ont pas eu la chance de savourer avec toi l'âge d'or de la famille, les belles années de Mon Repos à Toulon. Le service d'ordre très aimable nous laisse passer d'emblée. Cela me surprend agréablement. Je ne peux ensuite qu'admirer l'ordre, le calme, l'atmosphère de recueillement de fraternité qui marquent cet événement. « Le départ en mer du sous-marin d'attaque Rubis quelques minutes avant la cérémonie, l'équipe de manoeuvre alignée plage arrière pour un hommage discret mais sincère à leurs aînés » m'impressionnent et m'enchantent, me ramènent des années en arrière. Nous sommes environnés d'officiers en grand uniforme. Je

 

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me retrouve tout à coup, petite fille, fière de son père, un officier de marine accompli dont je ne parle jamais. La douleur de ta perte, Papa, m'avait forcée à verrouiller, à bloquer, à interdire l'accès à tout ce qui te concernait. En ce jour de mémoire, je me sens à nouveau enfin heureuse d'être ta fille, une fille de marin. Je suis enfin libérée de cette prison où je me suis enfermée bien à l'abri de l'innommable. Je vais enfin pouvoir évoquer avec joie les années où tu étais le héros de mon enfance, alors que je ne voulais plus entendre parler ni de toi, ni de cette Marine qui m'avait privée d'un père. Après avoir enfoui ton souvenir tout au fond de ma mémoire, j'aspirais depuis quelques années à t'honorer de façon concrète. J'avais certes déjà assisté à des cérémonies dédiées à tous ces marins « morts pour la France ». Je me souviens à peine de celles qui ont suivi la bataille de Casablanca où fut anéantie une bonne partie de la flotte française. Une grande esplanade, des gerbes de fleurs, des marins en uniforme, la salutation aux morts qui m'émeut toujours, le retour dans une maison attristée par ta nouvelle absence. Rien de définitif, tu allais revenir un jour ou l'autre, il ne pouvait en être autrement. Je rêvais de jeter des fleurs à l'endroit où tu avais sombré avec ton équipage au large de Cisneros quand Claude qui habite à Toulon me parla de ce projet de monument en mémoire des sous-marins disparus en mer. Les noms de chaque sous-marin et ceux de tous ces marins « morts pour la France » y apparaîtraient. Ils auraient enfin une stèle où nous pourrions nous recueillir et venir parler avec eux. Nous serions personnellement conviés à la cérémonie, ce qui fut fait. J'espérais confronter mes souvenirs avec les membres d'autres familles éprouvées comme nous, mais nous étions les seuls, Jean- François, Claude et moi à représenter le « Conquérant ». Grâce aux échanges Internet, j'ai pu reprendre contact avec la femme d'un Second Maître du Conquérant, Madame Peter toujours vivante et qui m'écrivit combien nous étions mignons, nous les enfants, à Casablanca. Elle espérait que la vie nous avait gâtés. J'ai appris la mort de Madame Le Gall, une autre épouse d'officier marinier que nous connaissions. Sa fille, gravement malade n'avait pu se rendre à la cérémonie. Peu à peu, un travail s'était fait. Je réalisais tardivement combien mon attitude creusait le fossé entre nous. Dans mon refus de la mort,

 

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je restais murée dans mon malheur. Une mort violente nécessite maints rituels pour que l'âme trouve la paix, disent les Tibétains comme d'autres qui croient en un au-delà ! As-tu enfin trouvé le repos auquel tout être aspire quand le corps lâche? Question lancinante qui m'a taraudée des années, que je ne me pose plus maintenant. Je le dois, à ces officiers qui eux n'ont pas oublié et ont oeuvré plus de sept ans pour que ce monument existe, en particulier à l'amiral Durteste qui, sentant ce besoin, imprima le mouvement. Il prononça le discours inaugural :

« C'est avec une réelle émotion que je prends la parole ce matin devant vous. Lorsqu'il y a plus de sept ans et demi, amicalement sollicités par la section toulonnaise de l'Association générale amicale des sous-mariniers, nous fondions, Bernard Kurtzemann, Jean-Pierre Trouboul et moi-même, avec l'accord et le soutien du chef d'état-major de la Marine, une association se donnant pour objectif de réaliser un monument national à la mémoire des sous-mariniers morts en service commandé, je n'imaginais pas l'attente que cette décision allait entraîner, ni l'importance du soutien que nous allions recevoir.

Depuis que sont apparus les premiers sous-marins, il y a plus d'un siècle, de jeunes hommes n'ont cessé, au service de leur pays dans cette arme d'élite, de faire le sacrifice de leur vie.

S'il existe en France quelques stèles sur lesquelles figurent les noms de certains équipages disparus, plus des quatre cinquièmes étaient voués à l'oubli. Dans un monde où des valeurs telles que devoir ou sacrifice ont tendance à s'estomper devant les droits et les avantages acquis, le besoin d'un monument qui les rassemble tous et leur rende un hommage commun, quelles que soient les circonstances de leur disparition et quelle que soit l'origine des coups qui les ont frappés, était devenu de plus en plus nécessaire. Nous avons donc fait de notre mieux pour répondre à cette attente. »

Ma reconnaissance va à tous ceux qui ont oeuvré pour que nous, les familles des marins disparus, puissions venir nous recueillir, prier, rendre hommage, et plus encore à Bernard Kurztemann qui, tout en me recommandant la discrétion, m'a très vite envoyé la liste des marins du Conquérant, lorsque je la lui ai demandée au début du projet. Mes prières dès lors devinrent moins anonymes. Par ce bref contact, j'avais renoué les liens avec la Marine. C'est sans hésiter que je me suis rendue à cette magnifique cérémonie en une journée riche en émotions, et je garde en mémoire ce beau texte écrit par le chantre de la Marine :

 

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Une journée ensoleillée

 

<<Nous les trouverons dans les souvenirs et dans la gloire, chaque évocation de leur odyssée les arrachant un peu plus au seul irrémédiable qui est celui de la méconaissance et de l'oubli.

Ce furent d'étranges morts que les leurs, morts sans récit ni témoignage, morts secrètes, invisibles et silencieuses, dont nous ne savons rien sinon l'effroi que leur seule idée nous procure.

A la verticale des gouffres bleus qu'ils ont pour linceul, où de mères, des épouses, des enfants, des fiancées, et peut-être des anges, leur ont jeté des fleurs, quelque chose émerge à jamais, quelque chose d'indestructible: un mot qui s'ouvre sur les trois mêmes lettres que le mot mer, et c'est le mot<<MERCI>>

Didier Decoin

Qu'ils reposent en paix !

 

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L'enfance oubliée

 

L'ENFANCE OUBLIÉE

 

Ta disparition, Papa, avait engendré une douleur profonde, insupportable. J''avais gémi en mon coeur, tremblé sans pouvoir m?arrêter. Le corps parlait et il fallait l'ignorer. J'ai donc fermé la porte à double tour, je l'ai cadenassée. Il me fut dès lors impossible de t'évoquer, toi, mon père, absent à jamais. Un bref séjour à Noves près d'Avignon dans une propriété, sosie de « Mon Repos », me réveilla : odeur de figues, vignes à tailler, sentier longeant un ruisseau, des nèfles à récolter, une allée de cyprès en double rangée, un portail, fin du domaine enchanté. J'avais totalement oublié ma vie d'avant, celle de l'enfance, de l?insouciance, des jours heureux. L'étonnement fut total, comment avais-je pu chasser de ma mémoire cette époque bénie ? Impression étrange d'avoir vécu une autre vie, dans un autre univers, une autre époque, une autre existence ! C'était avant ? Mon Repos, domaine de l'enfance, la haie des cyprès, l'abricotier, les bois où j'oubliais ma poupée. Et puis aussi la sortie interdite avec le jardinier dans sa charrette : une pomme, un couteau, mon pouce tranché à la racine, j'en garde la cicatrice. Les vignes derrière la maison dans les hauteurs où je me promenais, heureuse de me trouver loin de tous, hors de vue, inquiète malgré tout. Mon besoin d'indépendance allait-il me valoir de subir le sort de la chèvre de Monsieur Seguin ? Cette fable me fascinait. La fin me révoltait ! Il y eut Rachel, belle poupée de porcelaine, la comptine des jouets que nous aimions chanter, les nuits et les journées solitaires des maladies infantiles, les pilules jetées sous le lit, les petits amis qui venaient dormir dans nos chambres, et ce petit matin où confuse, je m'aperçus que j'avais pris la chaussure d'un futur amiral pour le pot de chambre. Un certain matin, tu étais de retour, Papa, après une longue absence. Nous étions venus t'embrasser avant de partir à l'école.

- J'ai vraiment mal aux dents ! Je ne peux pas aller en classe !

- Tiens bois ! m'avais-tu dit. Tu t'étais aussitôt recouché auprès d'Elle.

 

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L?enfance oubliée

 

- Cela va mieux ?

- Ça fait un peu moins mal, avais-je répliqué, cherchant à te plaire. Tu avais ri : Ce n'était qu'un verre d'eau ! Penaude devant cette tromperie, j?avais pris le chemin de l'école sans mot dire. Ce n'est pas la seule fois, où tu m'as déçue, mon cher Papa : Nous allions faire une longue promenade dans la campagne à bord de Caroline, la toute nouvelle Renault, carrosserie marron à liserés rouges. J'étais une bavarde impénitente. Curieuse de tout, à tout moment, je ne cessais de poser des questions. Pour t'assurer de mon silence, comme tu désirais conduire sans être distrait, tu as acheté mon silence par une boîte de chocolats. Pendant le parcours, je suis restée muette. Pas un mot ne sortit de ma bouche ! Avant même que la voiture s'immobilise, je crie victoire et réclame mes chocolats. -Mais non, nous ne sommes pas encore arrêtés ! Cruel et pas vraiment« fair-play »ce père que je ne cessais pourtant pas d'admirer. Perles de verre, navettes vertes transparentes, oranges ou bleues, calligraphies sur des belles petites boules blanches finement percées, précieusement gardées dans une boîte en laque irisée rapportée du Japon, témoignages de ta tendresse. Toulon, ville de nos jeunes années, du bonheur, de l?insouciance, de la joie de vivre, où les seules ombres venaient de ton absence, Papa. Parfois aussi des moments où tu nous grondais : nous n?avions pas obéi à notre mère, notre chambre était en désordre, nous avions pris le chemin des écoliers, un chemin délicieux bordé d?arbustes à minuscules fleurs rouges dont nous sucions le pistil sucré. Fessée mémorable au pied de l'escalier ! Un jour que j'avais fait halte chez une petite amie au sortir de la classe, sa mère m'avait offert une grosse tartine de beurre et miel de lavande dont je garde un souvenir ému. Mes parents attendaient des invités pour le dîner. Je crois bien qu'après la fessée, je suis montée directement dans ma chambre sans repas ce soir-là. C?est en 1937 que nous avons quitté l'appartement de la rue Gimelli à Toulon pour Mon Repos aux Quatre chemins des Routes. Une petite soeur allait naître, la petite Josette qu?on appellera plus tard Marie-José. Cinquième enfant déjà ! Il fallait plus d'espace à la famille, nos parents avaient donc loué cette propriété de plusieurs hectares où notre mère allait s'improviser « Exploitante agricole ».

 

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Cela s?avéra bien utile dans les années de guerre qui allaient suivre. Nous habitions désormais une sorte de mas provençal avec rez-dechaussée et deux étages. L'entrée très grande était pavée de larges dalles noires et blanches. Les jours de fête on y installait une longue table pour le repas des enfants. À droite, une salle à manger des plus classiques, à gauche un salon de bonne taille, boiseries grises, une petite porte donnait dans le bureau de notre père où trônait le phonographe. Des tomettes rouges dans la plupart des pièces de la maison, un sol cimenté dans la vaste cuisine et ses dépendances. Au bout de l'entrée une petite porte en bois sombre. Il fallait descendre quelques marches pour arriver à la cuisine, longue table massive, des bancs de chaque côté, une cuisinière à bois, l?espace où les petits prenaient leur bain dans un baquet de grande dimension, un coin pour le repassage. L?endroit qui nous attirait et nous effrayait un peu car il y faisait assez sombre, c?était, juste à droite des marches, un réduit garni d?étagères où étaient alignés pots de conserves et confitures et surtout un vinaigrier qui dégageait son odeur bien particulière. Face à la porte d?entrée, un grand escalier menait aux chambres. Dès la première marche, sur le mur de gauche, une porte s?ouvrait sur un placard à outils. Maman s'en servait bien plus souvent que lui, disaitelle très souvent à propos de Papa. Les plus jeunes dormaient dans la chambre du milieu, les parents dans celle de droite, ma soeur Claude et moi dans celle de gauche. Juste après un petit couloir, un sas, et nous étions dans la salle de classe avec tableau noir, des craies, petites tables, petites chaises. La bonne d?enfants dormait au second étage où il y avait encore bien d?autres chambres destinées aux parents et amis venus passer avec nous quelques jours. Nous n''y montions presque jamais. Cela nous était défendu. Mais quand l?envie nous prenait d?aller voir la gardienne, une femme de coeur qui nous accueillait toujours avec un fruit, un biscuit, une tartine de miel, au lieu de sortir par la porte d?entrée et de gagner la tonnelle qui abritait son logis, nous passions outre l'interdiction avec quelques tremblements de coeur. C'était tout une aventure de monter au second, de suivre ensuite un long couloir et descendre par un escalier tortueux. Une belle allée de cyprès conduisait à la maison. À sa gauche, une orangeraie magnifique, fruits d'or ou fleurs nacrées au parfum entêtant m'émerveillaient.

 

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En contrebas s?étalait un potager immense avec des rangées de lentilles, pois chiches, artichauts, fèves, pommes de terre avec sans doute aussi salades, poireaux et carottes. Çà et là des amandiers, des oliviers, des figuiers, petits et trapus sur lesquels poussaient des figues blanches que nous mettions à sécher pour l'hiver et des figuiers plus majestueux porteurs de figues violettes d'une suavité incomparable. Devant la maison, une grande terrasse avec pots de géraniums, quelques massifs de tulipes. Trois ou quatre marches menaient à un bassin rectangulaire dans lequel nous nous sommes baignés un été, mais un nid de serpents en condamna l'accès, il fut bouché. Plus loin, sur la gauche, il y avait des serres et puis un poulailler, des cages à lapins. Quelques carrés de terre nous étaient alloués où nous faisions pousser des radis. Les vignes avaient repris vie par les soins d?un Monsieur Lapierre qui plus tard s'occupa aussi du jardin. Une allée conduisait à notre bois favori où nous allions chercher la mousse de la crèche. Les narcisses embaumaient. Il fallait encore monter dans les collines et aller jusqu?au bout de la propriété pour voir la mer. Tout a disparu maintenant, sauf le grand portail de fer, l'allée de cyprès. La maison est transformée, la propriété entièrement lotie. Partout des petites rues, une multitude de maisons sans caractère, on ne s'y reconnaît plus. Quand tu étais à la maison, Papa, c'était le bonheur ! Vos amis venaient parfois avec leurs enfants passer la journée ou même quelques jours. Pierre L., l'époux de ma marraine, un marin lui aussi, amusait les enfants avec ses tours de magie. On se déguisait, on montait jusqu?aux Quatre Chemins des routes pour grimper au sommet des monts avoisinants. Seuls les courageux osaient ces escalades durant lesquelles Georges Fo. et Dominique Fa., deux enseignes de vaisseau, habitués de la maison, nous accompagnaient. Quels joyeux souvenirs ! Hélas, ces deux grands amis que nous adorions sont morts, tous deux victimes d?une guerre meurtrière et aveugle. Dominique F, seul officier tué au moment du sabordage de la flotte à Toulon, sur le Strasbourg. Un char allemand tenta de forcer le passage. Tirs suivis de riposte, F., atteint à la jambe, fit poursuivre calmement la mise en place des charges. L'exemple de son sang-froid suffit à écarter tout risque de panique. Transporté ensuite à l'hôpital,

 

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il devait mourir le jour même des suites de sa blessure, après avoir subi l'amputation de sa jambe. Georges F. a disparu avec son sous-marin mouilleur de mines « La Perle », coulé par méprise lors de son transit entre les Etats-Unis et l'Écosse au large de Terre-Neuve le 8 juillet 1944. Le vaisseau venait de subir d?importantes réparations à Philadelphie. Sur les 58 membres de l?équipage, il n'y eut qu'un survivant, le premier Maître mécanicien Cloarec qui fit le récit des derniers moments. J'ai lu récemment des pages publiées l'an dernier sur un site de la Marine, alors que je m'étais jusqu'alors refusée à imaginer les blessures de ces marins sous le feu des grenades, visages brûlés, corps déchiquetés, noyés. J'en ai la gorge nouée chaque fois que j?évoque la fin abominable de ces hommes. Tu étais, sensible aux liens de parenté, et nous voyions de temps à autre, les « cousins » de Toulon. Je n?ai guère entretenu ce lien familial auquel tu semblais attaché, cher Papa, je n'ai jamais revu les tantes Mignon à qui nous rendions régulièrement visite. Nous jouions habituellement dehors et l'une d'elles nous appelait pour un goûter toujours délicieux. Cette maison chaleureuse, dont l?intérieur était assez sombre, car on se protégeait du soleil en fermant les volets, reste pour moi un souvenir de tendresse, de bien-être, de bonheur. Nous allions parfois aussi chez les Lefébure qui habitaient à l?autre bout de Toulon une grande maison style 1900, entourée d?un parc bien agencé : une pièce d'eau devant, un espace de jeu derrière et partout, des massifs de fleurs, beaucoup d?arbres. Tante Germaine et oncle Étienne donnaient de magnifiques fêtes pour les enfants : lâcher de ballons, loteries, séances de Guignol. Oncle Étienne était le parrain de Bernard, le sixième enfant de notre nichée. C'est une des seules familles avec qui nous avons gardé le contact, si bien que très peu de temps après mon mariage, lors de vacances au Brusc, nous étions allés leur rendre visite et avions reçu un accueil très chaleureux. Le temps de Mon Repos, c'était un temps heureux où nous riions, nous reprenions en choeur : « Soldat, lève-toi, soldat lève-toi, lève-toi bien vite, Si tu ne veux pas te lever, fais-toi porter malade, Et si t'es pas reconnu, t'auras quatre jours de plus ! » un refrain que tu entonnais en venant nous réveiller. Nous étions

 

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ravis de nous lever au son de la trompette, du moins au son de ta voix. C?est qu'il était là ces matins-là notre Papa. Nous débutions notre journée joyeusement. Des chansons de cette époque hantent encore ma mémoire : « C'est nous les gars de la Marine, Quand on est dans les Cols Bleus, On a jamais froid aux yeux. Partout, du Chili jusqu'en Chine On les reçoit à bras ouverts Ces vieux loups de mer. Quand une fille nous chagrine, On se console avec la mer (avec la mer). C'est nous les gars de la Marine, Du plus p'tit jusqu'au plus grand , Du moussaillon au Commandant. » Ou bien encore chanté par Mireille : Couchés dans le foin avec le soleil pour témoin Un p'tit oiseau qui chante au loin On s'fait des aveux Et des grands serments et des voeux On a des brindill's plein les cheveux On s'embrasse et l'on se trémousse Ah ! que la vie est douce, douce, Couchés dans le foin avec le soleil pour témoin. » Nous ne nous lassions pas d'écouter aussi le très célèbre air de Joséphine Baker : « J'ai deux amours, mon pays et Paris Par eux toujours, mon coeur est ravi. Ma savane est belle, mais à quoi bon le nier, Ce qui m'ensorcelle c'est Paris, Paris tout entier Le voir un jour, c'est mon rêve joli, J'ai deux amours, mon pays et Paris » Le gramophone « La Voix de son Maître » trônait dans le bureau où nous nous glissions quelques fois, nous avions la permission de nous servir de cet appareil magique. Ainsi, ce père admiré, adoré, détesté, décrié parfois, aimait la

 

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musique et le chant ! J?ai découvert en lisant tes lettres, beaucoup plus tard, que tu animais la chorale du Primauguet, un des trois croiseurs de 8000 tonnes à bord duquel tu avais embarqué pour l'Extrême-Orient en 1932. Ta prise de commandement de « La Thétis », un sous-marin de 600 tonnes qui comptait à son bord 3 officiers et 37 hommes, marqua l?année 1938. Très heureux de cette nomination, tu nous expliques que désormais responsable du bâtiment, au moindre danger de le voir couler, tu t'efforceras avant tout de sauver les hommes, mais que toi, tu ne pourras l'abandonner. Telle est la loi marine ! Stupide ! Je m?étais alors acharnée à répéter que cela n?avait aucun sens, que nous ses enfants avions besoin de notre père, que s'infliger une mort cruelle ne servait à rien, tu étais resté campé sur ces positions. Pourtant tu m'avais laissé parler. Moi, je ne voulais surtout pas entendre que tu pourrais disparaître de mon univers. Toi qui étais décidé à offrir ta vie pour ton pays. Pressentant ce qui arriverait, cherchais-tu à me prévenir ? Dialogue de sourds ! Prémonition ? Il te fallait nous avertir, nous protéger en quelque sorte. J?ai continué à honnir très longtemps ces injonctions inhumaines qui exigeaient que le commandant d?un navire périsse avec lui sous peine d'une parution en Conseil de guerre. Un instant reste figé en moi comme une flèche, instant d'effroi, de panique. C?était à la fin de l'été, sur le perron, je n'avais pas que sept ans. Derrière moi, les adultes chuchotaient. Atmosphère de gravité, de tension que je percevais confusément. Et puis j'entendis : « la guerre est déclarée » ! Ils en parlaient librement sans savoir qu'une petite fille trop sensible les entendait. Je n'avais que sept ans. « La guerre ! ô mon Dieu ! Papa ! Protégez-le ! » Brève prière pour faire reculer le destin. Et puis, je suis partie jouer. Te voici parti à nouveau. Pour une destination secrète. Mars 1940, tu participais avec toute une flottille de sous-marins à la campagne de Norvège. Nous l'ignorions et gardions notre insouciance. Maman veillait à ce que ses petits restent à l'abri des inquiétudes et des tourments d'une guerre incertaine. Elle t'écrivit alors : « Vu les yeux de Claude je lui ai dit : ma petite fille, il ne faut ni penser, ni parler de la guerre, dis ta prière tous les soirs pour ton Papa et pour la France et ne t'occupe pas du reste. » La vie continue un peu plus tristement. Notre mère qui attend

 

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Bernard, le sixième de la fratrie, fait front devant les difficultés qui ne cessent de surgir. Ton absence se fait cruellement sentir. Vous restez séparés durant de longues périodes et ne vous êtes vus que furtivement en coup de vent à Brest, quelques jours à Casablanca où elle t'a rejoint. Puis tu partis à Dakar pour embarquer sur le croiseur Georges-Leygues, comme Chef de Service Conduite de navire où tu supervisais la manoeuvre et la navigation. Tu y restas une année pleine, coupée par une seule permission de quarante cinq jours. Et puis ce sera Le Conquérant basé à Casablanca ! La dernière année de Mon Repos dont je garde le souvenir est celle où l'école avait lieu à la maison. Tableau noir pour de vrai, pas pour jouer, avec des craies ; petits bureaux et chaises dans une grande pièce attenante à nos chambres. Papa avait mis le latin au programme, ce qui me plaisait bien. J'étais alors en 7ème, la dernière classe du primaire. La santé fragile de Claude avait été à l'origine de cette initiative. Une préceptrice nous enseignait français, latin, mathématiques en suivant la méthode Hattemer. Je regrettais l'école communale où je me sentais si bien, j'aimais de tout coeur ma maîtresse, Aline. Ce prénom m'émeut toujours. Finies désormais les promenades quotidiennes pour se rendre à l'école ! Je me souviens avec bonheur de ces trajets, quatre fois par jour où je respirais l'air de la liberté. Nous ne rentrions pas toujours directement à la maison ce qui nous valait de mémorables fessées lorsque Maman était à la maison à l'heure où nous aurions dû rentrer. Cette année-là, pour la seconde fois, nos vacances vont se passer en colonie de vacances organisée par la Marine, à la montagne. Souvenir mitigé ! Dormir en dortoir ne me convenait guère, et puis, j'avais un peu de mal à suivre le rythme imposé. Gourmande, j'adorais les promenades où nous récoltions des mûres dans nos bérets, faute de sacs. Merveille des cieux étoilés au-dessus des feux de camp où nous chantions tous ensemble. C'est avec regret, un léger sentiment de frustration que nous quittâmes nos nouveaux amis. Nous allions regagner la famille, puis Casablanca et notre père, mais nous ne le savions pas alors

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L?enfance oubliée

 

CASABLANCA

 

L'armistice avait été signé le 22 juin 1940. La Marine repliée en Méditerranée avait pour mission de veiller sur notre Empire colonial demeuré souverain. Après une longue année à Dakar sur le Georges- Leygues, tu avais été nommé commandant du sous-marin « Le Conquérant » qui faisait partie du groupe des sous-marins du Maroc, le GSMM. Nous te rejoignîmes à la fin du mois de septembre 1942. Souvenirs lointains, longtemps enfouis ! C?était avant le drame ! C?était après une longue traversée en mer, séjour très court, bref temps de bonheur. Petite maison, chambre partagée, un vélo de garçon, beige, le réparateur de vélos et tout à côté une petite épicerie qui vendait des petits gâteaux saupoudrés de cannelle ! Un délice ! Nous allions au lycée en bicyclette, j'entrais en sixième. Ivresse de liberté ! Inconfort de l?inconnu ! Un préau, des salles multiples, comment s'y retrouver ? Quelquefois, le dimanche, promenade en calèche à travers la ville, des palmiers, du soleil et, parvenus au parc nous avions droit à de la barbe à Papa. La merveille ! Temps béni d'une famille à nouveau réunie ! Papa enfin là près de nous. Nous sommes arrivés à Casablanca quelque temps avant la rentrée des classes, après quatre jours de bateau coupés par une escale d?une journée à Alger chez un vieil oncle Brionval, auquel Maman restait attachée. Ce fut un enchantement. Belle lumière, blancheur éclatante gravée dans ma mémoire. Traversée agitée, puis enfin, les retrouvailles ! Peu de temps après, Papa, tu nous as emmenés visiter ton sous-marin dans le petit port de Fedala. Je n'ai qu?un vague souvenir de cette journée : du soleil, la mer, une plage de sable fin, un accueil souriant de quelques matelots de service, puis une descente verticale dans le ventre du bateau. Une salle des machines qui prend toute la place, le dortoir des marins, lits superposés, et puis, la cabine du Commandant, notre père, une étagère et des livres, une couchette bien petite. Une orangeade nous attendait dans le carré des officiers. J?en garde un souvenir mitigé de fierté et d?indifférence, un souvenir

 

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pas très joyeux. Et pourtant, c?était un privilège de l'avoir visité ton sous-marin. Maman n'avait pu nous accompagner, secret Défense dans une période de guerre. Notre jeune âge avait fait lever l'interdit. Un dimanche matin, le téléphone a sonné, longtemps, longtemps. Sonnerie irritante, dérangeante, culpabilisante, car peut-être tu ne serais pas parti si j'avais décroché, tu n'aurais pas répondu à l'appel, tu ne te serais éloigné de nous, j'aurais contrecarré le destin. Pensées du jeune enfant qui croit à la toute-puissance de ses désirs. Papa, tu as quitté la maison silencieusement comme un voleur et nous ne t'avons jamais plus revu, toi mon père, un officier qui avait tenté de m'inculquer le sens du devoir, le respect de la parole donnée. Toi parti pour ne plus revenir. J'étais perdue, déboussolée. Juste ? Justesse ? Comment savoir, ne pas tomber dans l'excès, l'intransigeance, l'intolérance, engendrées par de belles croyances, de courageux principes. Quel compas allait me donner la juste mesure, me dire ce qu'il y avait de mieux pour moi, pour les autres, jusqu'où je pouvais aller sans me perdre ? Un temps s'achevait, celui de l'insouciance. Papa, ce jour-là, tu as obéi, tu as suivi ton destin de marin qui allait être sacrifié pour rien dans une bataille perdue d'avance. Personne n'attendait les Américains ce jour-là. On les attendait pour le printemps prochain. C'est sur le toit d'une maison que nous avons admiré de loin cette bataille navale. L'opération Torch avait débuté. Le 8 novembre 1942, nous contemplions du haut des terrasses un véritable feu d'artifice : geysers colorés, éclats d?obus qui giclaient de toutes parts, sifflements, l'enfer sur mer. Les rescapés qui montaient sur la digue tombaient un à un comme des quilles. Des avions, oiseaux meurtriers plongeaient au-dessus d'eux, les canardaient puis s'envolaient. Inconscients de ce qui se passait, nous, les enfants, nous regardions sans comprendre. Devant l'horreur d'un tel carnage, la rumeur s'était répandue que les Américains avaient envoyé pour la sale besogne des repris de justice à qui l'amnistie aurait été promise. Jaillissements de gerbes de feu bleues, orangées, vertes, pétarades, explosions ! La bataille faisait rage. Les chefs n?étaient pas parvenus à communiquer. Anglais, Américains, Français ne se faisaient pas confiance, le désastre fut entier. Nous étions bien loin des fanfares et des défilés de 14 juillet, plus près des sonneries aux morts, mais nous l?ignorions. L'insouciance se

 

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L'enfance oubliée perdit à jamais avec ce hurlement de notre mère à qui l'on venait annoncer que tu ne reviendrais plus. Le Conquérant devait rejoindre Dakar, il avait disparu, on ne l'a jamais revu. Sur la route du lycée, quelques jours plus tard, les soldats américains distribuaient chewing-gum, chocolats, bonbons, cigarettes. Il y avait ceux qui prenaient, remerciaient. Nous, les enfants de marins, nous détournions les yeux, les maudissant. Nous disions sales Américains, comme nous disions « sales Boches » Très vite après ces événements, nous avons quitté la petite maison de la rue Boileau pour une villa construite par la Marine pour ses officiers, tout près du lycée Lyautey. Bougainvilliers roses et mauves, d'immenses grappes de fleurs ornaient les murs de ce gros cube blanc percé de larges fenêtres. La villa était construite sur deux étages agrémentés de terrasses. Notre mère s'était souciée de deux épouses de sous-officiers mariniers embarqués sur le Conquérant. Madame P. et Madame L., mère d?une petite fille Yvonne, avaient pu suivre leurs époux à Casablanca. Maman avait fait aménager pour elles le sous-sol en appartement. Elles allaient se soutenir mutuellement dans cette épreuve où désespoir et espoir alternaient. Bien que l'amiral le lui ait affirmé, Maman ne pouvait croire qu?il ne reviendrait plus, son cher époux, l'amour de sa vie. Secret Défense oblige, les autorités ne pouvaient donner aucun détail sur la perte du sous-marin. Alors elle consulta voyantes et radiesthésistes qui affirmaient au vu de sa seule photo, que cet homme était toujours vivant. Autant que je me souvienne, les trois veuves ne partageaient pas son point de vue. Madame Le Gall aurait bien voulu croire que son homme était toujours en vie, Yvonne Peter se refusait à de vains espoirs. Annick est blessée. Guerre, peur, solitude, effroi, gorge nouée, le vide soudain entrevu ! Seule, abandonnée dans ma chambre du second, je grelotte et claque des dents. Des tremblements irrésistibles, violents, déroutants me clouent au lit. Une crise de paludisme ? Le médecin ne sait que dire. J'étais murée dans un silence imposé, il nous avait été interdit de pleurer : le désespoir de notre mère était trop grand pour que nous y ajoutions le nôtre. Et moi, j'étais tout simplement terrifiée par ce qui venait d'arriver, sans le réaliser, j'étais en pleine panique. La vie continua, difficile, triste. Nous étions devenus des orphelins, nous appartenions désormais à une famille sans père, nous n?étions

 

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plus des enfants comme les autres.

 

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APRÈS LE DRAME

 

Dès la fin de la guerre, nous sommes revenus chez Bonne Maman, à Lunéville. Premier éclatement de la famille : Janine et Marie-José sont parties en pension. Au bout d'une année, les trois aînés ont pu rejoindre notre mère qui s'était installée à Baden-Baden où elle occupait un poste administratif au Gouvernement Militaire de la Zone Française d'Occupation. Et puis, elle y rencontra celui qui allait devenir notre beau-père. Bien plus tard, dans les années 50, alors que ma jeune soeur, Janine, travaillait au Ministère de la Marine, je vins la chercher pour déjeuner avec elle. Elle sortit d?un tiroir des photos prises par les aviateurs américains, ces guerriers assassins. Je les regardais, totalement sidérée. Impossible de ne pas voir ces marins prisonniers dans leur cage d?acier, à la merci du feu roulant des grenades ! Tétanisée, le coeur brisé, j'avais désormais sous les yeux ces images de guerre, le sous-marin coupé en deux, des gerbes d'eau tout autour, mais aussi des éclats de ferrailles. Je sortis de l'immeuble, hébétée, mon visage ruisselant de larmes. Que m'a r r i v a i t -i l ? Ta m o r t é t a i t -e l l e e n fi n d e v e n u e u n e réalité incontestable ? Nenni. Des années plus tard, je parlais encore de mon père « disparu », pas mort. Masse énorme, sombre, invisible, ferraille encombrante, paralysante, source d'angoisse, ce sous-marin attaqué par des roquettes. Colère immense, sourde, indicible, colère rentrée, destructrice. Surtout ne pas tourner la tête et regarder en arrière ! La moindre incitation à parler de toi, à revenir au passé me faisait fuir. Mon visage changeait, j'étais très vite au bord des larmes. Mes enfants cessaient aussitôt leurs questions et peu à peu renoncèrent à en savoir un peu plus. C'est par le livre de Jacques Mordal « La bataille de Casablanca » paru en 1952 que nous apprîmes ce qui s'était passé pour le Conquérant. Les cinquante-cinq hommes du sous-marin subirent à deux reprises le feu d?une escadrille de Catalina, petits hydravions militaires conçus par les Américains, à mi-chemin entre Casablanca et Dakar, le 13 novembre 1942. Un « cessez-le-feu » avait été décidé

 

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deux jours auparavant. Erreur fatale qui devint « Secret défense » et nous a tenus dans l'ignorance de ce qui s'était passé. Une immense tristesse s'était emparée de moi, mon père me manquait, je ne savais que faire de ma vie.

 

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MES SOEURS

 

Il y a vingt ans de cela, nous avions l?intention, ma soeur Janine et moi, de rendre hommage au marin que tu étais, Papa, en relatant ce que nous savions de toi. Elle rassemblait documents et témoignages, nous rédigerions ensemble. Janine avait donc lancé en février 1993 un appel à ceux qui avaient pu connaître notre père, dans le bulletin trimestriel de la Fédération des Associations de Marins et des Anciens Combattants. L?A.G.A.A.S.M avait fait publier ce petit texte : « Madame Janine Lefèvre, demeurant 375 Maisons Port au Dro 56340 Carnac, fille du L.V. Lefèvre qui commanda la Thétis en 1940 et le Conquérant en 1942 et disparut sur ce dernier sous-marin le 13 novembre 1942 au large de Villa-Cisneros avec tout son équipage, recherche des « anciens » ayant été embarqués avec son père ou l'ayant connu. Lui écrire directement. » Ma petite soeur est morte quelque temps après sans que nous ayons pu mettre notre projet à exécution. T'a-t-elle retrouvé ? Je l'espère. Tu étais son Dieu, et malgré son jeune âge lorsque tu nous as quittés, elle avait pour toi une admiration sans bornes, des souvenirs précis. Elle n'avait que six ans quand tu as disparu de nos vies, elle t'a rejoint maintenant, ses enfants ont dispersé ses cendres, calmement, au fond de la mer, Tandis que toi !!! Le temps a passé sans que je m'en aperçoive. Une vie remplie : enfants, voyages, études, travaux divers, et puis, et puis? Ce deuil qui n'avait pu se faire laissait en moi une empreinte pesante. Face à la tristesse de la séparation, le silence avait été pour moi la seule réponse possible. J'avais enfoui ton souvenir, il fallait maintenant l'exhumer, le mettre à la lumière. Le besoin de m'alléger devenait plus pressant, la nécessité de me libérer de ce passé qui m'entravait se faisait de jour en jour plus impérieuse. Il me fallait de la clarté. J'avais résisté, tremblé, pris la pose, lu de temps en temps les pages qui te concernaient, celles où le Conquérant était mentionné. Je ne cessais de réfléchir à ce que je pourrais faire pour te rendre hommage

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Pourquoi me suis-je mise à ce travail ? Pourquoi tout à coup le poids du secret, de ta disparition, de ta vie, de notre vie m'est-il devenu trop lourd ? Ce drame enfermé me menaçait, me ligotait, m'assombrissait. J'avais résisté, mais il était grand temps de me libérer, de coucher sur le papier ce passé inconnu, méconnu, de lâcher, d'accueillir, d'offrir ce passé, de le reconnaître. Et de remercier. J'ai donc aujourd?hui repris les notes de ma soeur et je me suis mise au travail. Je rassemble, je lis et je trie photos et documents, papiers qui retracent ta carrière, Papa. Je consulte les archives familiales, lis la correspondance dont je ne connaissais pas l'existence et que Maman avait confiée à Claude, l'aînée de la famille, des livres sur cette deuxième guerre mondiale qui fit de nous tes enfants, des orphelins plus ou moins à la dérive. Il est encore temps pour moi de redresser la barre, d'éclairer les zones d'ombre pour éteindre la colère qui gronde en moi, pour que la confiance renaisse, pour retrouver la joie et la sérénité, pour que l?amour redevienne une évidence. Je vais essayer de dire qui tu étais toi, Jean, le héros de mon enfance.

 

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QUI ÉTAIS-TU ?

 

Tu es resté un inconnu pour mes enfants. C?est à leur demande que je trace ces quelques pages, essayant de retrouver l'homme et le père que tu étais.

Aujourd'hui, je tente de te faire revivre, je fais appel à la mémoire, tu es vivant à mes côtés, tu me soutiens, tu m'encourages. La belle confiance m'est revenue. Je te vouvoyais, je te tutoie. Cela me vient naturellement, tu es tout près de moi, la distance n'est plus de mise, je t'aime tant. Aujourd?hui, j'aimerais rendre le marin un peu plus vivant aux yeux de mes enfants et petitsenfants, de mes frères et soeurs, de ceux qui t'ont connu et aimé, de ceux qui n'ont pas eu cette chance. Aujourd?hui je viens te remercier pour l'héritage fabuleux que tu nous as transmis : soif d'infini, d'éternité, d'amour, de partage, joie d'accueillir, d'être accueilli, désir de recevoir l'instant, de rester présent à la Vie. On peut lire dans les annales familiales rassemblées par Michel, notre beau-frère aîné, ce bref résumé de ta vie : « Jean Eugène Léon Lefèvre, fils d'Émile Rémi Lefèvre et Gabrielle Marie Andrée Bertin, né le 30 mars 1906 à Hanoi au Tonkin. Époux de Lucette Anne Marie Huberte Viotte, le 24 mars 1930 à Lunéville. Décédé aux champs d?Honneur, le 13 novembre 1942, au large de Villa Cisneros. Il fit sa première communion en la chapelle de Faradhitra, le 23 mars 1913 à Tananarive. Ancien élève de l?École Polytechnique (X 1925), Lieutenant de Vaisseau, Capitaine de Corvette à titre posthume, Sous-marinier commandant le sous-marin Le Conquérant coulé par un hydravion des U.S.A. après la bataille de Casablanca. Il avait servi sur le croiseur Primauguet, campagne de Chine, puis sur le Georges- Leygues. Il avait commandé le sous-marin Thétis, commandé en second le sousmarin Le Vengeur et le Redoutable. Chevalier de la Légion d'honneur en 1940. Enfants : Claude Yvonne Andrée, Annick Suzy Jacqueline, Jean François Camille, Janine Marie-Chantal, Marie-José Magdeleine, Bernard Germain

 

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Étienne, Dominique René Philippe. » Je lis sur ton passeport le profil donné par le préposé au Consulat de France à Hongkong alors que naviguant sur le Primauguet pendant la campagne de Chine, tu fus envoyé à l?hôpital pour une opération de l'appendicite. Tu avais alors 26 ans : « Taille moyenne,1m74 Front haut Cheveux et sourcils châtains Yeux verts Nez droit Bouche moyenne Pas de barbe Un menton à fossettes Teint clair. Aucun signe particulier n'est à signaler. Tu es donc né en 1906, à Hanoi où résidaient les tiens. Tes parents avaient retrouvé l'Indochine où ils s'étaient rencontrés dans les années 1900. Gabrielle, ta mère, la fille du général Bertin, commandant la brigade d?artillerie en Indochine et Émile, ton père qui était son aide de camp. Des fiançailles officieuses avaient été marquées par un large anneau en or ciselé que j'ai hérité. Les fiançailles officielles furent célébrées à leur retour en France en 1903. Le mariage suivit quelque temps après, aux Invalides le 15 décembre. Cinquante-deux ans après, jour pour jour, c?est moi qui épousais René dans la même église ! Dès le printemps 1905, le couple part à Hanoi avec Andrée, leur premier enfant. J'aime t?imaginer dans les bras de Gaby ta Maman vêtue d'une grande robe blanche à manches « gigot » en dentelles, coiffée d'un chignon perché sur le haut de la tête, assise dans un immense fauteuil en osier dont on ne voit plus que trois séries d'arceaux, derrière des volets clos. Te voici dans une grande robe de baptême, puis avec ta mère et ta grande soeur Andrée. Sept mois ! Tu es un beau bébé bien éveillé, cette fois dans les bras de ta nounou, une jeune Tonkinoise assise dans le même grand fauteuil d'osier, chevelure noire retenue par un turban, raie au milieu, visage rond, yeux vifs, nez plutôt large, grande bouche. Elle est vêtue d'une blouse blanche et d'une jupe noire et fixe l?objectif. Toi, tu as les yeux tournés dans une tout autre direction. Vers ta Maman ? Un an déjà, planté là, prêt à marcher, tu souris et poses tes deux mains sur les bras du fauteuil. Mais voici que tu lâches un appui. Ton attention redouble. Tu as bien l'air d'un garçon, malgré ta mise de petite fille : trois plis ornent le bas d?une robe courte à manches

 

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longues, un magnifique bavoir comme une grande collerette, des chaussettes blanches et des chaussons de cuir blanc à lacets. Quelques jours plus tard, te voici debout, les bras tendus pour garder l?équilibre, à côté d?un petit panier rond, derrière un paravent. Cinq ans après, en septembre 1907, vous revenez en France. Votre première visite est pour tante Mie, unique soeur de ton père. À peine mariée, elle devint veuve de guerre avec un bébé, Marcel et se remaria. Deux enfants naquirent de cette nouvelle union, ton cousin André presque un frère, de trois ans ton aîné, et Louise, que nous appelions tante Loute, Mère Bernard en religion. Vous posez assis sur un banc derrière une treille, toi entre Andrée, grande soeur protectrice qui t'entoure le cou de son bras, et ton cousin André. Vous portez tous les trois des robes de velours avec cols de dentelles, le même couvre-chef, sorte de béret blanc rehaussé par un ruban rigide d'où émergent des boucles chez ton cousin. Toi tu parais presque chauve, deux jolis noeuds retiennent les cheveux de ta soeur. André arbore un air placide et croise les doigts sur ses genoux. Mécontent de devoir poser là ? Tu fronces les sourcils. Andrée regarde devant elle avec un sourire contraint. La famille habite désormais à Lorient, port d?attache de l'Artillerie de Marine d'Indochine qu?on appellera plus tard l'Artillerie coloniale. Tu viens de vivre ta première séparation, ta nounou ne vous a pas suivis, c?est maintenant une jeune Bretonne qui prend soin des enfants. Tu as deux ans, Andrée et toi êtes assis sur une banquette, appuyés l'un contre l'autre vous tenant les mains. Une lampe à pétrole est posée sur le manteau de la cheminée qu'on voit en arrièreplan. Tes cheveux ont poussé, presque une coiffure de fille. Tu portes encore une robe, une robe claire à dentelles tandis qu?un splendide noeud trône sur le haut de la tête d'Andrée. Bientôt Noël ! En visite à Paris rue Lecourbe chez Bonne-Maman Bertin, tes parents profitent de ce court séjour pour te faire poser chez un photographe. Vous arrivez 69 rue du faubourg Rochechouart au studio Chamberlin. Tu gardes manteau et bonnet en peau de lapin blanc qui te protégeaient d?un froid auquel tu n'es guère habitué et poses d'un air timide près d'une petite table ronde avec, à la main, un ballon dans son filet. Te voici plus à l'aise, simplement vêtu d'une petite robe écossaise avec grand col blanc, tenant un cerceau. Bien planté sur tes deux jambes, tu as l?air

 

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décidé ; une raie au milieu sépare des cheveux souples qui encadrent ton visage. Jacques ton petit frère vient au monde quatre années après toi. Te voici enfin habillé en garçon, culotte courte et marinière, bottines soigneusement lacées, cheveux presque rasés. Tu es assis droit dans un transat, posé dans une allée derrière un magnifique buisson, les mains croisées sur les genoux, les pieds à terre, l'air dubitatif, un peu triste. Début mai 1912, vous partez à Madagascar pour deux ans. Séjour marqué par un événement mémorable, le naufrage du Salazie dont on ne se lassera pas de parler en famille : Sortant de la baie d?Antsirane le 23 novembre, le paquebot faisait route vers Tamatave. Le baromètre avait bien présenté quelques anomalies à Diego-Suarez. Mais au départ, ne remarquant rien d'anormal et, comme en général les cyclones ne se faisaient pas sentir avant décembre, le commandant avait donné le signal du départ. La mer était agitée, mais, rien ne laissait prévoir la tempête. Dans la nuit, la houle augmenta, la mer se déchaîna. Vers minuit on fit fermer les sabords, laissant les hublots ouverts. « Deux heures plus tard, nous étions dans le salon de musique qui très vite à son tour fut englouti sous les eaux. » écrit mon grand père à son cousin. Les passagers avaient cru pouvoir trouver refuge dans les escaliers, en vain. Tous avaient fini par se retrouver dans la salle à manger des premières. L'angoisse était palpable. On récitait des prières, on se confessait, les mères embrassaient leurs enfants, certaines de mourir dans les instants prochains. « Nous étions au comble de l'effroi, tous sans exception nous avons renoncé à la vie et avons bien cru qu'à moins d'un miracle notre dernière heure était arrivée. » Le paquebot se trouvait au centre d'un formidable cyclone. À deux heures de l'après-midi, la mer en furie avait déferlé dans la salle des machines, brisant le gouvernail, le moteur ne fonctionnait plus, l'hélice était immobilisée par des câbles. Vers huit heures du soir, un choc se produisit, le navire venait de s'échouer. Sauvés ! Le commandant vint alors rassurer les voyageurs, leur disant que le Salazie était maintenant échoué entre deux pointes de corail sur un fond de sable à proximité de la terre et qu'au petit jour, on pourrait débarquer tout le monde sans difficulté en commençant par les femmes et les enfants. Les passagers durent camper pendant trois jours sur l'îlot avant d'être rapatriés. Quelques mois plus tard tu fais ta première communion dans la chapelle de Faraodhitra à Tananarive. Nicole, ma gentille cousine, la fille d?Andrée qui m'a donné ces photos de toi, avait ajouté l'image souvenir de cette journée importante. Papa, tu demeuras fidèle à la foi chrétienne jusqu?à la fin de tes jours. Tout au long de ta vie, tu seras un Catholique fervent. Onze ans. La famille habite maintenant à Coëtquidan. Pensionnaire à La Flèche, comme ton père qui y passa sa jeunesse et y resta

 

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pendant huit ans, tu n'es déjà plus un enfant. Tu tiens un vélo à la main comme ton ami Marcel Gaillard. Coiffé d?un chapeau mou, le visage morose, ton petit frère Jacques vous regarde. Vélos à grandes roues et guidons hauts. Te voilà encore, le poing sur la hanche, accoudé avec deux amis à une barrière, dans une forêt ? En vacances ? C?était en Juillet 1923, tes parents habitaient Dakar où Madeleine, ta plus jeune soeur était née deux ans plus tôt. Tu ne la connais pas encore. Septembre 1925, tu es devenu dandy portant veste rayée et cravate, sur une barque avec les deux amis Dupré sur la mer jolie pas très loin de la côte qu'on aperçoit dans le fond. Fin d'après-midi, le soleil se couche. 1924-1925, deux années de Taupe vont suivre, toujours à La Flèche ! Deux années éprouvantes, dont tu ne gardes pas un très bon souvenir. Pourtant avant de quitter définitivement cet établissement réputé pour sa discipline, tu as soigneusement noté les noms de chacun de tes condisciples en bas d?une photo de groupe. Deux personnages à cravates au centre, six élèves de part et d'autre, vêtus de leur uniforme clair, vareuse boutonnée haut, tous assis sur un banc devant l'école dont on ne voit que deux fenêtres, vitrages à petits carreaux. Onze posent debout derrière leurs camarades et toi devant à gauche, assis en tailleur par terre. Un canon miniature est posé à terre, sur la droite. 1926-1927, tu as intégré l'École Polytechnique comme ton grand-père maternel et ton père qui y fut admis en 1894, en sortit choisissant l'Artillerie de marine.Te voici en vacances à la montagne chez tes cousins Lefébure. Deux photos en témoignent : sur la première, Madeleine ta petite soeur, Jacqueline ta cousine et son amie, toi appuyé sur un coude en uniforme, vous êtes tous les quatre allongés sur la pente d'une prairie, l?herbe est un peu haute, le vent souffle légèrement. Un autre jour sans doute, debout sur un rocher devant un lac avec des montagnes à l'horizon, toujours en uniforme, tu poses avec tes trois cousins. Tu avais réussi les concours d'entrée dans cette école prestigieuse, et tu comptais bien que ton père augmenterait la somme allouée à ton argent de poche. Il te fallait, disais-tu, mener le même train de vie que tes congénères. Ta requête sembla incongrue à ton père. Il t'invita à considérer tout ce que tu pouvais faire avec la somme allouée plutôt qu'aspirer à obtenir plus. Un conseil que tu retins

 

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suffisamment pour le citer plus tard à ta petite épouse qui se plaignait sans cesse de ne pouvoir respecter son budget. Nicole m'a remis en plus de ces quelques photos, des lettres que tu écrivais à ta grande soeur. Ma cousine a peu connu cet oncle mythique. Sa mère lui parlait volontiers de son frère avec qui elle entretenait une correspondance assidue alors qu'ils étaient jeunes et que des kilomètres les séparaient puisque Jean fut mis très tôt en pension. Le Prytanée, c'était en quelque sorte une tradition dans la famille. Émile Lefèvre avait connu les bancs de cette institution vouée aux enfants de militaires. Un régime sévère, une discipline de fer à laquelle tu te pliais volontiers. Bon élève, tu étais fier d'annoncer à tes parents des notes, la plupart du temps excellentes. (Deux de mes frères suivirent l?exemple de leurs aînés.) Seules les filles accompagnaient leurs parents dans les garnisons lointaines où des études sérieuses réservées aux garçons n?étaient guère envisageables. Une lettre m'a étonnée. Tu avais alors douze ans, ta soeur quatorze. La paix signée à Versailles, ton père était en poste à Lorient où la famille avait séjourné pendant toute la guerre. Voici ce que tu avais écrit quelque temps avant des grandes vacances que vous passeriez ensembles : « Tu me poses des conditions, je veux bien les accepter, mais moi aussi je pose mes conditions. Je te prends à 0,90.

1° Le matin tu me cireras mes chaussures et tu m'apporteras le petit-déjeuner dans ma chambre quand je te le demanderai.

2° Tu m?astiqueras mes boutons de tunique et de collet manteau, tu me brosseras mon pantalon rouge et mon pantalon blanc qui sera plus beau que celui de Pâques car il sera propre et aura un pli,

3° Tu me nettoieras mon costume de bain après que je me sois baigné et tu t'arrangeras pour qu'il soit sec pour le lendemain à l'heure du bain,

4° Quand je serai à la plage, à 4 heures tu iras me chercher mon goûter à la maison,

5°Le soir, tu me plieras la serviette.

Chaque désobéissance à cette loi vaut une certaine somme que tu me rendras... »

Le mâle déjà s'affirmait. Cela me choqua, m'étonna. Le héros de mon

 

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enfance était calculateur, intéressé par l'?argent. Vraiment ? Mais oui. J'en étais toute chagrine. Ce n'était pas pour moi compatible avec l'image que je me faisais d'un héros. Parmi les papiers remis par Nicole, une autre lettre m'est tombée sous les yeux : grande écriture prétentieuse et compliquée, majuscules tarabiscotées, des effets de style peu sympathiques. Je me demandais qui avait bien pu l'écrire. Quel ne fut pas mon étonnement d'y lire au bas de la page, ta signature, Papa ! Tu répondais à ta soeur aînée qui t'avait énervé par ses remontrances et des conseils pour organiser ton temps, conseils que tu jugeais inutiles, inapplicables, vu ton programme. Et pour bien affirmer ta supériorité tu lui faisais une démonstration mathématique, il s'agissait de calculer le volume d?un crayon !!! Tu devais avoir dix-sept ans à l?époque. Quelque temps après, Nicole m'envoya des lettres qu'elle avait retrouvées dans une boîte à chaussure. Surprise ! Ton frère Jacques signait lui aussi J.Lefèvre. C?était donc lui l'auteur de cette lettre, pas toi. Ton écriture à vingt ans n'avait rien à voir avec celle de l?enfant de quatre ou cinq ans que tu étais à Lorient, une écriture appliquée que je trouvais charmante. Depuis ton embarquement sur la Jeanne et jusqu?à la fin, ton écriture est demeurée la même : écriture régulière, petits caractères penchés, beaucoup de douceur dans les traits, tu avais trouvé ton équilibre. Écriture de l'homme que je chérissais plus que tout, écriture du héros qui me servit de modèle, écriture qui laisse apparaître l''homme que tu étais : un bosseur qui s'assigne des objectifs et met tout en oeuvre pour y parvenir. Quelqu'un de rigoureux et précis, très volontaire, doué d?une grande capacité de concentration, un homme honnête et droit qui ne dévie pas de sa route, qui suit les règles et même les recherche, par souci de sécurité ? Un être sensible et sincère à l?émotivité retenue, qui bride ses sentiments, un personnage plutôt introverti, mais doué d?une ambition de qualité, un père dont je suis fière.

 

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LUCETTE

 

Port-Louis, Larmor, ces deux noms sont synonymes de vacances, pour les Lefèvre, la famille de mon père et les Viotte, celle de ma mère. De Port-Louis, je ne sais presque rien, sinon q u e M a m e t t e , n o t r e grand-mère paternelle y passait chaque année quelques jours en été chez une vieille cousine à laquelle elle resta fidèle jusqu'à la fin de sa vie. Notre arrière grand-mère paternelle séjournait régulièrement l'été à Larmor dans une villa, et le reste de l'année à Lorient. Larmor reste pour moi lié à des vacances fabuleuses où nous nous retrouvions, cousins germains, cousins issus de germain, à construire deux châteaux forts, l'un en face de l''autre, les filles moulaient les munitions, de grosses boules de sable mouillé. Nous tournions et retournions ces boulets improvisés avec un plaisir sans pareil et nous les alignions sur un rebord en première position ! Nous étions une fameuse bande. C'est avec un certain amusement que je parcours l'album photos de ces années-là, et des suivantes. Les mêmes photos d'enfants alignés par taille, prises devant le garage à bateaux de Ber-Ever, la grande villa juchée sur un rocher, face à la mer. Cousins, cousines vêtus des mêmes maillots de bain tricotés par les mères, tous de même couleur avec des rayures différentes selon les familles. Tu invites quelques jeunes filles à bord de ton bateau, le Fougueux, un petit cuirassé où tu as embarqué en juillet. Lucette Viotte est de la partie. Elle monte la passerelle et c'est le coup de foudre. Vous faites des projets, vous rêvez ensemble de votre vie commune, tu la demandes presque aussitôt en mariage. Ravie elle écrit au moment de vos fiançailles :

 

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J'ai rencontré l'amour sur mon chemin J'ai voulu l'écarter avec mes deux mains, Voulant cueillir les fleurs qui se tendaient vers moi Mais lui, souriant avec un air malin M'a regardée bien droit avec des yeux étranges. Puis soudain à mon ébahissement, Il s'est transformé en un fort bel enseigne. Ses yeux toujours brillants me regardaient joyeux Et tout doucement il m'a tendu les bras. Alors abandonnant bleuets et pâquerettes, J'ai voulu me blottir sur cette épaule d'homme, J'ai senti un frisson parcourir tout mon être J'ai rencontré l'amour sur mon chemin. C'est du côté des tennis à Larmor que furent prises les photos des jours insouciants où vous vous rencontrèrent. C'était l'été, il faisait chaud. Celle qui fut très vite ta promise était vêtue d'une jupe plissée blanche, tunique ceinturée sans manches, une écharpe autour du cou. Toi, tu étais en uniforme. Tous deux vous êtes tantôt assis côte à côte sur un banc, tantôt debout, toi Papa, avec ou sans casquette, la cigarette à la main, vous tenez de longues conversations. Veuve depuis peu, Bonne-Maman se sentait responsable de sa petite dernière, une brune au charme piquant qui comptait déjà de nombreux soupirants. La voir bien mariée serait un soulagement. Le jeune homme lui agrée : de bonne famille, il est intelligent, a fait d?excellentes études, vient d?entamer une carrière qui ne peut qu'être brillante. Elle attend donc de pied ferme la demande en mariage. Mais tu n'avais pas encore réussi à convaincre les tiens. L'argent semblait un obstacle insurmontable. Après avoir été consulté, ton oncle Edouard, « ce matérialiste à outrance qui trouve la vie dure et estime qu'il faut beaucoup d'argent, fixe à 2000 f notre budget mensuel avec restrictions. » Tu avais fait tes calculs, avec 200 f de revenu mensuel pour Maman, 1600 f de solde et 100 f de différentes indemnités, cela ferait 1900 f, la fortune ! Ton père n?était pas de cet avis. Il t'avait déclaré brutalement dans

 

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une première lettre : « Ce serait une folie de vous marier maintenant, la jeune fille n'ayant pas de fortune, toi ne sachant pas compter et ne voulant pas apprendre à le faire. La misère se mettrait dans votre ménage, et lorsque l'argent manque, l'amour s'envole bien vite. » ` Cela te peine sans te décourager. « Ce n'est qu'un résidu de rancoeur contre ma froideur, un peu de sévérité et beaucoup d'incompréhension. » écris-tu à ton aimée. Tu commences par chercher de l'aide auprès d'Andrée, ta soeur aînée, ta confidente qui te conseille de solliciter le secours de ta mère qui ne serait pas hostile à ce mariage. Et pour être sûr de ton fait, tu écris au vieux prêtre auprès duquel tu as toujours trouvé du réconfort. La réponse revient nette et précise : « Qu?il se marie le plus vite possible, puisque tous deux sont sûrs de leur coeur. » Finalement les fiançailles seront fixées à l'automne 1929, à Lunéville où tu passeras une grande partie de ta permission. Tu lui écris alors : « C?est une force de se sentir aimé. Tant que vous viendrez volontiers tout près de moi, le plus près possible de moi, eh bien ma petite Luce vous m'enivrerez de bonheur, vous me donneriez surtout une grande confiance en vous, la confiance qu'il me faudra pour supporter nos séparations, et dompter une vilaine jalousie. Ah petite aguicheuse ! Vous avez su y faire car vous me possédez maintenant et bien ! » Mais voici que la future épouse se découvre des pudeurs cachées. Elle te prévient que vous ne pourrez plus vous voir aussi librement qu'à Larmor, que les bonnes manières vous interdiraient la liberté que vous y aviez goûtée avec bonheur, la spontanéité n'est plus de mise. Et toi de protester : « Spontanéité charmante, candeur, naïveté ! On crie au loup derrière toi, autour de toi. Tu vas te soumettre à leurs lois ridicules. Comme autrefois les fiancés de jadis s'asseyaient dans un coin du salon, sur des fauteuils bien éloignés l?un de l?autre. En face dans un autre coin, les parents avaient la bonté de ne pas écouter leur conversation mais surveillaient gestes et regards. Et bien Luce, ce serait une véritable comédie et je ne suis pas capable de la jouer. La seule réalité est cet amour qui vient de naître, véritable cadeau du ciel. La seule chose que

 

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je sais, c'est que je vous aime. Ne me demandez pas pourquoi, c?est ainsi. Je suis tout au bonheur de vous aimer, d'être aimé de vous, et c'est une force que de se sentir aimé. Pas question de feindre et de ne pas vous prendre dans mes bras ! » Le mariage fut célébré à Lunéville le 24 Mars 1930. Trente et un ans plus tôt, Maman, ta mère se mariait dans la même église. Y as-tu pensé ? Vous étiez deux mariées bien différentes, toi vêtue d?une robe à la mode des années trente, robe à hauteur des chevilles qui laisse apparaître des Salomé, chaussures à bout rond avec brides, le voile tenu par un bandeau. Bonne-Maman, un peu plus grande que toi, fit l'admiration des badauds. On chuchotait sur son passage : « Quelle beauté ! » Voile de dentelles, la taille pincée, un port de reine, elle avait fière allure au bras de ce bel officier, attendu trop longtemps, ses parents ayant exigé que le prétendant d?origine modeste et sans fortune, sortît de l''École de guerre pour donner leur consentement. As-tu toi aussi, Maman, traversé la ville jusqu'à la mairie, à moins de deux cents mètres de la maison, puis gagné l'église pour la cérémonie religieuse ? Deux mariages d?amour tout aussi passionnés, l'un plus serein, l'autre plus mûr : Marguerite avait vingt-trois ans le jour de ses noces : aînée des trois enfants Jacquet, elle termina son journal de jeune fille en disant pudiquement que sa nuit de noces l'avait enchantée. Bonne-Maman m'a toujours paru une femme épanouie, douce et affectueuse alors que Maman, petite avant-dernière d?une nichée de six n?avait que dix-huit ans. Déjà femme impétueuse, poète à ses heures, elle aurait pu écrire ces vers du Yi-King : « Une grue se fait entendre dans l?ombre. Son joli prince fait écho. J?ai un bel hanap. Toi et moi renversons-le avec prodigalité. » Voyage de noces à Gérardmer, « la perle des Vosges » une des premières stations touristiques accessibles par le train, où vous séjournâtes trois jours avant de partir visiter Versailles puis Chantilly. Le ciel ne tarda pas à vous combler. Claude est née le 20 janvier

 

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1931. Annick déjà s'annonçait quelques mois après, une enfant du printemps. Jean-François, fruit du retour de Chine vit le jour en 1935. Très vite après ce fut Janine puis Marie-José dont la naissance marqua l'emménagement à Mon Repos. Bernard vint au monde alors que son père combattait en Norvège. Dominique un troisième garçon compléta la couronne, un enfant de la guerre que tu n'as guère connu . Sept enfants en dix ans ! Catholique fervent, pratiquant fidèle, Papa, tu n'entendais pas transiger avec cette loi imposée par l'Eglise : « Accueillez tous les enfants que le ciel vous envoie. Croissez, multipliez-vous.» Il n'était pas question de se protéger d'une naissance éventuelle, le fruit de l'amour était sacré à tes yeux. Tu étais d'une intransigeance absolue et tu n'admettais aucune exception. Intelligence, droiture, obéissance, rigueur, ces qualités te caractérisent. L'obéissance avait rang de loi pour toi. Dans la Marine, ceux qui évoluaient dans ton sillage ne s'en étonnaient pas. Beaucoup t'admiraient, ils acceptaient de bon coeur tes ordres car le plus souvent, avant d'imposer ta décision, tu avais pris le soin de consulter les hommes avertis en la matière. Chacun le savait. Tu comptais parmi les officiers les plus écoutés, les plus aimés aussi. Cinquante ans après la disparition de notre père, Janine avait reçu ce témoignage d?un Quartier Maître Mécanicien du Vengeur dont Papa avait été Commandant en second en 1935 : « Il avait envers nous un comportement intelligent qui nous permettait de collaborer efficacement pour le bien du service. Il était tranquillisé du fait qu'il savait que nous savions ce que nous avions à faire, ce que nous devions faire. La confiance mutuelle primait toujours, à aucun moment nous n'aurions eu idée de le trahir car nous avions pour lui beaucoup de considération. C?est pourquoi aussi sans doute régnait à bord du Vengeur une bonne entente qui créait une ambiance agréable dont laquelle le Maître de maison (tel était le vocable du bord pour le rôle qui était dévolu au Commandant en second) était l'instigateur. » Mais Maman comptait parmi les rebelles. J'imagine volontiers combien cela devait être chaud entre vous, parfois. Ton intransigeance à toi Papa qui représentait mon idéal, je l'ai franchement détestée. Je me suis souvent dit, plus tard, que si tu avais vécu, nous nous serions sévèrement heurtés au moment de l?adolescence. Orgueil ou dépit ? Je me réjouissais cyniquement de grandir sans tuteur, dans la plus grande liberté, soutenue parfois çà et là, par l'un ou l'autre de mes oncles et tantes. Mon seul refuge,

 

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c'est auprès de Bonne-Maman que je le trouvais, l'unique personne dont je me sentais aimée telle que j'étais et qui nous accueillait à tout moment dans sa maison, à Lunéville, là où je suis née.

 

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GABRIELLE

 

Papa, tu aimais ta mère, tu la vénérais, elle était fière du brillant officier que tu allais devenir. En regardant de vieilles photos, je vois les tiens réunis, à l?île d'Yeu, à Ruelle ou à Grosmesnil dans la maison familiale. Mamette parlait souvent de vacances à l?île d'Yeu où l'oncle Georges, architecte de renom avait dessiné en 1938 une carte touristique de l'île, encore en vente en 2012. Lucette et sa belle-mère entretenaient des relations dictées surtout par la bienséance. Papa, ton mariage, n'avait pas été accepté d'emblée, et cela laissa des traces. L'orgueil de notre mère en fut blessé. Néanmoins lors de brefs séjours à Paris, nous ne manquions pas la visite, rue Nicolas Taunay où le Général et son épouse s'étaient installés. Tes parents avaient pris leur retraite dans un appartement de la Ville de Paris, au demeurant sans cachet particulier sinon que ma grand-mère en avait fait un véritable musée d'objets collectionnés dans les colonies. Elle était très fière de son lit chinois finement sculpté qui ornait son salon ; nous les enfants regardions avec envie le petit autel des ancêtres, un jouet défendu ; que dire du grand bouddha doré aux multiples bras qui trônait tout au fond de la pièce ? Nos grands-parents venaient à Mon Repos, cette maison de rêve qui enchanta notre enfance, que nos parents appelaient « la maison de bonheur ». Les bagages à peine défaits, Mamette nous réunissait autour d'elle. Le cérémonial, toujours le même commençait par ces mots magiques « Gala-Gala ». Elle avançait ses mains devant elle, les faisait rouler comme un petit moulin tout en répétant Gala Gala Gala. Un jouet en sortait. Nous adorions cela. Maman demeurait distante. Elle se moquait volontiers de cette belle-mère soucieuse de garder l'apparence de la jeunesse. À la naissance de Claude, vexée de se voir déjà promue au rang de grand-mère, elle protesta lorsqu'on parla de Mamy ou Grand-Maman et proposa « Mamette » un vocable nettement plus jeune, d'origine provençale. Maman riait de cette belle-mère qui ne voulait pas se voir vieillir.

 

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Les apparences faisaient loi en ces temps-là, les relations mondaines étaient hautement privilégiées dans ces familles de militaires, en Indochine plus encore qu'ailleurs. Aux cocktails succédaient dîners et bals. Jeune mariée, ta mère brillait de tout son éclat au bras de son époux, l'aide de camp du Général commandant la place. Elle dansait et s'amusait tandis que ta nounou te cajolait. Le lait dont tu t'es nourri, nous l?avons goûté aussi. À sa naissance, notre frère Jean- François avait les yeux si bridés qu'on le surnomma « Tchang », tu revenais de Chine, il est vrai. Tardivement dans ma vie, je suis allée décrocher un diplôme à l'Institut National des Langues Orientales.

 

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LUCETTE ET JEAN

 

Mamette était une jolie femme, soucieuse de sa beauté et de son élégance. Naturel, cela allait de soi, il ne pouvait en être autrement, Papa, ton épouse serait elle aussi une jolie femme un peu frivole, aimant danser, bridger, habituée aux hommages masculins. Et c'est pour cela aussi que tu l'aimes te petite Luce à qui tu écrivis : «Tu as un petit fond de frivolité qui te fait vouloir connaître le monde et ses frivolités ». Ce qui ne vous empêchait pas tous deux de témoigner d'une moralité sans faille. Vous observiez scrupuleusement les rites et les impératifs du catholicisme. Papa, cette religion, tu en respectais rigoureusement les préceptes. Élève officier, sur la Jeanne, déjà, aux escales, tu donnais la priorité aux visites chez les missionnaires dont tu louais la présence civilisante. En Martinique, après une joyeuse virée dans cette belle nature qui te rendait follement heureux, c?est à la chapelle, par les dernières prières quotidiennes du jour, les complies auxquelles tu assistais que tu mettais un terme à de splendides journées. La prière restera pour toi le viatique suprême. ton recours en toute circonstance. Enfant, je n'avais jamais vraiment senti combien tu te sentais proche de la nature et des éléments. En pleine mer, alors que certains trouvaient le temps long, les journées te semblaient trop courtes, disais-tu. Tu aimais naviguer. C?est le quart de la pleine nuit que tu préférais, celui où tu pouvais à loisir contempler les étoiles face à l'infini. Tu aimais aussi les randonnées dans la nature, chaque fois que l'occasion se présentait, tu te baignais, c'était chaque fois un grand bonheur. Un signe me reste de cet amour absolu que tu vouais au cosmos, le souvenir de cette nuit étoilée que tu m?invitas à admirer. Douceur des nuits de juillet dans la campagne provençale ! La nature servait à ta pédagogie : « L'eau qui tombe une goutte après l'autre sur la pierre y creusera un trou plus sûrement qu'un torrent », un bel exemple de lenteur, de douceur et de persévérance me disais-tu. Bel idéal !

 

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Tu avais à coeur de nous éduquer, bien conscient de tes longues et nombreuses absences. Aussi, le soir, quand tu rentrais de l?arsenal lors de courtes périodes de permission, quand tu étais à terre, tu nous racontais l'Iliade et l'Odyssée, le roi d'Ithaque, ses aventures, nous voyagions avec toi.Les cyclopes nous terrifiaient, Pénélope nous remplissait de tristesse, nous songions à notre mère. Nous transmettre le goût de la lecture était pour toi essentiel. Tu nous offrais volontiers des livres. En février 1942, Jean-François reçut en cadeau quelques jours après ses sept ans : «la Vie de Saint François », son patron, celle de « Jeanne d?Arc », de « Saint Louis », une Histoire Sainte et les Fables de la Fontaine. Claude et moi, ses deux filles aînées, nous avions également été très gâtées si bien que lorsque nous nous sommes installés dans la villa de Casablanca, nous étions fières de poser sur nos étagères dans la chambre que nous partagions au premier étage, les livres en notre possession. J?en comptais plus d?une dizaine : la famille Fenouillard, les deux volumes de « Sans famille », « Pêcheurs d'Islande », les « Contes d?Armorique », les « Contes et Légendes grecques », « l'Histoire Sainte racontée aux enfants », des livres de la comtesse de Ségur, des romans de Zénaïde Fleuriot, « Cinq semaines en ballon » de Jules Vernes, et j'en oublie. Tous ceux qui m'ont parlé de toi ne tarissaient pas d'éloges à ton sujet, très cher Papa. Certains se souvenaient de toi plus de vingt ans après. Cela me surprenait de les voir émus en évoquant ton image. Tu étais attentif aux autres, un être gai et plein de vie, quelqu'un de sérieux, intelligent, ouvert, simple et modeste néanmoins. Ta piété avait marqué les esprits. Et moi, entendant ce que l?on disait de toi, j'en étais fière, heureuse, sensible à ces témoignages, mais il me restait une colère intense, un feu que je ne cherchais pas à éteindre tant j?en étais inconsciente. Vous voici tous deux bien présents devant moi, dans ce bureau où j'écris. Toi, bien jolie, Maman, dans un cadre moderne, coupe de cheveux à la garçonne, profil de camée. Lui souriant, devant un arbre, au bord du lac de Gérardmer : montagne, nature, pas de mondanités. Si tout de même, des amis, un oncle auxquels vous avez rendu visite. Et puis Versailles, Chantilly, Nice pour présenter la jeune épousée à l'oncle Edouard, un frère de ta mère. Enfin Toulon où votre vie de couple a débuté. La passion que vous aviez l'un pour l?autre m'a emplie de joie.

 

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Meurtrie par ta disparition tragique, Maman ne parlait de toi qu'avec colère et ressentiment et c'est tout ce que j'avais retenu pendant ces très longues années où nous n'avions pu faire le deuil du mari et du père. Je partageais la même rage et la même violence. Nous nous sentions abandonnés. Tu as vingt-quatre ans, elle en a dix-sept lorsque vous vous rencontrez. C'est toi qui l'a initiée à l'amour, au plaisir d'être femme. Tu lui as fait connaître une vie bien différente de celle qui avait été la sienne dans les froidures de l'Est et les brumes de Bretagne, une vie au soleil de Toulon. La mentalité insouciante et joyeuse de ces nouveaux amis lui plaisait infiniment. Mais voici qu'une mission t?appelle en Chine. Tout au long de ces deux longues années d'absence, elle ne cessa de regretter sa vie de jeune mariée, elle en rêvait et ne pouvait s'empêcher de se projeter dans ce qui serait « votre home futur » qu'elle se plaisait à imaginer confortable, élégant, accueillant. La tutelle de sa mère à laquelle elle était attachée par de réels liens d'affection lui pesait parfois, elle se décourageait vite et pourtant, pendant votre séparation, les siens vont beaucoup l'entourer. Claude avait quinze mois quand tu es parti, elle marchait à peine. Je venais de naître. Notre mère ne vivait que dans l?attente de ton retour. Et elle entendait bien t'avoir à elle toute seule pendant vos retrouvailles. Elle rêvait d'un voyage aux Baléares, tout de suite après ton arrivée à Marseille. Tu suggérais Toulouse chez tes parents où tu aurais aimé retrouver tes petites filles? Vous vous êtes partagés entre vos deux familles. Ton instinct paternel s'éveillait, tu lui avais écrit : « Je me sens vraiment un coeur de père, ma Luce, même pour cette petite Annick que je connais si peu et dont tu me dis tant de bien » Tu avais hâte de les voir, de les tenir dans tes bras. Maman, t'avait envoyé tant de photos, vanté les mérites de ses deux poupées tout au long de ces lettres qu'elle t'écrivait chaque jour. Claude et Annick, ses deux joyaux toutes deux délicieuses, qu'elle se plait à habiller, à soigner, deux petites filles toujours vêtues à ravir, dont elle change la tenue à la moindre salissure. Elle s'enorgueillit de ces deux trésors. Elle tient avant tout à ce qu'elles te fassent honneur, ces deux petites que tu vas chérir. Étonnant de voir comme elle a cerné si tôt les caractères de ces petites filles, si différentes.

 

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« Claude est une petite fille très obéissante, tandis qu'Annick, ma grosse qui a toujours le sourire, gaie, aimable avec tous, est turbulente et me fatigue. Et quand je la gronde, elle me regarde de ses grands yeux bleus si froidement que je n'ose plus la contrarier. » À quoi tu avais répondu : « Non, petite Luce, je ne prends pas en mauvaise part ce que tu me dis sur le caractère de notre petite Annick, sur son mauvais caractère, tu es un peu rosse de m'en attribuer l'origine, mais au fond tu ne te trompes guère car j'ai toujours été renfermé. Le remède ? Pour ma part il me semble que seules, la douceur et l'affection m'ont dégelé. Peut-être faut-il employer les mêmes moyens pour Annick, mais je crois qu?il ne faut pas pour cela abandonner la fermeté pour la punir quand elle aura fait une bêtise? mais c?est bien difficile tant qu'elle ne comprend pas, elle doit réagir plutôt comme un petit animal. Ne t'inquiète pas en tout cas et aime la beaucoup et montre le lui plus qu'à Claude si tu peux puisqu'elle en a plus besoin. D'après ce que tu me dis, il semble qu'il faudra surtout lui manifester beaucoup d'affection. » Claude et Annick, deux petites filles si différentes ! Maman te le répète souvent : « Claude, une petite fille bien sage, douce, affectueuse, très réservée, jolie, Annick, tu auras du mal à le croire, Annick sera plus jolie que Claude avec ses grands yeux bleus et son teint éclatant, je crains qu?elle ne fasse ombre à sa soeur. » Son coeur de mère s'inquiète pour sa fille aînée, devenue très vite presque sa confidente pendant cette longue absence de l'époux. C'est à cette tendre enfant qu'elle pouvait confier ses joies sinon sa peine, qu'à sa grande surprise, elle n'était pas parvenue à lui cacher. « Quand Papa sera là, Maman ne pleurera plus », lui avait dit un jour sa petite Claude en mettant ses petits bras autour de son cou. Belle et grande correspondance où ta petite épouse confie à ton coeur aimant tout ce qu'elle vit : ses gestes quotidiens, ses humeurs, ses envies, ses joies, ses peines et toujours sa tristesse, sa mélancolie, son chagrin de se sentir abandonnée. Elle raconte les bridges bien

 

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souvent ennuyeux, goûters, déjeuners, dîners à la table des vieux alors qu'elle aimerait tant se joindre aux plus jeunes et aller danser. Mais tu lui as demandé de ne pas danser en son absence, tu es jaloux et elle t'obéit. Elle ne voudrait pour rien au monde te faire de la peine. Elle te dit son émerveillement devant de beaux paysages, ça c'est quand l?humeur chagrine ne s'est pas emparée d'elle. Le docteur Job et sa femme l'ont emmenée passer la journée dans les Vosges au lac Blanc. Beauté des montagnes enneigées, splendeur de la nuit, du firmament constellé d'étoiles ! Et encore en Bretagne, lors d?une excursion du côté de Crozon. C?est toi, Papa, qui l'a rendue sensible aux beautés de la nature qu'elle semblait dédaigner lorsque vous étiez jeunes mariés, toute au bonheur de se tenir à tes côtés, un homme qui l'adorait et l'admirait.Elle te raconte aussi par le menu ses petits voyages entrepris durant les deux longues années de Chine : ? Strasbourg où elle fit plusieurs séjours chez les François, ce frère si aimé qui la faisait rire, et même parfois pleurer quand il se moquait alors qu'elle se sentait si malheureuse et que cela ne faisait que renforcer son chagrin. ? Toulouse chez tes parents où elle passa près de quinze jours avant l?été 1933. Ce fut pour elle l'occasion de se faire mieux connaître et apprécier, et aussi d'entamer le dialogue avec sa belle-mère. Elles n?ont cessé de bavarder comme de vieilles amies qu'elles n'étaient pourtant pas. Quant à ton père, ajoutait-t-elle :« il n'a cessé de faire le cheval avec Annick ; s'il joue souvent avec tes filles, il reste un grand-père sévère avec Claude à qui il a donné une fessée dans la rue parce qu'elle ne voulait pas avancer. Il l'a même menacée de sa cravache si elle n'obéissait pas. Alors, il n?est pas question de leur confier tes chéries au moment de ton retour. Je ne supporterai pas de savoir ma petite Claude terrifiée par son grand-père. Et puis, ce serait trop fatigant pour ta mère. » ? Le Nord, chez Paule, sa seconde soeur, une si parfaite « Maîtresse de Maison ». ? Paris deux ou trois fois chez tante Jeanne qui, pour compenser des soins pénibles prescrits chez une gynécologue de renom, l'emmenait au théâtre, dans de belles boutiques et parfois à la présentation de collections de Haute Couture. ? En juin 1933, bref séjour à Angers où, alors pensionnaire à La Flèche, tu passais la plupart de tes vacances. Tante Mie, ta mère de substitution avait accueilli à bras ouverts ta petite fiancée.

 

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Lucette découvrit en ton absence l'univers de ta vie d'adolescent, elle dormit dans ton lit, écrivit à ton bureau, entendit sans cesse parler de ce jeune homme dont les voisins et les amis avaient gardé un excellent souvenir. Pour Claude et Annick, tante Mie devint une troisième grand-mère dont la grande bonté, la douceur touchèrent au plus profond cette jeune mariée délaissée qui ne cessa de pleurer l'absence de celui qu'elle aimait plus que tout, chacun de tes départs la désespérait, elle ne s'y résigna jamais. Durant toutes ces années de vie conjugale où tes absences se multiplièrent, Maman s'inquiétait, se décourageait et pleurait, seule en face de responsabilités tous les jours plus pesantes. Toi, tu ne savais que faire pour la consoler, lui insuffler ta force. Tu l'exhortais alors à regarder avec reconnaissance les bienfaits reçus. Un amour infini vous unissait, il fallait en rendre grâces. Les « je t'aime, je t'aime, je t'aime » émaillaient chacune de vos lettres. Vous vous écriviez chaque jour quand vous étiez séparés. Au plus fort du danger, en Mer du Nord, lors des opérations où vous étiez de longues heures en plongée à guetter l'ennemi, sur la Thétis, un sous-marin de deuxième classe dont tu avais pris le commandement en août 1938, tu lui réaffirmais : « Oui, je t'aime, et t'avoir rencontrée un jour est certainement le plus grand bonheur que j'ai eu jusqu'ici, bonheur accompagné de nombreuses privations puisque tous deux sans fortune, nous avons accepté d'avoir beaucoup d'enfants, mais bonheur infini quand même puisque après huit ans de mariage, je t'aime autant qu'au premier jour, beaucoup plus même, je crois? » La famille habitait « Mon Repos », la maison du bonheur. Leur cinquième enfant venait de naître. Les soucis d'argent s'ajoutaient à celui d'espacer les naissances. Mais tu entendais rester fidèle à la religion qui n'autorisait que l'abstention pure et simple lors des périodes fécondes. Elle n'était qu'à moitié d'accord. Que faire ? Un véritable problème de conscience se posait. Tu essaies de ménager ta femme, mais alors elle se plaint, ne se sent plus aimée. Se plaint de ta froideur. Torture ! « Tu me crois parfois refroidi ? tu as tort alors. Quand tu penses cela c?est que tu oublies le drame de conscience que tu

 

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sais et qui est bien maintenant le seul voile à mon bonheur. » Papa, tu redoutais de mettre en péril la santé de ta petite Luce. Ces naissances répétées l'épuisaient, disait-elle. La rigueur de ton esprit exigeait une obéissance absolue aux règles dictées par l'Église catholique, elle ne souffrait aucune tricherie. La question d'argent ne t'inquiétait pas tellement. Sans doute étais-tu parfois irrité de l'entendre se plaindre d'avoir dépassé le budget alloué. C'était comme un refrain qui revenait dans ses lettres, tu vas encore me gronder pour mes dépenses. Cela dès le début de leur mariage, alors même qu'il était en campagne avec une solde multipliée. Homme de discipline, tu avais exigé qu'elle tint des comptes. Elle s'y pliait en rechignant, détestant se sentir coupable d?avoir dépensé plus que prévu, te demandant pardon. Tu t'efforçais de la rassurer. Rien n'y faisait. Cétait ainsi et tu l'acceptais, malheureux de ne pouvoir lui offrir le confort sur lequel elle comptait, le luxe auquel elle aspirait. Les accrochages au sujet du budget et des comptes furent nombreux et variés mais sans jamais mettre en péril votre entente profonde. Tous deux, vous restèrent amoureux l'un de l'autre jusqu?à la fin. L'amour ne s'envola pas du foyer comme te l'avait fait craindre ton père.

 

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MIDSCHIP À BORD DE LA JEANNE

 

Ta carrière de marin débute. Venant de l'École Polytechnique, tu n'auras à passer qu'une année sur le Croiseur Jeanne d'Arc qui était alors l'école d'application des Enseignes de Vaisseau. « Le Bateau École est un croiseur cuirassé dont la construction s?acheva en 1901. Les six cheminées l'avaient fait surnommer le paquet de cigarettes. Sa silhouette était caractéristique des croiseurs de la fin du XIXe siècle. Ses trois machines à vapeur de 28500 CV alimentées au charbon par 48 chaudières lui permettaient de filer 23 noeuds, vitesse plus qu'honorable compte tenu des performances d'alors. Très long (145m) et assez effilé (19,4m de largeur), le bâtiment déplaçait plus de 11 000 tonnes pour un tirant d'eau de 8,10m.1 Midship à bord de la Jeanne du 1er octobre 1927 au 15 août 1928, tu vas tenir un journal de bord, c?est la règle pour les apprentis marins que vous êtes. Ce fut pour moi, un réel plaisir de te lire. Quel bonheur de découvrir celui que tu étais, un jeune homme qui aimait rire et s'amuser, un être sensuel qui accueillait avec plaisir et joie les bienfaits de la vie, la fraîcheur des cascades où tu te baignais en Martinique avec tes camarades, la beauté des arbres, des montagnes, le calme et le silence de la nature. Fin observateur, tu décris l'arrivée du navire en Martinique, la foule près des quais, les femmes bariolées s'apostrophant et se disputant. Un véritable tableau vivant. Ce premier embarquement t'a ravi. Il t'a conforté, s'il en était besoin dans la justesse de ton choix. La Marine t'avait fait rêver, elle ne t'a jamais déçu. Tu y fus très heureux malgré des contraintes parfois douloureuses, les séparations inévitables et le fait de ne pas voir

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1 La Jeanne fut remplacée en 1933 par un croiseur léger, ultramoderne et puis par un autre dont la carrière s?acheva en 2010. Depuis sa mise à la retraite, la mission Jeanne d'Arc se fait sur des bâtiments de projection et de commandement (BPC) ainsi que sur la frégate de lutte anti-sous-marine Georges-Leygues. En 2010 les élèves ont embarqué sur Le Tonnerre, en 2011 sur le Mistral, et en 2012 sur Le Dixmude. »

 

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grandir tes enfants. Tu lui as consacré ta vie. Ce fut toujours pour toi une joie renouvelée de naviguer. Tu nous livres tes impressions dans ton journal de bord que ta mère avait précieusement gardé et m'a remis dans les années cinquante alors que je logeais alors chez elle, rue Nicolas Taunay. « 12 octobre 1927 en rade de Quiberon, « Ça y est. Le coffre est largué, la Jeanne manoeuvre lentement pour quitter Brest. Elle avance, elle glisse sur l'eau ! Elle fera la Campagne, cette vieille « Jeanne d?Arc ». Quel bonheur de commencer sa carrière sous le patronage de cette grande sainte bien française pour qui Dieu et Patrie n'étaient pas de vains mots ! Et que de bonnes impressions pour débuter ! J'avais une certaine crainte en m'engageant dans cette Marine qui semble si peu la suite de Polytechnique, crainte du nouveau, crainte d'affolement, crainte de mauvais accueil. Mais non, les types Baille ne tournent pas le dos aux X. Ils s'efforcent même de les aider et ainsi, en travaillant beaucoup, un mois pourra suffire pour nous mettre à la coule. Et quel beau voyage en perspective ! Les Canaries et ses bananes, la Guinée et ses bons négros d'Afrique, les Antilles où mon grand-père séjourna si souvent, Panama, le Pérou et le passage de la ligne sur un navire de guerre qui baptise encore ses habitants païens ! Quelle provision de souvenirs au cours de cette croisière ! À mon tour maintenant ! Et puis, je laisse peu en France et pars sans regret. Certes, si je n?ai pas de famille à laisser derrière moi, je quitte de bons amis que je ne reverrai pas de sitôt. Mais les séparations ne permettent-elles pas de passer ses amitiés au crible, et à ce point de vue, ne sont-elles pas très utiles ? Si. Donc rien à regretter tout est pour le mieux et c?est avec joie qu'aux sons des cuivres, je salue Brest, la Baille et le Goulet. » Tu rencontres des jeunes filles séduisantes, tout énamourées de ces jeunes officiers en grand uniforme à bord de la Jeanne où elles sont invitées, tu courtises l?une d?elles et, pour en garder le souvenir, tu la photographies au milieu d?un groupe et tu écris :

 

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« Qu?il est agréable de trouver une gentille petite espagnole, gracieuse, légère et bien élevée ! Quel bon souvenir je garderai de ce premier bal à bord de la Jeanne, ou plutôt, de la dernière heure de ce bal? Et puis, "Senorita Marcella Diaz Navarro" Hélas, finie idylle d'un jour, idylle d'une heure, oh, je suis encore jeune !!! » Tu as vingt et un ans. Sur la photo, je vois une demoiselle charmante à tes côtés, avec son béret clair qui la démarque des jeunes femmes à chapeau cloche et jupes plissées. Le périple continue : « De Las Palmas à Conakry, rien de particulier à signaler au cours d?une traversée sinon la joie que l'on ressent lorsqu'on se retrouve en pleine mer, loin des soirées et des corvées de la terre ? » Te voici à Conakry qui te rappelle Diego Suarez. Ces bons négros d'Afrique ne t'ont pas enthousiasmé ! Toi qui aimes les beaux paysages, tu apprécias la magnifique promenade dans le pays, et plus encore la réception que l'on vous fit au son des trompettes. Fils et petit-fils de militaires, cela t'enchanta. Et puis et puis, tu retrouvas 2 un ancien brution , un ancien de La Flèche avec qui vous firent la fête à votre manière. « Aussitôt débarqués sur le sol rougeâtre de Conakry, de bruyants et reluisants petits négros nous assaillent. Missieu, moi connaître ! Et de suite, nous sommes la proie

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2 Le mot Brution est un sobriquet qui naît sous la Restauration, une période durant laquelle le Prytanée fut déplacé dans les bâtiments du lycée militaire de Saint-Cyr. Avec leurs manières rudes, les élèves de La Flèche faisaient figure de sauvages lorsqu'ils arrivaient dans le milieu élégant et raffiné des cavaliers de Saint-Cyr. Les fils de bonne famille qu'ils côtoyaient les mirent à l'index ; on échangeait parfois des coups et, lors d'une bagarre mémorable, les Fléchais, malgré leur petit nombre, eurent le dessus ; bref, ils se battirent comme des lions. Par moquerie, on se mit à les comparer aux populations farouches qui habitaient le Bruttium antique, région d'Italie, et qui fournissaient aux légions romaines leurs plus fiers soldats. Le surnom de « Brution » (déformation du mot latin Bruttium) resta. D'abord péjoratif, il devint un titre de gloire : l'injure fut relevée en drapeau. »

 

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de ces petits indigènes qui sont tout heureux de trouver des Blancs qui ne les bousculent pas. Curieuse journée, il est amusant de pénétrer dans des cases de nègres, de voir piler du riz en frappant des mains lorsque le pilon est en l'air, de voir danser au son d'instruments baroques tel le tam-tam et le balafon. Et le marché ! Quel chahut, quelle puanteur, que de couleurs bariolées, quelle diversité de produits, du manioc, du riz, de la cola, des avocats, des bananes, des poissons, et cette infecte odeur d?huile et de graisse ! Comme fin de journée, pour compléter nos impressions, belle tornade à terre, puis belle tornade en rade, en rentrant à bord ! Mais un jour suffit amplement pour ramasser toutes les impressions superficielles récoltables à Conakry. Heureusement le Commandant a pu organiser quelques promenades à Kindia, à cent cinquante kilomètres à l'intérieur des terres, et tout le bord en profite à tour de rôle. Certes, cette promenade est très belle. Le chemin de fer, fort respectable, nous conduit à travers un paysage de hauts plateaux et nous montons sans cesse, jusqu'au pic du Fouta, aux sources des petites rivières côtières. Certes, Kindia, plus encore que Conakry, nous offrait un marché grouillant de nombreux nègres et négresses, des régimes de bananes, des tam-tams et des balafons. Mais incontestablement, ce qui m'a le plus frappé, et le plus agréablement frappé, c?est l''accueil fait par des officiers des coloniaux français, à quelques compatriotes en visite. La musique des marsouins, les tirailleurs présentant les armes, les officiers en ceinturon, tout cela avait un petit cachet bien militaire, propre à faire vibrer. Comme dernier souvenir de Conakry, j'ai eu une minable petite réception, corvée, au Cercle. Heureusement elle se termina sous la bonne impression d?une coupe de champagne offerte par l'Intendant Baril, ancien Brution, et alors, pour ne pas rater la chaloupe, quelle course en pousse-pousse ! Dernier jour : matinée dansante à bord. Je la transforme en réunion brutionne bien arrosée au poste 1 et les quelques Brutions du bord occupent l?Intendant Baril pendant près de deux heures. Nombreux toasts, buron posé sur balafons,

 

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vieux souvenirs rappelés, bon esprit de traditions rénové, compte-rendu à l'Association. Terminé. La mer est reprise. Quel bonheur ! » Après une longue traversée délicieuse vers les Antilles en passant par le Cap-Vert, vous arrivez à Fort-de-France le 25 novembre. Tu y passeras une semaine merveilleuse. Une nature magnifique s'offre à tes yeux enchantés, tu découvres Balata, ses montagnes et sa forêt, dont quelques hectares sont aujourd?hui transformés en un magnifique jardin qu'Isabelle, notre fille aînée, nous fera découvrir bien des années plus tard. « ... Nous louons une auto et, en route pour la fontaine Didier. Route splendide, étroite, sinueuse, à flanc de coteau, bordée à droite par de hautes pentes abruptes, côtoyant à gauche des précipices sans fonds ! De temps en temps, de belles percées sur la mer, ou sur un fond de vallée, avec un petit ruisseau, une cascade, et partout, d?énormes bouquets de bambous, bambous splendides d?une hauteur prodigieuse, et les lianes, les fougères, c'est vraiment splendide. À mi-chemin, un beau tunnel d'une centaine de mètres. À bout de course, la fontaine Didier, sans grand intérêt, petite station où l'on exploite une source plus ou moins thermale. Je suis ravi??? Séjour idéal ! Trois jours de paradis terrestre ! Le rêve ! Je fus heureux. Le bonheur récolté me baigne encore aujourd?hui. Aussitôt installé là-bas, ce qui fut vite fait, à poil ! Et sous la douche. De l?eau fraîche, du soleil, des douches, des bains de soleil, la liberté, pas de contrainte, vivre nu, quel bonheur, quelle joie ! Mais il faut profiter de ce séjour à terre pour se remuer les jambes. Aussitôt après le déjeuner, en route pour la rivière, en route pour la fontaine Absalon ! Là, au-dessus d?une gentille petite rivière en cascade (il n?y a que cela par ici), c?est la végétation la plus luxuriante que j'ai jamais vue. Toujours ces grands bambous, ces fougères arborescentes, de grands arbres dont j?ignore le nom, des lianes, le tout s?enchevêtrant, formant tonnelle, donnant une profonde impression de force et de fraîcheur.

 

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Vite, à poil, et dans l?eau ! Munis de cannes et de feuilles cache-sexe, explorons la rivière, remontons le courant, faisons-nous arroser par les petites chutes. Vivons un peu comme des sauvages à la Jean-Jacques, en fils de la Nature, sans soucis, avec l'eau, la terre, les plantes et le ciel ! Et une fois rhabillés, reprenons légèrement notre civilisation, juste le temps d'avaler une légère omelette et de nous faire estamper... Encore trois kilomètres à peu près, trois kilomètres délicieux faits d'un bon pas, au clair de lune, sous un beau ciel étoilé, dans ce pays montagneux et exubérant, parmi les lucioles, les grillons etc. Jamais je ne fus si heureux, et ce séjour à Balata me semble suffisant pour permettre d'affirmer que la croisière de la Jeanne est merveilleuse ! » Après une incursion aux Saintes pour une période d'exercices réservés aux élèves que vous êtes sur ce Bateau École, et pour monter le pavillon français partout où se sont implantés les Anglais, la Jeanne fait de nouveau escale à Fort-de-France du 21 au 27 décembre. Vous y passerez les fêtes de Noël, sous le soleil des Antilles. Pas de retour de messe dans la neige pour un réveillon familial, mais la messe sur la plage arrière avec les chants traditionnels et puis la fête. Somme toute tu es satisfait de cette soirée de Noël malgré une certaine nostalgie, adoucie par l'abondant courrier que tu viens de recevoir d'Indochine où vivent pour l'heure les tiens. Deux jours de mer seulement pour arriver à la Guaira, le grand port du Venezuela d'où l'on aperçoit les énormes sommets tombant à pic sur la mer. La Jeanne avance vite avec ses 48 chaudières ! Dès le lendemain de votre arrivée, vous vous rendez à Caracas. Vous fûtes très agréablement reçus dans un hôtel particulier réservé aux étrangers de marque, les midships. Grand amoureux de la nature, tu apprécies le paysage, admires la modernité et la richesse de l'endroit : « Quelle délicieuse promenade ! Quel délicieux séjour ! Ces montagnes, ces précipices, ces à-pics, cette route en lacets, les vastes horizons du côté de la mer ! » Tu vas aux courses avec tes amis, tu t'extasies devant la magnificence

 

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des voitures et leur nombre, tu notes l'omniprésence des statues de Bolivar. « À Caracas, il y a des statues : Bolivar à cheval, Bolivar à pied, Bolivar par là, Miranda par là ! Et là, il faut crier Vive Bolivar, vive la Liberté, l'Égalité et la Fraternité ! Vive Bolivar et Libertador ! À Caracas, il y a des autos, et de belles autos, non pas de misérables Ford comme à Fort-de-France, ni de petites Citroën ou de vulgaires Renault. Non, toutes les autos sont de belles autos, vastes et confortables, et conduites savamment. Et il y en a, et il y en a ! » Enfin, comme chaque fois que s'en présente l'occasion, tu prends contact avec la communauté catholique : «... il y a des frères de l'École chrétienne, il y a des soeurs de Saint-Joseph de Tarbes. J'ai assisté à la messe à l'externat des soeurs. J'ai visité l'internat. Elles sont merveilleuses ces braves soeurs. Leurs installations sont splendides. Et quels services elles rendent à la France ! Toutes leurs élèves apprennent le français et en apprenant à parler notre langue aussi bien que la leur, elles apprennent à aimer notre pays. Grâce aux soeurs et aux frères, il existe à Caracas un bon foyer français? Et cela n'a pas lieu seulement à Caracas ! » Ainsi, tu es tout à ton bonheur de naviguer, de découvrir des horizons nouveaux, d'avoir choisi la Marine mais pourtant, l'humeur chagrine qui fut parfois la tienne, pendant tes années de pension et plus particulièrement les dernières, les années de khâgne dont tu gardes un mauvais souvenir, te saisit à nouveau. Tu te poses des questions : « ...Heureux ! Est-ce bien sûr ? Je ne sais pas au juste. En tout cas, aucun regret d'avoir pris la Marine ! Certes, pour rien au monde, je ne voudrais changer. Peut-être d'être passé par l'X pour prendre la Marine ! Et non cependant car je ne pouvais faire que cela, j'y étais prédestiné, j'avais trop de sang X dans les veines et mes années d'X ont été trop belles pour que je les regrette !

 

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Mais quelle solitude pour un X qui arrive dans la Marine ! Métier fort différent, esprit tout opposé. Dans l'ensemble, chez les types Baille, c?est la joie de vivre, gaieté, insouciance, rigolades. Certes, il y en a plusieurs dont les idées et les goûts sont plus près des miens. Mais ceux-là sont déjà groupés, et, quoique j'y fasse, étant X, n'ayant pas en commun les souvenirs de deux années d'École, je suis légèrement étranger, et quoi qu'ils fassent, malgré toute leur amabilité, je sentirai toujours que je ne suis pas tout à fait de leur famille. Et alors, c?est la solitude, la grande solitude intérieure, la solitude étouffante, angoissante, et pour moi, non pas éducatrice, mais déprimante ! Peut-être ai-je été trop favorisé l'an dernier en me trouvant trop d'appuis ? Ici, je me sens bien seul, réellement seul. Et ce sera ainsi souvent, longtemps, dans beaucoup de carrés ! Et j?en souffrirai tant que je ne serai pas assez fort pour savoir vivre, dans ce monde, hors du monde. Je n'en suis pas encore là, hélas ! » La Jeanne navigue encore sur l'océan Atlantique, elle arrive à Colon, la deuxième ville du Panama, fondée en 1856 avant la construction du canal, un port donnant sur la mer des Caraïbes. Passage dans l'Hémisphère austral. À toi le passage de la Ligne de l'équateur avec tout un cérémonial conforme à la tradition des gens de mer, une parodie de baptême que tu décris à ta manière et dont tu as laissé de nombreuses photos ! « À quatorze heures, le cortège commence à défiler : le roi, la reine, sa cour, les nègres, les musiciens. Puis, le baptême commence par l'aumônier, après un discours du curé. Les officiers suivent, par ordre d'ancienneté, puis les officiers mariniers, enfin l?équipage. Quel bain ! Ciel ! Projeté dans une grande baille, on y est bousculé, enfoncé, maintenu sous l'eau. Et à la surface, on est aveuglé et étouffé par de puissants jets d'eau et une collante farine ! C?est assez salé, et j'en ai eu ma part car au lieu de me laisser baigner, je me suis légèrement débattu. Mais que Diable, une minute après ce petit bain, après avoir repris haleine, on se sent tout à fait changé, on devient « un type », un vieux loup de mer qui a passé la ligne, qui a

 

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été baptisé ! Car passer la ligne sans être baptisé, c'est ignorer le royaume de Neptune. » La Ligne est passée, le froid vous surprend. Quel contraste avec la chaleur des Antilles ! Vous grelottez. Le Pérou t'impressionne favorablement, et lorsque vous le quittez, tu regretteras de t'en éloigner bien que cela te rapproche de la France : « Une jolie rade, de nombreux cargos, beaucoup de voiliers et le soir une quantité de feux, de lumières ! Callao, d'abord, le port de Lima, et la Punta, bande de terre qui s'allonge en longue promenade terminée par quelques belles maisons et la baille péruvienne. Mais, diable ! Qu'il fait froid ici ! » Le lendemain de votre arrivée, descente à terre. Au lieu de visiter Lima, vous partez pour une excursion dans la montagne : « Et nous voilà partis dans la vallée du Rio. Mais la route ne va pas loin... Et elle est vite remplacée par un vague chemin, tantôt de sable, tantôt de pierres, parfois d'herbes. De temps en temps, un petit rio le traverse, d'autres fois, c'est lui qui passe le Rio grâce à de petites planches que notre poids fait plier à craquer. Nous longeons le Rio, large rivière presque à sec, coulant dans un vaste lit caillouteux, entre deux chaînes de monts arides et dénudés, tout de sable et de pierres. Par ci, par là, quelques cases indigènes, des cubes faits de roseaux et de boue séchée. Quel bled ! Quelle sécheresse ! Et quel étonnement de se trouver brusquement dans une gentille petite station climatique, à Chosica, terme de notre promenade ! » Ce parcours, vous le ferez à nouveau deux jours plus tard, avant de continuer vers de plus hauts sommets : « Et nous montons, nous montons toujours ! Nous t r a versons t r e n t e-t ro i s t u n nel s , p a s s a n t quel qu e s aiguillages, grimpant à flanc de coteau, en zigzag, et la montagne est toujours aussi aride, aussi terreuse, détachant nettement ses contours sur un beau ciel bleu sans nuages. Trois mille cinq cents mètres ! Pas une trace de neige ! »

 

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Comme à chaque escale, des matinées dansantes sont organisées à terre, puis à bord. Un nouveau flirt, une jolie petite Péruvienne Santa Lusmila. Tu entameras avec elle une correspondance qui prit fin rapidement, tu rencontras ensuite une belle de Cadix. Vous retrouvez la zone américaine à Balboa. Tu admires l'organisation, la propreté des Américains, mais déplore leur mentalité que tu juges sévèrement : « Nous avons pu constater la muflerie de cette race qui ne connaît que le confort et le dollar. » Haïti, encore sous protectorat américain, c'est pour sûr, le désenchantement : « Port-au-Prince ! Le clou de la croisière, pensait-on de tous côtés ! En fait, séjour assez minable, peut-être parce que très court ce devait être le clou de la croisière. D'abord, une impression très désagréable, c?est l'aspect encore, toujours bougnoule de la ville. Certes, Haïti est une République Nègre, donc je devais m'attendre à trouver du noir. Mais je ne sais pourquoi, je m'attendais à une ville propre avec de jolies maisons. Or, en pleine ville, on retrouve toute la vermine qui se remarquait déjà à Guayra, Caracas et Colon etc. etc? Autre impression déplaisante : on sait très bien que l'Américain s'implante ici, cherche à s'y installer en maître sans se soucier de ceux qui y sont déjà. » Vient, quelques lignes plus loin, un jugement sans concession que tu exprimes clairement. Au cours d?un dîner à l'évêché, tu tiens le discours de l'homme supérieur, de celui qui appartient à la caste privilégiée des hommes blancs, de celle qui prétend que l'intelligence leur est réservée. Une attitude des plus banales à l'époque, néanmoins détestable à mes yeux de femme du vingtième siècle, un état d'esprit qui m'a choquée, ulcérée, scandalisée autant que mon dernier frère, Dominique, un idéaliste au coeur tendre ! « Pauvres noirs, certes, vous pourrez travailler et vous donner de la peine, vous aurez des génies, des gens bien informés, mais, dans la grosse masse, vous êtes encore trop pouilleux, trop charnels, trop sales. Vous aurez beau écrire sur « l'Égalité des Races humaines », cela ne vous changera

 

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pas. Vous serez toujours une race inférieure, capable d?apprendre, de copier, mais pas d?inventer. » Après les Grenadines et Saint Thomas, finies les Antilles chéries, la Jeanne arrive à Dakar, une ville que tu ne connais pas mais qui t'est familière car les tiens y ont séjourné de janvier 1921 à août 1923 : « Enfin Dakar dont j'ai tant entendu parler lorsque j?étais encore en boîte, à la Flèche, préparant mes bachots. Dakar où je trouverai tout le décor des nombreuses lettres reçues entre vingt et vingt-trois. » Tu pars espérant retrouver les traces d'un passé familial : « La côte d?Afrique est en vue. Vite, mes jumelles ! Je cherche, je fouille, voici le palais du Gouvernement qui se détache nettement des autres maisons. Par là était la maison. Où ? ...Enfin, nous voici à poste. La rade, les môles avec ses gros approvisionnements d'arachides, l'île de Gorée et la ville, pour moi vivante, pleine de souvenirs quoique inconnue ! ...Je rôde d'abord : la place Protêt, l'avenue Sarraut etc.? etc? Puis je me mets à la recherche du colonel Joalant. Je ne trouve que Madame et éprouve un certain plaisir à rentrer momentanément dans le cercle des relations familiales. Mais ce n?est pas tout, il faut que j'aille voir le père Lecoq, et, l'ayant trouvé, c?est avec lui que j'achève la journée. Après avoir bavardé un peu, il me conduit près du Gouverneur et nous allons voir les Tramont qui me font les honneurs de leur maison, maison natale de ma petite soeur Nene. Beaucoup de changements paraît-il, mais j'y trouve la vue splendide sur l'anse Bernard, la rocaille, domaine des serpents, et les bananiers dont, à distance, j'enviais les fruits. Le soir, très agréable dîner au presbytère? Une place centrale où se tient le palabre, la mosquée, les huttes circulaires à toit conique, les pileuses de mil, nombreux colliers, bracelets, gris-gris etc? etc? Puis sur la grève, les jolies pirogues de pêcheurs et leurs filets. Nous arrivons au coucher du soleil. Le calme règne, les chefs de village tiennent palabre, l?un d'eux se lève à notre approche, échanges de salut amical. Les petits Noirs

 

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nous regardent, étonnés mais pas effarouchés. Bargny, si près de Dakar, et bien rustique cependant. Mais il se fait tard, nous rentrons rapidement, on nous arrête seulement au jardin de Hatin. Je suis ravi de cette promenade. D'abord parce qu?une promenade est toujours agréable, et puis, Monsieur Boucher est charmant, enfin, la multitude de baobabs parsemés sur une terre broussailleuse ne manque pas de cachet. Et puis surtout, au terme de la ballade, ce village indigène. » L'escale à Dakar marque la fin de la navigation dans les eaux de l'Océan Atlantique, la Jeanne va parcourir maintenant la Méditerranée, en passant par Tanger. La traversée n'est pas longue, juste le temps d?un travail supplémentaire pour les examens semestriels. La Jeanne est avant tout un navire École. Durant toute la croisière, les Midships ont été soumis à différents exercices. Et puis Toulon ! Toulon, ville mythique pour nous tous, les enfants Lefèvre qui y sont tous nés à l'exception de moi-même. Toulon, ville importante pour ta carrière mon cher Papa, tu y entendis l'appel des sous-marins. Toulon, une ville que tu allais découvrir et qui ne t'a pas déçu : « Quelle ville délicieuse que Toulon ! Je m'étais longtemps méfié de cette ville dont de nombreux méridionaux m'avaient vanté les charmes? Mais, ils n'ont pas exagéré. La rade est splendide dès que le soleil se montre, et les promenades sur la côte sont ravissantes. L'eau est bleue, d'un bleu intense et profond, les rochers sont des reflets d'argent et les pins sont de délicieux premiers plans. Et des pentes du mont Faron, que de jolis points de vue ! ?.. Notre quinzaine doit être remplie par des visites dans l'arsenal et à bord de différents bâtiments. Mais nous ne sommes pas à Toulon pour nous promener. Quoique ces visites soient rapides et superficielles, elles m'ont fort intéressé. Il me semble qu'elles m'ont un peu familiarisé avec bien des notions qui n'étaient encore que livresques. Le télépointage n'est plus le énième chapitre du cours d?artillerie de l?École Navale mais bien une organisation

 

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dont j'ai vu les différents éléments, qui est installée sur plusieurs bâtiments visités. Et puis, de toutes ces visites, j'en retiens une qui m?a particulièrement intéressé et plu, c?est celle des sous-marins. Jusqu'ici, j'ai toujours eu l'impression d'être « fana » des canons, de torpilles, de biffe, des transmissions et cela, au fur et à mesure des périodes d'affectation. Mais cette fois, il me semble que l'impression est beaucoup plus vive. Aurais-je trouvé ma spécialité ? » L'escale à Toulon durera quinze jours, du 15 avril au 1er mai. Les journées se passent en visites, mais aussi en exercices sur différents bâtiments, et en fêtes, la Marine en saisit toutes les occasions :« ...et à Toulon, ce sont des fêtes pour la Jeanne d'Arc. Sur la rade, tout est pavoisé, et la nuit, tout est illuminé. » La région t'a enchanté : « Vraiment, je suis très heureux, je ne m'attendais pas à trouver la Provence, la région de Toulon, aussi sympathique. Maintenant, Saint Raphaël, Saint-Tropez ! Là je me promène peu, mais que de beaux spectacles le soir, au coucher du soleil ! Quelques couleurs vives s'offrent encore au premier regard. Ce sont d'abord une nappe bleue, une plage de sable blanc, des villas aux toits rouges, des groupes de rochers argentés surmontés de pins verdoyants. Puis derrière, quelques chaînes de collines gagnant en majesté et s'estompant dans de douces teintes violacées. Le soleil descend là-dessus, et d'abord brillant, il perd doucement de son éclat en illuminant le tout, en fondant le tout d?une teinte qui tend vers le rose et s?adoucit en même temps que tout s'éteint. Ces couchers de soleil sont ravissants, on ne s'en lasserait pas. » La croisière touche à sa fin, la Jeanne file vers l'Afrique de Nord en passant par la Corse, Bizerte et son petit port Sidi-Abdalllah, Alger la Blanche et sa Kasbah, Cherchel et ses ruines romaines, le Sud : Voici Alger ! Est-ce bien Alger la Blanche ? On ne le dirait guère en arrivant vers trois heures de l'après-midi, car ce que l'on remarque d?abord, c?est une longue rangée de hautes maisons grises. Quel beau panorama cependant !

 

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Une baie immense, formidablement vaste, s'étendant en demi-cercle au pied d?une chaîne de collines. Et dans cette baie vivante, fourmillant de petites ruelles, Alger vaste aussi, avec sa promenade qui s'étend devant elle, et au dessus du port. Derrière cette haute rangée de maisons, agrémentée par de belles arcades, on aperçoit la Kasbah qui, elle, est bien blanche, et le paraît surtout le matin, au lever du soleil. Que de charmantes visites dans cette Kasbah, rues étroites, sinueuses, tortueuses, escaladant les aspérités, coupées de voûtes naturelles ou formées par le r a p p r o c h e m e n t d e s s o m m et s d e s m a i s o n s , p o r t e s entr'ouvertes qui se ferment brusquement à l'approche d'un curieux. Femmes curieuses qui fuient si on lève la tête vers leurs terrasses. Quelques-unes sont silencieuses, d?autres grouillent de vie : ce sont celles où les cafés maures attirent les joueurs de dominos. De la Kasbah se dégage une impression de mystère. On y sent la saleté, la vermine, tout ce qui respire l?infection, et l'on y devine le confort, la propreté. Tout est sombre à l?extérieur, l?air et la lumière sont réservés à l?intérieur. La vie est enfermée au-dedans, elle se cache aux curieux. N'est-ce pas là une haute sagesse ? Mais les charmes d'Alger ne sont pas ceux de la Kasbah. Les environs immédiats offrent des points de vue splendide. Une promenade en auto m'y a transporté. C'est ravissant, et à revoir : espace et lumière. Fin de la croisière, fin de ce journal : Finie la Campagne maintenant ! Et l'année prochaine, peu de chances pour une campagne ! Regrettable. La Chine pourtant, ou un « Du Couëdic », ce serait rudement chic. À défaut, vive l'Escadre, qu'elle soit première ou seconde, la vie à Toulon ne manque pas de charmes, et puis un an en Escadre, cela vous met dans la tête pas mal d'idée sur les « Instants Jumelés », ou la tactique, les mouvements, le canon, la torpille etc? etc? En Escadre, on peut avoir la chance de partir en campagne. Sinon en tout cas, rien ne vaut les côtes de Bretagne pour vous amariner. Et puis, de toute façon, finie l?École et diable, si je regrette le Croiseur

 

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Jeanne d'Arc, je ne regrette pas l'École d?Application, diable non ! Maman n'a jamais lu ce journal qui ne lui était pas destiné. Discrétion ? Manque de curiosité ? Elle ne prit connaissance de son existence qu'après la disparition de l'homme qu'elle avait aimé et qui malgré lui, l'avait comme abandonnée, seule avec sept enfants, loin de sa famille avec laquelle elle ne pouvait communiquer. Elle s'était sentie trahie. La colère ne l'a guère lâchée. Je la comprenais si bien ! Il m'aura fallu des années et des années pour comprendre et accepter. Un gâchis lamentable !

 

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LORIENT

 

La croisière sur la Jeanne t'a véritablement enchanté. Elle t'a confirmé dans le choix que tu as fait en optant pour la Marine. Ta carrière va commencer par la Première escadre. Tu l'avais pressenti. Carrière courte, belle carrière cependant : « Gros bateaux, petits bateaux, escadre, campagne, brevet », le cycle que tout officier de marine accomplit. Tu es affecté au service Manoeuvre Navigation sur le croiseurLamotte-Picquet. Ce c r o i s e u r f u t a v e c l e D u g u a y -T r o u i n e t l e Primauguet, un des trois croiseurs de 8000 tonnes construits après la première guerre mondiale dans le cadre du programme 1922 de reconstruction de la m a r i n e n a t i o n a l e . Très rapide, il pouvait atteindre la vitesse de 33 noeuds. Ville de l?Artillerie coloniale, Lorient ne te laisse pas indifférent, cette ville t?est familière : tu y as séjourné à plusieurs reprises avec tes parents quand ils ne vivaient pas dans l?une ou l?autre de nos colonies, en Indochine, à Madagascar ou à Dakar. Tu y fus très heureux, et y revenais aussi souvent que possible. De cette époque, je n'ai trouvé de toi que deux photos prises à Barcelone en mai : toi en uniforme, la cigarette au coin des lèvres en compagnie de jeunes femmes invitées à bord, coiffées du même chapeau rond que la charmante demoiselle à bord de la Jeanne.

 

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Une année a passé. Tu es n o m m é a l o r s C h e f d es services Conduite de navire et Transmissions sur Le Fougueux, un torpilleur tout neuf qui vient d?entrer en service. Ce petit navire d e g u e r r e r e l a t i v e m e n t r a p i d e e s t c h a r g é d e c o m b a t t r e l e s g r o s s e s unités navales de surface en utilisant la torpille comme arme principale. Tu reçois alors ton deuxième galon. On te félicite, mais toi de répliquer : « Je n'aime pas être félicité pour ce deuxième galon qui vient automatiquement après deux ans de grade ! »

 

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TOULON Marié depuis peu, tu vas bénéficier d?un service à terre à Toulon pendant neuf mois du 1er octobre 1930 au 1er mars 1931. Tu poursuis ta formation à l'École des Torpilleurs sur le Thionville, un bateau à la destinée assez singulière : il s'appelait le N o v a r a a v a n t d 'ê t r e attribué à notre Marine n a t i o n a l e e n g u i s e d e dédommagement à la fin de l a p r e m i è r e g u e r r e mondiale. Vie de jeune ménage des plus agréables, vous sortez beaucoup. Trois mois après ta nouvelle nomination, votre premier enfant vient au monde. Vous habitez dans un appartement du boulevard de Strasbourg avec un petit balcon immortalisé par les photos de Claude dans les bras de Lucette, puis dans les tiens. Tu poursuis ta formation de mars 1931 au 1er mai 1931 sur le Condorcet devenu Éc ole de s torpi l le u r s et électriciens. Tu vas ensuite exercer tes n o u v e l l e s c o m p é t e n c e s p e n d a n t s i x m o i s s u r l e Colbert comme officier en second au service Torpilles

 

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Électricité sous les ordres du Capitaine de vaisseau Le Luc. Ton oncle, l?amiral Dubois, était à la tête de cette première escadre, composée des croiseurs Lamotte Picquet et Dugay-Trouin et des contre-torpilleurs Tigre, Chacal et Panthère. C?était le plus joli poste à la mer de toute la marine. Est-ce à sa demande que tu occupes ce poste? Peut-être, car il fut un peu fâché, disais-tu, que tu l'aies quitté pour une mission en Extrême-Orient. Vous partez en exercices à la fin du mois d'août vers le Maroc en passant par Gibraltar. Première séparation assez longue pendant laquelle Maman fatiguée par le début d?une nouvelle grossesse t'attendra chez sa mère à Lunéville. Mais voici que la Première escadre rentre plus tôt que prévu, le 7 septembre au lieu du 27. Impatient de revoir ta petite épouse, tu lui télégraphies : « reviens immédiatement ! » Affolement à Lunéville ! Que se passe-t-il ? Tu n'avais pas trouvé bon de donner plus d'explications. Et quand il s'avéra que c'était simplement la présence de ta précieuse épouse qui te manquait, elle, s'indignera de ton égoïsme qui ne te faisait pas hésiter à lui imposer un voyage pénible à la chaleur de l?été. Tu protestas : elle n?avait pas hésité à quitter Lunéville pour se rendre au Sarrewald chez sa soeur Annie ! En vain ! Nouveau télégramme : « Reviens ou reste éternellement ! » C?est toi qui céderas. Quelque temps plus tard tu iras passer ta permission là-bas. La fâcherie sera vite oubliée.

 

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MISSION EN EXTRÊME ORIENT

 

En décembre 1931, tu te portes volontaire pour une Mission en Extrême-Orient sur le Primauguet. La Mission dont tu rêvais ! Ton père avait fait la campagne de Chine dans les années 1900 et on parlait beaucoup en famille de ce sac de Pékin auquel ton père avait participé ! Tu étais né en Indochine, l'Asie te fascinait. Ton épouse qui avait pour toi une grande admiration et t'aimait de tout son coeur te donna son assentiment sans se rendre compte que tous les deux vous alliez souffrir autant de cette longue séparation. Avant d'avoir lu votre belle correspondance, il y a quelques mois maintenant, je ne savais presque rien de cette campagne de Chine qui n'avait cessé de m'interroger. Les seuls éléments tangibles qui évoquaient cette mission étaient les objets que tu avais rapportés : le tapis du salon, la table chinoise et ses deux plateaux de cuivre supportés par des pieds en ébène couronnés de têtes de dragon en métal doré, de grands bols en laque, une collection de poissons

 

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volants en pierre dure qui ornaient la table lors des réceptions, de la vaisselle chinoise dite à « grain de riz », de petites poupées japonaises avec leurs différentes perruques puis le petit vélo rouge de Claude dont elle était si fière puisqu'il venait de Chine ! Tu l'avais tout simplement acheté en arrivant en France. Elle l'avait si longtemps demandé ce petit vélo ! De la Chine lointaine, l'époux envoyait à sa princesse des mandats pour acheter des chapeaux. Surprise à ton retour ! Tout un salon Empire qu'elle avait commandé t'attendait. Maman aimait raconter l'anecdote. J''héritais une table à jeu, moins d?un siècle plus tard, que je fis restaurer pour la léguer aux enfants. Quel était le but, l?utilité de cette mission ? Quels intérêts supérieurs la motivaient ? Quelle raison impérieuse, extraordinaire t'incita à te déclarer volontaire pour une mission lointaine qui allait durer trop longtemps ? Pourquoi si peu de temps après votre mariage ? Vous étiez encore follement amoureux l'un et l'autre, vos lettres en témoignent, alors pourquoi ? Quelles raisons pressantes vous ont poussés à vous séparer alors que j'allais naître ? Ces questions m?ont taraudée des années. Quand Maman me racontait ma naissance, un sentiment d'abandon s'emparait de moi et je ressentais de la colère contre ce père parti très loin et pour deux ans, le lendemain de ma venue au monde. J'essaie maintenant de comprendre. Je me penche sur l'histoire, la politique. Je tente de m'ouvrir et de me plonger dans cette époque des années 30, les années folles qui suivirent la première guerre mondiale. Les Français ne songeaient alors qu'à oublier les horreurs de la Grande Guerre, à s'amuser et mener une vie de folie. Mais très vite la crise économique issue du krach boursier de 1929, la montée des extrémismes, des guerres et des tensions internationales, la xénophobie et l'antisémitisme assombrirent l?horizon. L'Asie subissait elle aussi des bouleversements, la Chine divisée entre Nationalistes et Communistes subissait une grave crise économique. Fondé en 1920 le nazisme prenait de l'ampleur. Prélude à la deuxième guerre mondiale, l'axe Rome-Berlin-Tokyo se constituait. En 1932 la conférence générale sur le désarmement s'ouvrait à Genève. Hitler se retirait de la conférence décrétant un peu plus tard le service militaire obligatoire sans que personne n'y trouva à redire. Britanniques, Allemands, Russes, Français, Américains, Japonais avaient des concessions en Chine où sévissait la guerre civile. La

 

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France prit des mesures pour protéger ses ressortissants. Elle entendait montrer qu?elle faisait partie des Grandes Puissances de ce monde. L'empire colonial français alors à son apogée, la Marine poursuivait sa reconstruction. Les Forces Navales d'Extrême-Orient créées en 1925 étaient chargées de défendre les intérêts français partout où ils étaient menacés. Il s'agissait tout d?abord de montrer le pavillon français dans les pays compris dans la zone d'action définie comme s'étendant « du détroit de Malacca à la Manche de Tartarie » . Tu vas donc maintenant servir sur le Primauguet, ce croiseur de 8000 tonnes qui avait déjà accompli une première mission en Extrême-Orient. Engagé pour deux longues années, un temps que tu fus plusieurs fois tenté d'abréger, tu résistas vaillamment au spleen, à l'inconfort et à une ambiance que tu trouvais détestable dans les premiers temps. La question revient lancinante. Pourquoi cet engagement ? Pourquoi es-tu parti ? Pourquoi ? Pour des raisons financières ? (le montant de la solde est multiplié dans ces zones lointaines). Peut-être. Ta jeune femme aimait le luxe et toi tu n?avais qu'un souci, la combler, la rendre heureuse. Peut-être aussi parce que vous n'aviez pas encore trouvé l'un et l'autre vos marques : les disputes étaient fréquentes, les heurts spectaculaires, ai-je parfois entendu dans des réunions de famille, mais ils étaient aussi toujours suivis de réconciliations. Au petit matin, vous aviez retrouvé le sourire. Tu avais choisi la carrière des armes pour servir et défendre ton pays, c?était ton métier. Tu étais marin, et cette vie-là, tu l'adorais. Une campagne en Extrême-Orient se présentait. Tu en rêvais ! C'est une option que tu n'osais espérer obtenir au sortir de la Jeanne. Pourquoi ne pas céder à l'attrait qui offrait une progression de carrière, et une solde largement améliorée ? As-tu vraiment hésité ? Tu avais écrit à ton épouse peu de temps auparavant : « Je fais le voeu, et vous m'aiderez à le tenir, de ne plus jamais chercher à faire une campagne lointaine sans raison extraordinaire, mais à ne jamais refuser les séparations qui me seront imposées par mon métier. » Quelle était donc cette raison extraordinaire ? Vous aviez pris cette

 

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décision ensemble et pourtant Maman en fut meurtrie, elle en resta longtemps blessée ! Bien des années après, geste symbolique pour faire disparaître cette peine, je brûlais devant elle une photo de Chine où son fringant officier souriait au milieu de beautés chinoises et européennes. Les grandes réceptions donnaient lieu là-bas à de nombreux clichés. Elle qui t'aimait passionnément souffrait de ne pas être à tes côtés. Elle te gardait toute sa confiance tout en étant désespérément jalouse, jalouse de ces belles que tu côtoyais, jalouse de la Marine qui t'avait arraché à elle. Elle avait donné son accord à ce départ, mais elle était si jeune cette petite Luce qui venait d?avoir vingt ans ! Vous aviez été élevés tous les deux avec le sens de l?honneur. Tu allais servir ton pays fidèle en cela au métier que tu avais choisi. Y eut-il des soupirs, des pleurs, des discussions entre vous ? Sans doute. La fille du général Viotte avait sucé le lait du devoir certes, mais tout récemment encore adulée par ses frères et ses cousins, elle se croyait reine. Voici que son roi l'abandonnait. Son pouvoir de séduction avait-il faibli à ce point ? Vos coeurs étaient déchirés, vous alliez souffrir tous deux à des kilomètres l'un de l'autre. Ce fut un temps d'épreuve pour le jeune marin que tu étais et ta petite épouse de jour en jour plus éprise de son bel officier. Et ce deuxième enfant qui tardait à venir ! Bien au chaud dans le ventre de ma mère, j?entendais l'impatience de l'épouse, sa colère, sa déception, sa peine. Je m'imaginais qu?en ne débarquant pas au moment prévu, je retarderai ce départ honni. Je me retins donc si longtemps qu'au lieu de naître à Toulon comme Claude et les frères et soeurs suivants, c?est à Lunéville que je verrai le jour. J'avais fini par amorcer la descente. À peine sortie du tunnel, j'entendis une voix s'écrier, celle de la sage-femme : « C'est une jolie petite fille ! » Je ne sais pourquoi, Maman se plaisait à raconter l'histoire de ma naissance et de l'attente que je lui avais infligée. Elle ajoutait chaque fois : « en te voyant sortir, ton père horrifié a pris ta tête pour un derrière de singe ! » Cela naturellement me vexait et m'attristait. Ils ne m'avaient pas trouvé belle. Mon arrivée sur terre n'avait pas été saluée par des cris de joie ! Mais très vite, heureux d'être Papa pour la seconde fois, mon père s'est attendri et dans les lettres qu'elle lui écrivait régulièrement tout au long de cette longue séparation, Maman ne cessa de s'extasier sur la beauté de ses deux petites filles dont elle était si fière.

 

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Deux jours après ma naissance, tu partais, confiant tes trois trésors à ta belle-mère qui t'aimait beaucoup et t'avait écrit quelques jours après ton départ de Lunéville. Je ne veux pas que vous quittiez la France sans qu'un mot affectueux de moi à vous ne vous dise combien votre départ peine tant de monde et la joie qu?on aura de votre retour. Vous pouvez être tranquille sur le sort de Lucette et de vos enfants que je soignerai de mon mieux?. » Bonne-Maman t'a toujours témoigné son affection, tu y étais sensible et en arrivant en Chine, en juillet 1932, tu écriras à ta petite Luce à propos de sa mère : « ... Ma belle-mère a toujours été une providence pour moi. Nous avons été parfois en conflit au sujet de toi, mais petite Luce, n?est-ce pas forcé parce que je suis jeune et autoritaire. Cela ne m?empêche pas d'avoir une profonde affection pour ta mère, affection et admiration, admiration sans bornes. » Obligée par les circonstances à revenir chez sa mère pour attendre le retour de l'époux, Maman se sentait totalement désemparée. Marguerite, ma grand-mère avait aimé passionnément son Camille. À la mort du bien-aimé, elle s?était retirée dans la maison de famille à Lunéville où Lucette n?avait guère habité et n'y retrouvait même pas le souvenir d?un père qu'elle adorait, qui l'aimait et la protégeait de la sévérité maternelle, un père qui lui manquait. Papa, malgré cette longue séparation, vos âmes restèrent unies. Vos lettres en témoignent, ces lettres que vous écriviez chaque jour, et qui n'arrivaient au plus tôt que quelques jours après, voire une semaine et plus. Certaines, envoyées par avion dont le poids était limité, ne comptaient qu'un ou deux feuillets, celles par bateau étaient plus conséquentes. Surprise ! Maman pensait que je serai sans doute plus jolie que Claude : des traits réguliers, un teint ravissant, des cheveux bouclés non pas très blonds comme elle l'espérait, mais d'une teinte qui tirait sur l'acajou. Au fur et à mesure que je grandissais, l'embellie suivait, si bien qu'à un moment elle exprime sa crainte que je fasse de l'ombre à sa petite Claude si tendre. Et lui de répondre :

 

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"Je me sens vraiment un coeur de père, ma Luce, même pour cette petite Annick que je connais si peu et dont tu me dis tant de bien.... Il y avait trois adorables photos de Claude et Annik. Comme je suis fier d?elles, et de toi aussi qui m'a donné de si jolis bébés... Annick fait mon admiration : il me semble qu'à son âge, Claude ne se tenait pas si bien....Annick est si jolie, amusante et drôle. Claude et Annick, vague de douceur sur une grève mélancolique.

 

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À BORD DU PRIMAUGUET

 

À la souffrance de la séparation, vinrent s4ajouter pour toi de multiples désagréments. Tu affrontes les aspects déplaisants d?un long périple à bord d'un vaisseau de taille imposante où tu n'es qu'un enseigne parmi d'autres. Les hommes sont si nombreux que malgré l?immensité du navire, il faut dormir à cinq ou à six dans le même espace. Tu as embarqué le 5 avril, le départ de Toulon n'aura lieu que le 15. Une cabine t'est enfin attribuée, tu la partages avec l?enseigne de vaisseau S. avec lequel tu t'entendras très bien. Et vous serez tous deux obligés de déménager plusieurs fois. Le dernier endroit assigné, vaste, calme vous oblige à cohabiter avec une compagnie de rats dont il faut se protéger. Cela ne semble pas t'effrayer tellement ! Moi, j'aurais été terrifiée ! : « À notre arrivée à Hankou, nous avons eu de 35 à 40°, ce qui est assez pénible. Ce qui est bien plus désagréable, c?est qu'en notre chambre S. et moi sommes envahis par les mouches, les moustiques, les cafards et les rats. Les rats surtout sont odieux; ils ont faim, et, la nuit viennent manger le bois de nos bureaux (à 1 mètre de notre figure), sautent sur nos lits, mangent savons, blaireaux etc? » Par gros temps, la mer s'engouffre dans votre chambre. Vous avez subi de véritables tornades vous obligeant à mettre précipitamment au sec vos effets personnels et vos trésors : photos et souvenirs, cadeaux pour les uns et les autres. « Cette nuit nous avons été pas mal secoués, et en particulier, vers 2h du matin, une grosse baleine a fait irruption dans notre chambre, arrosant complètement ton serviteur, sa natte, son bureau, mon camarade S.» Tes premières lettres ont un ton désespéré. Tu te plains des ordres cinglants d'un chef que tu juges sévèrement et devant lesquels tu rechignes, du désordre qui règne sur ce bateau dirigé par un commandant sans envergure, de la mentalité d'hommes dont la

 

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grossièreté te scandalisait. Ce n'était pas la franche entente avec ton supérieur direct. Il n'était pas aussi rigoureux que tu l'aurais souhaité en ce qui concerne la tenue du bateau. Toi qui as toujours eu le souci de respecter scrupuleusement les règles, des règles dont tu avais besoin et qui te rassuraient, tu en étais d'autant plus scandalisé : « Le Bord continue à être la Cour du roi Pétard, les frictions au carré deviennent de plus en plus fréquentes, l'incapacité et les gaffes des chefs croissent, l'indiscipline et le dégoût suivent. Il n'y a d'entente que chez les enseignes à 1 ou 2 galons. C'est toujours la même histoire : la mollesse de notre commandant en second jointe à la stupidité du capitaine M., officier de police, nous conduisent à l'anarchie. Si par zèle, des officiers dont je me flatte d'être avec S. et quelques autres veulent réagir, ils se font contrer : punitions demandées rayées? punitions accordées mais supprimées ensuite sans avertir. » Ces paroles amères attristent ta petite Lucette, mais tu te reprends bien vite : « Quant à la Marine, tu sais fort bien que je l'aime et si je pense parfois à la quitter c'est pour toi, et si j'en dis souvent du mal c'est parce que le Français et surtout le marin français est très charognard. Et c?est encore surtout parce qu'à côté du Lamotte, du Fougueux et du Colbert, le Primauguet est à tout point de vue, un bateau lamentable, surtout au point de vue chefs. J'ai demandé les sous-marins de Saigon. Tu lui annonces que tu as demandé « les sous-marins de Saïgon » au moment où la France entière vient d'être bouleversée par la perte du Prométhée, un sous-marin de 1500 tonnes qui avait coulé soudainement sans raison apparente alors qu'il naviguait en surface au cours de ses essais ! Sur les 69 hommes d'équipage, 63 étaient morts. Quelque temps auparavant, l'Ondine, un sous-marin de 600 tonnes, avait été portée disparue. On apprit un peu plus tard qu'elle avait été heurtée de nuit par un cargo grec Alkaterin, au large de Vigo. Pour la rassurer tu ne trouves rien d'autre à écrire que ces mots qui m'ont fait frémir :

 

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« L'Ondine et le Prométhée deux sous-marins, deux catastrophes en huit ans. J'aimerais mieux pour toi et pour nos enfants mourir dans le P.C. d'un sous-marin plutôt que dans la rue ou dans un lit, pourvu que toutefois je sois alors en état de grâce. » Mort annoncée, prévue, programmée ! Dix ans après, tu allais mourir dan le sous-marin que tu commandais ! La grossièreté de certains te choque, leur immoralité t'écoeure, toi qui t'es juré de demeurer fidèle à ta jeune épouse. Tu l'avais affirmé avant ton départ, et tu le redis plus de six mois après, en un instant de désenchantement après neuf mois de séparation : Après la lutte contre l'abrutissement, c'est la lutte contre les sens. Enfin, on y arrive malgré tout, mais il y a des moments où le fardeau pèse lourd et où je comprends cette gageure de R., jetée la veille de notre appareillage : « ou tu tromperas ta femme, ou tu deviendras marteau ! J'ai relevé la gageure, et la relèverai encore mon trésor aimé, je sens très bien que pour tenir le coup, il me faut mes convictions religieuses, et puis beaucoup, beaucoup d'amour. » Tu lui cries ton amour dans chacune de tes lettres, tu lui écris ta passion, une passion dévorante : J?aime tout en toi, ma Luce, tes sourires câlins, ton rire qui est franc, ta joie enfantine, ...ton coeur généreux, ton astuce diabolique, ta soif de tendresse. Et j'aimerais te prodiguer beaucoup de tendresse parce que je t'aime, toi et tout ton corps, ma Luce aimée, tes cheveux, tes yeux, ta bouche, ton cou, ta peau bronzée, tout ton corps Luce que je voudrais lier au mien de sorte qu'il ne s'en débarde plus. Comment te dire à quel point je t?aime, à quel point j'aime en toi ce mélange de cran à la Cyrano et de faiblesse féminine, ce mélange de pudeur et de piété, de fraîcheur et de sauvagerie amoureuse, de fièvre passionnée, de grâce féminine et de débrouillage sportif, et aussi Luce chérie de foi simple et de traditionalisme sans bigoterie »

 

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Et puis encore : L'amour, c?est merveilleux, c'est nécessaire, c'est la base de la vie, c'est le plus précieux des joyaux. Le mariage a été créé pour la procréation et pour la satisfaction de la concupiscence, tous les jeux de l?amour sont permis pourvu qu'ils aient comme fin l'acte sexuel. Tu ne cesses de lui dire et de lui redire ton amour, et ta volonté de lui rester fidèle : J e v e ux ten i r le c o u p dans c e t t e é p r eu v e où volontairement j'ai contrarié la libre expression de notre amour. Je préfère m'en tenir à la grande aventure de ma vie, celle qui m'a fait t'apercevoir à Larmor, t'inviter à bord du Fougueux et m'embraser d'un feu qui brûle toujours intensément, même sans être entretenu. » Après deux ans de mariage, et deux enfants, vous étiez encore si amoureux ! Tu te montres jaloux au point de lui interdire, à des kilomètres de distance, d'aller danser, de sortir, de chercher à se distraire. Ta belle-mère soucieuse du bien-être de sa fille en est peinée et un peu choquée, car à toi, tout est permis puisque tu es en « Service commandé ». Maman, généreuse autant qu'orgueilleuse te recommande de profiter de tes nombreux voyages, des paysages nouveaux que tu ne cesses de rencontrer. Elle te questionne sur les us et coutumes de ces Asiatiques dont elle ne connaît rien, sur l?organisation, les caractéristiques du Primauguet. Son souci permanent est de te faire honneur, de donner à la société civile qu'elle est amenée à fréquenter une bonne impression de la Marine, tant par son élégance que dans ses conversations au cours des réceptions où elle est invitée. Heureux de lui expliquer en détail en quoi consiste véritablement cette mission, ta réponse ne se fait pas attendre. Début décembre, tu écris de Saigon où le Primauguet demeure pour des travaux d?entretien : ?Il existe en Extrême-Orient, à côté de la « Marine Indochine » (Services à terre, sous-marin, un avion, deux canonnières) ce que l?on appelle « La Force Navale d?Extrême-Orient ou F.N.E.O.

 

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Cette Force Navale commandée par l?amiral Berthelot comprend : le Primauguet, croiseur de 8000 tonnes où il a mis son pavillon. Et des avisos dont un grand, neuf, le Dumont d?Urville et plusieurs petits, vieux comme la Régulus, le Tahura, l'Algol, l'Altaïr, la Marne et des canonnières de tailles différentes dont l'une l'Argus fait le Si-Kiang et les autres le Yang Tse. Ce sont le Francis Garnier (grand et neuf), le Doudart de Lagrée et le Lagrandière qui n?est guère qu'une grande chaloupe armée. Tout l'état-major de l'Amiral est embarqué sur le Primauguet. Cela fait déjà l'Amiral, le Chef d?état-major, le Sous-chef, trois lieutenants de vaisseau, deux midships, un docteur, un mécanicien, un commissaire. À part cela, l?État-major (l'ensemble des officiers du bord) comprend le commandant, cinq galons, le commandant en second (5 panachés) le commandant adjoint (4) deux à 3 et deux à 2, un toubib, un commissaire et l'aumônier. Comme équipage, il y a à peu près 600 hommes, officiers mariniers compris. Quant au bateau, il a à peu près 180 mètres de long sur 18 m de large, marche au mazout, peut filer 32 noeuds à toute puissance, mais en général, et par raison d'économie, nous marchons seulement de 14 à 16 noeuds. Nous avons dans nos soutes assez de mazout pour pouvoir traverser l?Atlantique, ou le Pacifique en partant du Japon pour atterrir sur l'Amérique du Nord. Comme armements, ce n'est pas très brillant : 8 canons de 155 en 4 tourelles double 4 canons de 75 C.A., 2 de 37 et des mitrailleuses. Puis 12 tubes lance-torpilles en 4 pivots triples avec 24 torpilles de combat. Aucune protection contre les coups ennemis. Voilà, petite chérie, les renseignements essentiels. Notre rôle est comme toujours : nous préparer à la guerre, et immédiatement, promener le pavillon et représenter la France. Notre emploi du temps est pareil à celui de tous les bateaux. Entretien du matériel, instruction du personnel, quelques manoeuvres, et du service général qui nous fait faire, à nous enseignes, 8 heures de quart sur le pont (4 de

 

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jours, 4 de nuit) tous les trois jours, si on est au mouillage, et à peu près 6 heures par jour, de jour ou de nuit si on est à la mer. D ' a ut r e s o c c u p a ti o ns s o nt d u e s à no t r e r ôl e de représentation : des corvées telles que des dîners, des thés, des soirées? » Ta petite épouse s'inquiète de ta santé. Je l'avais remarqué, en regardant des photos, Papa, tu fumais, tu fumais beaucoup, la pipe, la cigarette. Le cigare ? En mai 1940, lors des opérations en mer du Nord, tu écriras même : Je fais une véritable cure de désintoxication de tabac, les circonstances et mes ordres combinés m'empêchent en fin de compte de fumer plus de cinq ou six cigarettes ou pipes par jour. » L'alcool ? Une habitude coloniale, habitude que ton épouse adorée déplorait. Au début du voyage tu avais souffert d'un mal étrange. Baisse de tension, dépression ? C'était la dengue, une maladie inconnue dans nos régions qui te valut de fortes fièvres et des soins quotidiens pénibles : piqûres, lavement, diète suivie d?un régime sévère, d'autant plus frustrant pour toi que la gourmandise est un de tes péchés mignons, tu as toujours apprécié la bonne chère. Cela dura jusqu'à ton arrivée à Shanghai. Je viens de subir un petit supplice de gourmandise, depuis que le Waldeck nous a passé ses cuisiniers chinois et ses boys, la gamelle est devenue somptueuse. Je n'en ai guère goûté, mais j'en ai souffert ce soir, voyant défiler devant mes yeux un poulet froid accompagné de salade russe et des salsifis en sauce blanche fort appétissants. Hier soir, c'étaient des asperges, des oeufs brouillés aux truffes, hier matin, un canard aux navets qui embaumait». Plusieurs fois, au cours de cette campagne, vous vous êtes bercés de faux espoirs tant vous espériez abréger cette longue séparation. Ton oncle aurait pu intervenir en ce sens. Mais outre qu'il déconseillait formellement de raccourcir le temps auquel tu t'étais engagé, tu ne voulais pas demander la moindre faveur. Et elle t'admirait pour cela, fière d?un époux tout entier consacré à son devoir, à sa patrie, à la Marine, sa rivale. Elle le répète plusieurs

 

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fois. Elle est peinée quand tu n?as plus le moral mais déborde d?enthousiasme quand tu déclares que tu aimes infiniment le métier que tu as choisi, et où tu t?épanouis. Elle t?aime, elle t?aime, elle t?aime, te le dis et le redis dans chacune de ses lettres. Elle si orgueilleuse te demande pardon avec humilité lorsqu?elle s?est laissée aller à te reprocher de lui vanter la joliesse des Japonaises, leur amabilité, leur douceur et de lui dire que tu y es très sensible, alors que tu lui as interdit de danser, de sortir, de s?amuser en ton absence. Lunéville était alors une ville de garnison animée : bals, bridges, dîners, spectacles se succédaient. De beaux officiers toujours à l?affût d?un flirt ne manquaient sûrement pas de lui conter fleurette ! Ton épouse si belle y était sûrement sensible. La jalousie te torturait. Toi Papa, ta vie de pensionnaire t?avait privé de famille. Maman avait grandi entourée de cinq frères et soeurs et de nombreux cousins. Elle passait avec eux ses vacances à Larmor au Ber Ever, à Lunéville ou encore à Wissant. Pendant ces deux ans d?absence, ce fut un va-etvient continu de Viotte, d?Hertz, de Defline, de Parmentier, de Houël, sans compter les amis, qui l?étaient de génération en génération. J?ai connu la plupart d?entre eux : les Hellé, les Lederlin, les Majorelle, Baratchart, les André, les Sainte-Claire-Deville, des amis fidèles, trop nombreux pour les citer tous. Maman te raconte ses faits et gestes dans ses moindres détails : quand François son frère chéri, son complice la faisait rire, sa tristesse un instant la quittait, il apportait sa fantaisie à chacun de ses séjours. André, son cousin, son jumeau l?accompagnait souvent au cinéma, il patinait avec elle, participait à ses travaux de reliure. Tous deux avaient repeint ensemble la cuisine. Tante Jeanne, lors de deux courts séjours à Paris, l?avait emmenée au Louvre, à des concerts, des défilés de mode. Toi, tu les jugeais superficiels, tous ces gens qui s?agitaient autour d?elle, tu le lui disais et surtout tu craignais que cette vie mondaine ne l?éloigne de toi : ?Quand je te supplie de fuir le tourbillon mondain, c?est avant tout pour éviter de creuser un fossé entre nous. » Tu lui ordonnais une fois de plus de ne plus aller danser, de ne pas tant sortir à des dîners. Elle t?obéissait, refusait le plus possible les invitations, sa mère s?en étonnait et réprouvait cette attitude. Ta

 

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petite Luce te confiait les longues conversations qu?elle tenait avec ses amis sur des sujets brûlants. Tu lui répondais parfois sur un ton peu amène : ?Hier j?étais indigné ma petite Luce bien aimée de te voir la proie des réflexions et des conseils de gros bourgeois aisés pour qui la vie consiste à jouir le plus possible et se gêner le moins possible tout en respectant les convenances moyennes. Vie à base de préjugés sans discussion et commodes parce que nés des défauts de la nature humaine : aller à la messe pour faire comme tout le monde, mais ne pas admettre la loi de Dieu qu?elle gêne, tricher un peu, en prendre et en laisser, peu d?enfants etc. etc. » Papa, tu étais devenu pour ta petite épouse un ami, un confident, elle qui aurait tant aimé vivre ces deux ans auprès de son amant. Pendant tout ce temps, vous avez pu vous écrire ce que sans doute, vous ne vous seriez jamais dit. Tu écrivis sur le trajet de Manille à Pollock : ?Sans cette séparation, je n?aurais peut-être jamais su à quel point tu m?aimais. Tu as osé par lettres me confier ton amour tout entier et tu ne peux te douter à quel point cela m?a troublé, moi le Jean renfermé, élevé en pension depuis l?âge de onze ans, souvent seul même pendant les vacances. Vous avez partagé vos pensées les plus intimes. Elle te disait dans chacune de ses lettres combien elle t?aimait, combien tu lui manquais. Elle admirait ton courage, ton intelligence et se sentait toute petite à côté de toi, son mentor, son ami, son Seigneur et Maître. Elle si orgueilleuse promettait de t?obéir, et cela l?étonnait elle-même. Parfois lorsque tu semblais découragé, elle cherchait à te consoler et te demandait pardon pour la peine qu?elle aurait pu te faire sans le vouloir. Et toi de ton côté, tu t?inquiétais de la sentir malheureuse, tu craignais de l?avoir blessée inconsciemment : ? Aurais-je été maladroit ? Le ton était-il juste ? » te demandais-tu. Vous aviez vécu votre passion. Un amour fou vous unissait, vous aviez découvert la plénitude. Tu avais lâché la bride et tu avais éveillé une tigresse qui en voulait toujours plus, elle se mourrait loin de toi.

 

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Vous ne faisiez plus qu?un. Cette première longue séparation était le prélude à de grandes souffrances. Ton destin de marin allait vous en infliger de nombreuses, elles vous mettront au supplice. La séparation te pèse très vite, tu en souffriras tout au long du parcours. Tu passeras par des phases de découragement alternées avec l?espoir de voir abréger le temps de ton engagement. Mais chaque fois que tu es trop en peine, tu cherches le point positif. Ainsi, par exemple : ?42 jours de séparation ! Quand c?est trop difficile, je pense ma Luce, que si j?avais la possibilité de te prendre, tu deviendrais peut-être mère pour la troisième fois, et ta santé mon trésor chéri, en souffrirait peut-être beaucoup. Alors tu vois, petite Luce, en pensant à cela, je me résigne plus facilement. Puisse cette considération t?aider aussi mon trésor. Toi, Papa, tu trouvais ta force en un Dieu que tu vénérais, que tu adorais, auquel tu te soumettais, que tu priais régulièrement. En novembre, au moment des fêtes de la Toussaint tu lui écris : ?En mer : j?ai lu ma messe, et j?ai ensuite déjeuné chez l?Amiral. Excellent déjeuner en musique évidemment, l?Amiral est très cordial et me plait beaucoup. Tu sais aussi, Luce chérie, que quoique ayant fort peu connu ton père, j?ai une grande admiration pour tout ce qu?il a été et tout ce que je devine de lui. J?ai son mémento à la première page de l?ordinaire de la messe de mon livre, et tous les dimanches au moins, je pense à lui et je prie pour lui en même temps que pour Bon-Papa. L?arrivée en Chine ne te trouve pas en pleine forme. Tu sors de la dengue. Ton moral n?est pas fameux, tu réponds à ton épouse qui cherchait à te consoler : ?Je veux oublier ces si mauvais quinze derniers jours en pratiquant la patience et la confiance que tu me demandes d?avoir. Ne demande pas au Bon Dieu de m?épargner des peines, mais demande-lui de me donner la force de les supporter. La seule manière de trouver le bonheur est pour toi d?accepter et d?accueillir la vie qui s?offre, les joies comme les douleurs.

 

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Tu avais du mal à la persuader que c?était le seul remède possible. La séparation vous déchirait. Elle se rebellait, pleurait, gémissait. Toute à sa douleur, elle te confiait son amertume, sa détresse. Tu aurais voulu la consoler, la prendre dans tes bras, l?attirer sur tes genoux pour lui insuffler ta force, lui rappeler vos grands bonheurs, celui de nourrir l?un pour l?autre un tel amour, de fabuleux moments partagés. Tu lui promettais de prendre bien soin d?elle à l?avenir, de te montrer plus attentif. Elle promettait de suivre tes conseils, de se conformer à la ligne de conduite qu?elle sollicitait. Tu lui avais répondu : ?Dieu et tes enfants, lecture, peinture, arts d?agrément etc. Vous vouliez tous deux vivre le mieux possible l?idéal des Catholiques que vous étiez, partageant la lecture d?ouvrages édifiants : Imitation de Jésus-Christ, Introduction à la vie dévote de Saint Augustin. Vous y trouviez un peu de réconfort dans cette épreuve interminable de la séparation. Été 1932, la souffrance te submerge et plus encore que la tienne, celle de ta petite épouse adorée que tu crains de voir devenir neurasthénique. La question qui m'avait si longtemps taraudée, « pourquoi cette mission à ce moment-là de ta vie », tu te la posais toi-même. Ton cher ami P., l?ami du trio que vous formiez à Polytechnique avec Camille M. va te rassurer, te prodiguer ses encouragements, et t'aider à y voir plus clair. Il écrit : « Très souvent les devoirs envers la carrière, par exemple, et la famille convergent. En te cultivant au point de vue professionnel, tu te ménages une situation plus brillante qui vaudra à ta famille plus d?aisance, à tes enfants une éducation plus soignée, l?exemple d?une vie laborieuse?.. En faisant même des campagnes lointaines comme celle que tu fais maintenant, tu travailles pour l?avenir, et si tu sembles négliger ta famille pour le moment, c?est pour lui être plus utile plus tard, par ta formation plus ouverte et générale, par l?exemple de la générosité à servir?. « Tes motifs étaient raisonnables et tu es parti par devoir. Il n?est plus temps maintenant de discuter ces motifs, et à supposer même qu?il s?y soit mêlé un peu de fanfaronnade, ce n?est pas cela qui suffit à les réfuter tous?. »

 

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Ta souffrance parfois devenait si intense que tu ne pouvais plus t?empêcher de te poser la question du bien et du mal, peut-être aussi celle de ton engagement de soldat, de mari, de chrétien, et tu écris : ?Le Bien, le Mal, pourquoi ces catastrophes, ces terribles guerres ? Pourquoi la maladie, la mort ? ?Liberté, responsabilité, don de Dieu, la souffrance trouvera sa récompense? c?est le prix à payer. L?accepter encore et toujours et surtout ne pas oublier de remercier, de rendre grâce, d?accepter ce qui ne pouvait être que la volonté de Dieu le tout-puissant. ?Aucun de nous deux n?est capable de donner le bonheur à l?autre,( ainsi notre séparation, les souffrances que je ne peux t?éviter, ta soif d?infini et d?éternité, que moi mortel je ne puis combler )tandis que Dieu seul le peut par son omniprésence, son éternité , sa bonté. Tu le pensais, tu l?écrivais, le répétais sans cesse à ta petite Luce qui gémissait et ne pouvait comprendre qu?après un tel bonheur, elle tombât dans un trou noir où elle se sentait perdue, anéantie. Sa souffrance décuplait, centuplait la tienne, tu cherchais cependant à l?encourager : ?Allez, petit trésor chéri et tant aimé, haut les coeurs, du panache, par pour ce monde ridicule qui ne pense qu?à jaser, mais haut les coeurs, du cran et du panache pour Dieu et pour vos enfants. Prière et méditation te sauvaient, toi qui vénérais le Dieu des Chrétiens. La sienne était plus convenue. Ta foi t?aidait à ne pas désespérer, elle te donnait un appui solide. Et surtout, le monde s?offrait à toi. Tu découvrais de nouveaux paysages, d?autres civilisations. Le Japon où tu débarques pour la première fois en août t?enchanta. Ce pays t?a émerveillé, tu y trouvas beauté, simplicité, une nature splendide, tu aimas l?innocence des enfants et fus impressionné par l?attitude respectueuse des Japonais, par leur sagesse. Les principes du shintoïsme te convenaient. C?est un pays où tu aurais adoré vivre. ?Pays rafraîchissant après la Chine nauséabonde, le Wang Pou un fleuve jaune, boueux, l?atmosphère détestable qui régnait sur le Primauguet.

 

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?Le Japon paraît être un pays délicieux. L?arrivée à Nagasaki est splendide, partout des collines déchiquetées et verdoyantes, des îlots pointus et boisés. On s?avance sur terre sans savoir où se trouve la ville, et puis en tournant une petite pointe on enfile un long couloir ramifié et l?on se retrouve dans une rade entourée de collines où s?étagent des maisons de bois grises au milieu d?arbres, de champs et de fleurs. Bali fut pour toi comme pour beaucoup de marins, l?île paradisiaque à laquelle on n?ose pas rêver. Tu en fais une description enthousiaste : C?est splendide Bali ! C?est féerique, c?est un paradis, et un paradis vivant, coloré, gai et varié. Une énorme densité de population, et tous, beaux garçons ou belles filles circulent sur les routes vêtus d?un pagne aux couleurs vives, portant des paquets sur une tige de bambou, ou sur la tête, un échafaudage de provisions, ou une cruche d?eau. Les ruisseaux, les torrents sont nombreux et, comme au temps du Paradis terrestre, animaux, hommes et femmes s?y prélassent. Les ruisseaux coulent souvent dans des vallées encastrées entre des falaises bizarrement découpées. De grands et majestueux banians, aux mille lianes pendantes, les surplombent. Les rizières s?étagent en terrasses, offrent les aspects les plus divers, au gré de l?exposition : rizières encore noyées, jeunes pousses vertes à peine repiquées, puis toutes les nuances de vert au jaune pour finir par un joli blond doré. Et partout, partout, temples, petits temples hindous, nationaux, villageois ou familiaux. Les hameaux sont innombrables et toujours entourés de murailles basses agrémentées de jolies portes. Cocotiers, bananiers et mangoustaniers poussent à côté des maisons. Et toujours, sur une petite place, un immense banian ombrage une aire réservée aux danses. On rencontre aussi souvent des bassins et rien n?est plus gracieux que de voir les jolies Balinaises venir y remplir de grandes vasques et les remonter sur leur tête. Ces femmes sont vraiment admirables, avec de grands yeux, de gentils minois, des gestes gracieux et des seins souvent admirables.

 

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Tu visiteras, sinon la muraille de Chine pour laquelle une excursion fut organisée et à laquelle tu fus contraint de renoncer, du moins Pékin et ses palais impériaux dont tu pris de nombreuses photos. Dès ta naissance à Hanoi, tu avais été confié à une nourrice tonkinoise. Tu avais bu le lait, respiré l?air de l?Asie. L?Indochine où tu fis plusieurs escales durant ce long périple t?était presque familière. Tu y retrouvas des amis, des parents plus ou moins proches, ce fut pour toi un baume à la douleur de la séparation. On t?invitait à passer le week-end, on t?emmenait dans des endroits pittoresques, ainsi dès le début de la campagne : « Monsieur D., l?administrateur que Papa connaît m?avait invité à assister avec lui à l?inspection d?une plantation de caoutchouc située à une centaine de kilomètres de Saigon. Promenade merveilleuse ! La campagne saïgonnaise, douce, ressemble un peu à la France avec bananiers et rizières en plus. Puis, dès que commence la terre rouge, c?est : d?abord la forêt, forêt inextricable, broussailleuse, avec quelques beaux arbres mais surtout beaucoup d?arbustes, et des lianes et quantité d?animaux. Je n?ai pu y voir des troupeaux d?éléphants sauvages, mais j?ai vu leurs traces. J?ai vu des poules d?eau, des coqs de pagodes etc. etc. ? Au cours de tes pérégrinations tu achètes de nombreux cadeaux pour la famille, les amis, les amis des amis : de la soie pour toutes les femmes de la famille, du petit mobilier, des objets insolites des poupées, des jouets.Ta chère épouse te charge des cadeaux à rapporter à votre entourage,de la soie surtout. Tu choisis pour les femmes des châles en soie brodés de fleurs et proposeras des chaussettes en soie pour tes beaux-frères, mais pas d?autres articles, car, dis-tu : « Les confections de soie sont plutôt des articles masculins, la soie en Chine étant l?apanage de l?homme. »

 

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MANILLE Les escales à Manille, celle du 4 février 1933 au 11, puis une seconde du 28 décembre au 9 janvier 1934 furent pour toi cher Papa des moments forts de cette croisière. Tu y retrouvais ta tante Marie Agathe, une tante religieuse, missionnaire aux Philippines, un archipel sous le contrôle des Américains depuis 1898 après la guerre hispano-américaine. Quelque vingt ans après, je lisais deux lettres adressées à sa cousine Marie Domin où cette tante inconnue racontait avec émotion les deux passages de Jean à Manille. « Figurez-vous que le 1er janvier, à 3 heures, j?envoyais au port de grands omnibus autos pour nous amener le Révérend Père Flacheur, Jean et? 52 marins : la musique et la chorale ! N?est-ce pas délicat à Jean de nous donner ce concert délicieux qui nous a tellement fait plaisir ? de 3 à 4 donc concert, terminé par la Marseillaise?Vous ne savez pas ce qu?on éprouve quand depuis 30 ans, on ne l?a pas entendue et que ce sont des Français qui la jouent en Extrême-Orient ! Quelle émotion ! mes larmes coulaient ! à 4 heures, salut. Nos 52 marins à la tribune, autre émotion ! Ces belles voix d?hommes chantant avec tant d?amour ! Un Noël ? Panis angelicus adeste ? Ave Maria Stella ? Tantum Laudate et pour clore un cantique de marins à la Vierge, absolument enlevé ! En sortant de la chapelle toutes les soeurs pleuraient d?émotion et nous ne sommes que 5 françaises sur 32 ! Dans ses deux lettres, Soeur Marie Agathe de l?Incarnation, « encore sous le charme de cette surprise si affectueuse et si délicieuse » ne tarit pas d?éloges sur son neveu. Elle a été infiniment touchée qu?il soit venu la voir à plusieurs reprises lors de ses deux courtes escales. Elle profite, écrit-elle, de la visite de l?amiral accompagné de l?aumônier pour leur parler de Jean, et ajoute : « Éloge unanime, un officier de devoir excessivement droit, sérieux, travailleur, charmant ! Il est, dit le père F., ma consolation. Jean communie à la Grand messe de 9h tous les dimanches. Il fait sa lecture spirituelle tous les jours, si pieux, si juste, si généreux, il est un exemple pour tous. Neveu attentionné, époux et père attendri, tu étais revenu avec des

 

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photos de ceux que tu aimais. Cadeau précieux pour la tante Missionnaire, « heureuse de pouvoir à nouveau mettre un visage sur les trésors de Jean, Lucette, Claude, Annick et les membres de la famille qu'elle a quittés, il y a si longtemps, Émile, Gabrielle, Jacques, Andrée, Simone, Madeleine, Marie, André et Loute ! » Marie Domin, à qui étaient destinées ces deux lettres, était la soeur du général Lefèvre, mon grand-père paternel. C'est chez elle que Jean passait ses vacances lorsqu'il était pensionnaire à La Flèche. Elle aimait beaucoup Maman, qui le lui rendait bien. Les liens étaient étroits entre Papa et ses deux cousins. André prêtre présida à son mariage et Loute, entrée tôt chez les Bénédictines s'était réjouie d'avoir gagné une soeur lorsque Jean lui avait annoncé ses fiançailles. En pleine santé la dernière fois que nous lui rendîmes visite près de Saumur, à plus de quatre-vingt-dix ans, cette grande cousine s'activait encore dans le potager du couvent. Elle est morte à 102 ans ! En fin de séjour, lors de la deuxième escale à Manille, tu veux faire partager à ton épouse tendrement aimée ces moments précieux passés au couvent de l'Assomption : Manille, le 31 décembre 1933 Je reviens de l"Assomption où j"ai été passé une heure et demie avec notre tante Marie. En uniforme, cette fois-ci car elle avait manifesté le désir de me voir en tenue Et j?ai pu me sauver assez tôt pour aller à la petite fête de l?Assomption. Là, ce fut merveilleusement réussi ! Et je crois que les soeurs ont été profondément émues et nos matelots ravis. Soeur Marie Agathe, l?économe, avait bien fait les choses. En plein air, sur une pelouse de verdure, la musique commença par donner un concert d'airs français qui se termina par la Marseillaise (qui fit pleurer d'émotion notre tante Marie). Après cela, très joli salut au cours duquel la chorale chanta le Gloria, l'Ave Marie Stella, le Tantum Ergo et un cantique très français. Toutes les soeurs étaient ravies, surtout les Françaises qui, depuis très longtemps n?avaient pas entendu l'Ave Maria Stella. Et enfin, goûter somptueux. Les matelots n'avaient jamais eu tant de si bonnes choses, et loterie, chaque matelot recevant un petit paquet comprenant un paquet de cigarettes, un chapelet, des cartes postales et puis autre

 

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chose encore? et j'ai eu mon lot servi à part : une cartouche de cigarettes, et la petite soeur Thérèse en médaillon. Mais après, j?ai eu bien d?autres choses, beaucoup d'autres choses pour toi, pour Claude, Annik, Papa, Maman, Simone, Nanie, un petit souvenir pour tante Marthe. Je vous apporterai tout cela dans deux mois et trois semaines. » Cette fois-ci encore, comme à chaque escale prolongée, tu en profites pour visiter le pays, tu observes et découvres avec étonnement ces Américaines, si libres, mais en même temps semblables à ce que tu connais des femmes. 5 janvier 1934 Quelle force aujourd?hui ma Luce ! T. et moi avons fait cinq visites au fort Mac Kingley. Et nous avons ainsi parcouru de long en large mi en voiture, mi à pied, ce qui représente un bon nombre de kilomètres. Et j'ai été stupéfait de constater en ouvrant bien les yeux que les Américaines, extérieurement si différentes des Françaises, ont aussi bien de leurs qualités. À priori, on est un peu étonné de voir que la plupart des jeunes filles de bonne famille travaillent et vont seules dans les clubs. Les femmes mariées mènent aussi une vie fort indépendante. Certes, chez elles, on est reçu comme en France, peut-être un peu moins de chichis et un peu plus de cordialité, mais simplement, gentiment. Les intérieurs sont comme les nôtres. On aperçoit des revues de mode. Sur les chaises longues des vérandas, j?ai vu des travaux de broderie ou de lainage. Les sujets de conversation ne sont pas trop différents. Cette croisière en Chine était aussi faite pour « se montrer. » Visites protocolaires ou simplement amicales figurent au programme et comptent parmi les devoirs de ta charge. Tu t'en acquittes toujours avec bonne humeur et un certain plaisir aussi je pense. Tu en reçois quelques avantages, entre autres une magnifique poupée dont je connais enfin l'origine : une étrange poupée que l?on me réserva « pour quand je serai grande », maintenant dame fragile, qu'on ose à peine toucher : visage clair, lisse, chevelure noire bien ordonnée, des crans, un petit nez, une bouche fine, des yeux étirés en amande vêtue

 

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d'un corsage en fine étamine blanche, longue jupe et châle à carreaux verts et blancs Manille le 9 janvier 1934 « Hier, mon trésor, j"ai été dire au revoir à Monsieur K. et Monsieur D. et Monsieur Levy, toute la bande des riches juifs français. Après, j'ai pu a v o i r u n e j o l i e p o u p é e h a b i l l é e e n P h i l i p p i n e , malheureusement elle est grande, très grande, immense, donc fort encombrante. Ce séjour finit en apothéose par une réception digne des plus beaux et des plus grands bateaux : Et le soir, il y a eu notre réception ! Jamais, jamais, je n'avais vu un bateau de guerre aussi bien décoré. Sur toute la moitié de la plage AR, il y avait des tapis de Chine posés négligemment, des petits bouts de divan et des fauteuils, des plantes vertes, des fleurs, des lampes artistiques, et quelques jolis objets : têtes de pierre, Kun Ying en bois. Evidemment des pavillons et le circuit d'illumination. ? Fini Manille ! Ma dernière journée y aura encore été bien occupée : visite des campements, installations, chevaux, équipements. Enfin les derniers adieux à cette tante qui t?admire et te chérit: Après cela j?ai été prendre le chapelain T., et nous avons été au Collège de l?Assomption où j'ai fait mes adieux à la Mère supérieure et à notre tante Marie. Quand je l'ai embrassée avant de partir, elle a pleuré tant elle était émue. Il ne faudra pas manquer d'aller à Braisne voir tante Marthe, sa mère que je connais à peine, elle est là toute seule dans une maison de retraite...

 

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LE RETOUR

 

Te voici maintenant bien près du retour. plus que deux mois! Après Manille, vous traversez la mer de Polock. Brève escale à Macassar, capitale de la province de Sulawesi Sud. Il s'agit là aussi de vous montrer aux Hollandais, vous êtes en représentation. En définitive, toi le solitaire, l'homme sérieux et pieux, tu adores cela et le dis toi-même : J'ai à la fois des goûts de pacha et d'anachorète Nous arrivons fringants dans nos pantalons à bandes d?or. Après la réception, vous mettez à profit votre temps libre pour connaître un tout petit peu mieux la région, ses habitants : Ce matin malgré la pluie, qui n'a cessé de tomber, j'ai participé à une excursion en automobile aux chutes de ? Cinquante kilomètres de campagnes luxuriantes d'un vert vif, au milieu des rizières et des bois de bambous, et puis tout à coup, de hauts îlots de pierre qui tombent à pic, comme la baie d?Along. En s'avançant un peu, on arrive à de jolies chutes où tombe un volume d'eau considérable ce qui donne toujours une étonnante impression de force. Bière et sandwichs ! Retour sous une pluie torrentielle. Macassar est passé ! fini Macassar ! et bien vraiment, tous ces Hollandais et Hollandaises sont charmants, mais il n'est pas permis d?être si mal bâti, d?être si laid, si mal habillé et si peu soigné ! Quel tableau nous avons eu ! Mais vraiment le Primauguet est déchaîné car nous nous sommes tous déployés en amabilités, mondanités, gaieté si bien que Macassar est ravi de notre passage : c'est pour la France ! Ce n'était pas pour nous seulement. » Nous voici appareillés ! Ce fut un séjour charmant mais d?ici au moins, mon coeur n?a aucune partie brisée ! Aucun regret sentimental.. Nous descendons toujours plus Sud. Après-demain, nous passerons l'Équateur, et à cette

 

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occasion il y aura toutes les cérémonies traditionnelles avec de nombreux baptêmes bien-entendu. » Après la mer de Polock, Macassar, le passage de l?Equateur, te voici à Bali, la merveille des merveilles, l'île des filles aux seins nus, île féérique, paradisiaque avec ses ruisseaux, ses torrents, ses banians, ses rizières et partout, partout des temples. Nous voici dans l'île des filles aux seins nus et j'en ai déjà vu une de ces filles, dans une pirogue de quoi nous révolutionner le sang ! roulée !! Mais quel temps ! Il fait sombre, gris, la pluie ne cesse de tomber, et puis terminé ! » .Avant-hier et le jour d?avant, j'ai fait de grandes promenades à pied dans la campagne. La première presque entièrement sous une pluie torrentielle, et c'est très mérité, tu sais, ce surnom de l?île des filles aux seins nus. Hommes et femmes portent seulement un pagne roulé à la ceinture. J?ai vu des seins de toute espèce, au gré des âges et des maternités, en général des alléchants. D'ailleurs la race est très belle ici. Demain, je fais une promenade en auto avec Et puis, terminé. Mardi, mercredi, je resterai sagement à bord. » Tu en rêves, tu les imagines ces retrouvailles, mais en même temps une certaine anxiété te saisit et tu lui écris de Bali: Petite Lucette il faudra être très indulgente pour les premiers jours. Je serai sans doute un peu désaxé, peut-être timide et tremblant, peut-être excité, déchaîné, fantasque, je ne sais pas du tout Et puis, vous rejoignez Saïgon d'où tu embarqueras pour Marseillle. Enfin ! Me voici à Saigon d?où j'embarquerai pour courir vers ma bien-aimée. C'est ma dernière lettre du bord ! Mardi matin, j'ai été mis à la porte de ma chambre.

 

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Tes dernières heures de loisirs sont consacrées à des amis très chers : Ce soir, je suis parti pour Minh Tanh, la plantation des L. où je suis arrivé le soir vers 18h30. Bavardages, dîner, bavardages, coucher vers 1h du matin. Lever, le jeudi vers 5h. Départ pour la chasse. Là, à ma grande fierté, au premier coup, j?ai eu un coq de bruyère? qui ne fut pas le dernier. Toute la journée s?est passée en chasse en forêt et pêche à la dynamite en rivière, ce qui est assez sportif à cause du courant et des moyens de navigation (pirogue). Tout cela coupé pour un déjeuner annamite, ce qui est fort bon, très épicé et très lourd, et l?on termine par une bouillabaisse relevée par une rouille méridionale à vous emporter estomac et boyaux. Le soir, encore des bavardages et le lendemain, lever à 5h pour être à bord à 8h. Ta mission n?est pas encore terminée. De l?ouvrage t?attend avant de profiter de tes 115 jours réglementaires de permission : Plus de chambres, mais je suis quand même de service. Quart de 16h à 20h, coucher sur la passerelle, très mauvais bout de nuit, lever à 4h. Et aujourd?hui commence la précipitation des visites, cordage de malles, paperasses? Et pour couronner, on me flanque Chef du détachement Marine sur l?Aramis, avec environ 300 bonshommes dont un fou, un en prison, 2 à l?infirmerie et une vingtaine réexpédiés à l?hôpital de Toulon? Je te signale que l?Aramis n?arriverait peut-être à Marseille que le 26 au soir ou le 27 au matin. » ?Quand tu recevras cette lettre, mon petit trésor chéri, presque certainement, j?aurai déjà fait mes adieux au Primauguet et je voguerai sur la mer jolie, passager d?un superbe paquebot de luxe tout blanc répondant au nom d?Aramis. J?aurai la tête meublée de mille rêves délicieux et le coeur plein d?espoir ! Ta jeune épousée bouda à ton retour. Tu avais retrouvé avec une immense joie tes deux petites filles que tu avais vues grandir et embellir grâce aux nombreuses photos que Lucette n?avait cessé de

 

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t?envoyer. Mais vous, vous ne vous reconnaissiez plus. Vous étiez tous les deux pareillement intimidés. Tu l?avais pressenti. Ce nouveau départ pour une vie commune ne fut pas aisé. Un jour même, cela était devenu tellement insupportable à Maman, qu?elle était repartie dans l?Est chez sa mère. Je ne sais ce qui l?avait rendue furieuse au point qu?elle ne répondait pas à tes appels. Déconcerté, impatient, penaud, tu es venu toi-même la chercher, prêt à tout, même à lui demander pardon à genoux comme elle l?exigeait. Bien des années plus tard, Maman me confiait en éprouver des regrets.

 

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Les sous-marins

 

SOUS-MARINIER À TOULON

 

« Et puis, de toutes ces visites, j?en retiens une qui m?a particulièrement intéressé et plu, c?est celle des sousmarins. Jusqu?ici, j?ai toujours eu l?impression d?être « fana » des canons, de torpilles, de biffe, des transmissions et cela, au fur et à mesure des périodes d?affectation. Mais cette fois, il me semble que l?impression est beaucoup plus vive. Aurais-je trouvé ma spécialité ? » Sous-marinier, c?était ta vocation. C?est à la fin du voyage sur la Jeanne que tu le pressens. À ton retour de Chine, tu intègres l?École de Navigation Sous-marine à Toulon. Deuxième puissance maritime d?Europe après l?Angleterre, la France possède la 3ème flotte submarinière après la Grande-Bretagne et l?Italie. À la veille de la guerre on comptera 38 sous-marins océaniques, (9 de la classe Requin, des 1100 tonnes et 29 de la classe Redoutable, 1500 tonnes) et 40 sousmarins côtiers de 600 tonnes. Te v o i c i C o m m a n d a n t e n second sur Le Vengeur, un sous-marin de 1500 tonnes de la classe Redoutable. Mis en service en 1931, ce sous-marin terminera sa carrière en sousmarin- école en 1946, date à laquelle il fut démantelé car il était en trop mauvais état.. Ce t t e n o m i n a t i o n d e 1 9 3 5

 

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coïncide avec l?année de naissance du caïd, troisième enfant de la lignée, un fils très attendu, ta joie, ta fierté. ! T u e m b a r q u e s s u r l e Redoutable e n 1 9 3 7 , l a famille emménage à Mon Repos. En 1938, tu es nommé Commandant de la Thétis, un sous-marin de 600 tonnes destiné à la défense des côtes. Mis sur cale aux chantiers Schneider en 1923, le sous-marin est lancé le 30 juin 1927 à Chalon-sur-Saône. Long de 65 m, large de 6,40 m, tirant d?eau 4,10 m, ce bâtiment atteint 14 noeuds en surface et 7,5 en plongée grâce à deux hélices mues par deux Diesels Schneider ou deux électriques fournissant au total 1300 CV ou 1000 CV. Il est mis en service en 1929. L?armement comprend un canon de 175 et 7 tubes de 550mm. L?équipage comprend 3 officiers et 37 hommes. Sous-marin de 2è classe du contingent 23 comme la Doris construite sur le même chantier, la Thétis appartient à la 2e escadre de Toulon, 5e escadrille, la 13e Division Sous Marine. La Marine se prépare à une guerre que le monde redoute, que les différents gouvernements s?efforcent d?éviter : « L?importance des sous-marins pour la conduite de la guerre était apparue clairement au lendemain de la Grande guerre où les sous-marins allemands avaient coulé « plus de 11 millions de tonnes de navires. ?Les missions des sous-marins de 2ème classe allaient se définir ainsi : -Attaque à la torpille des petits et grands bâtiments -Surveillance rapprochée des bases, des zones ennemies,

 

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-Éclairage des Forces de Haute mer -Action contre les communications -Défense des côtes. »3 C?est ton premier commandement. Le sort de la Thétis repose désormais sur toi. Tu en prends les commandes le 18 août 1938. Ton sous-marin va se livrer à de nombreux exercices en Méditerranée afin d?être rapidement opérationnel, cela te permettra de te familiariser avec navire et équipage. Début septembre, vous prenez la mer pour une durée indéterminée. Tout d?abord 4 jours d?exercices sur les côtes de Provence. Puis à l?issue d?un exercice de 12 jours sur les côtes provençales, le 13 septembre, la Thétis fait route sur Oran qu?elle atteint le 16. On espère alors que la guerre sera évitée et que cela se tassera. Le ton des journaux est à l?optimisme. Tous ces marins qui se préparent à combattre sont très bien reçus par la société civile. Tu écris : Oran, le samedi 17 septembre 1938 « ?Comme préparation de la guerre, ce n?est pas mal ! Le commandant Pergeaux a retrouvé des amis bijoutiers excessivement riches, et hommes gais et vivants qui semblent éprouver la plus grande joie à traiter royalement les officiers de la Division. La correspondance reprend avec ton épouse bien aimée. C?est la séparation la plus longue depuis le retour de Chine, elle durera un peu plus de deux mois. Tu t?inquiètes, comme tes camarades de la tournure que prendront les événements. Les nouvelles se succèdent, contradictoires : on espère que la guerre sera évitée, et le 19 septembre on est certain la guerre n?aura pas lieu, le 22 la menace de guerre semble suspendue m a i s s e r a i t r e m p l a c é e p a r l a m e n a c e d ? u n e g u e r r e e n Tchécoslovaquie, le 24 on amorce une détente et des perspectives de paix. Cette attente insupportable vous incite à désirer qu?une décision soit prise au plus vite, quelle qu?elle soit. Vous ignorez pour combien de temps vous stationnerez à Oran. Tous s?inquiètent pour la famille qu?ils ont quittée, toi pour Maman isolée dans sa grande maison loin de la ville. Quelques jours plus tard, la Tchécoslovaquie décrète la

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3 Claude Huan « Les sous-marins français 1918-1945.

 

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mobilisation générale. Après avoir annexé l?Autriche, Hitler poursuit son avancée vers les pays voisins. Le 26 septembre, Roosevelt appelle pour inciter les nations d?Europe à préserver la paix. La France et l?Angleterre procèdent à une mobilisation partielle. Les nouvelles sont meilleures ce soir. Demain grande réunion des quatre chefs de gouvernement. Qu?en sortira-til ? Une décision ? ou une prolongation de la tension avec l?incertitude du lendemain. La paix semble préservée pour un temps. La vie reprend son cours. En janvier 1939 de nouveaux exercices conduisent la Thétis en Provence et en Corse. La Marine veille sur l?état de ses bateaux, en particulier sur ses sous-marins qui ont pris de l?âge et exigent des révisions régulières. La Thétis demeure à Toulon en refonte pendant près d?un an. Ton aptitude au commandement, tes qualités sont reconnues, tu es nommé au grade de Chevalier de la Légion d?Honneur par décret du 5 septembre 1939, parution au Journal Officiel du 1er janvier 1940. Nous te voyons plus souvent, tu rentres assez tôt de l?arsenal, tu passes bien plus de temps avec nous et tu profites autant que tu le peux de ce domaine qui t?est devenu si cher. Ton admiration à l?égard de ta petite épouse n?a pas faibli. C?est elle qui prend soin des terres, elle a fait rénover les vignes, établir le contrat avec un jardinier pour le potager, installer un poulailler et des cages à lapins. Toi, tu n?as guère l?âme paysanne, tu te contentes de profiter de cette belle propriété quand tu es à terre. La famille compte maintenant cinq enfants : quatre filles, un seul garçon ! Souvenir de vendanges animées et joyeuses, piétinement du moût, premières libations, quelques marins du bord étaient de la partie. Tu réserves à chacun des aînés un petit carré de terre où nous pourrons planter des radis, tu prends une part active à notre éducation et tu suis de près le programme des classes que nous suivons maintenant à la maison. Période bénie qui déjà s?achève. De terribles années vont suivre.

 

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LA GUERRE

 

Le monde en effervescence connaît des catastrophes, des changements de gouvernement, des révoltes, des guerres. Exposition universelle à New York, tremblement de terre au Chili, dictature de Manuel Pedro au Pérou ! Kichiro Hiranuma, baron nationaliste et pro-fasciste, prend la place du Prince Fumimaro Konoe à la présidence du Conseil japonais. Une nouvelle guerre sino-japonaise fait rage. En Europe l?antisémitisme se fait de plus en plus violent. Dès janvier, Hitler annonce que la guerre à venir entraînera la destruction de la race juive en Europe ! Quelques jours plus tard, il déclare au ministre polonais des Affaires étrangères, le colonel Beck, que Dantzig devra tôt ou tard être restituée au Reich. Chamberlain à Londres essaie de calmer le jeu, mais sa politique est contestée. La politique d?Hitler fait horreur à certains parlementaires qui marquent leur opposition. Chamberlain déclare aux Communes que t o u t e m e n a c e c o n t r e l e s i n t é r ê t s v i t a u x d e l a F r a n c e entraîneral?assistance de la Grande-Bretagne. L?Allemagne anti-communiste s?était rapprochée du Japon en signant le pacte anti-komintern, en novembre 1936. L?Italie adhère l?année suivante. En janvier 1939, la Hongrie est invitée à s?y joindre. La guerre d?Espagne se termine. Madrid est prise par les Franquistes. Les Républicains sont contraints de se rendre. La dictature franquiste débute, les réfugiés espagnols affluent près des frontières. Différents pactes d?assistance et de non-agression sont signés entre les futurs belligérants. La France s?engage à aider militairement la Pologne en cas d?attaque allemande. Londres et Paris acceptent le principe d?un pacte d?assistance mutuelle en cas d?agression contre la Pologne. Les négociations avec la Russie n?ont pas abouti. Renversant les alliances, la Russie signe le pacte germano-soviétique de non-agression, assorti d?un protocole secret pour le partage de la Pologne entre l?Allemagne nazie et l?URSS et sur l?annexion des Pays baltes et de la Bessarabie par l?URSS.

 

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Aux Etats-Unis, le Département d?Etat défend avec acharnement une politique de neutralité. Les Américains entendent rester à l?écart. Néanmoins, le Président Roosevelt doutant que les accords de Munich garantissent une paix stable veut renforcer la solidarité entre les deux pays et du même coup sensibiliser l?opinion aux dangers qui menacent la Grande-Bretagne. Il invite les souverains britanniques à se rendre aux USA. La visite prévue au mois de juin 1939 réjouit le coeur des Américains. Lorsque la guerre est déclarée, déterminé à soutenir la Grande-Bretagne et la France au nom de l?intérêt national, Roosevelt demande au Congrès de lever l?embargo sur les armes et les munitions. La France ne veut pas de cette guerre, elle hésite à s?opposer à Hitler. Le pays est divisé entre ceux qui veulent continuer la lutte et ceux qui veulent éviter la guerre à tout prix. Les autorités militaires se croient à l?abri d?une invasion grâce à la fameuse Ligne Maginot tandis que les Alliés se croient les plus puissants, comptant sur un blocus maritime du Royaume-Uni pour l?asphyxier. Le 1er septembre 1939, les troupes allemandes attaquent la Pologne, le 3, le Royaume-Uni et la France se résignent à déclarer la guerre à l?Allemagne. L?Italie déclare sa non-belligérance. Mobilisation générale ! C?est le début de la « Drôle de guerre ». Les Allemands qui veulent en finir vite mènent une guerre éclair, une guerre offensive, tandis que les Français restent sur la défensive. Les Pays- Bas et la Belgique, théoriquement neutres, sont attaqués. Dès la fin du mois de septembre, la Pologne est partagée entre les Allemands et les Soviétiques. Staline se rapproche des Allemands, il envahit la Finlande, occupe le pays dès mars 1940. annexe les Pays-Bas en août. Ni la Pologne ni la Finlande ni les Pays-Bas ne reçoivent d?aide de la France ou du Royaume-Uni. Hitler parvient à se ravitailler en fer par la Suède au port norvégien de Narvik, tandis qu?à l?Ouest, il ne se passe rien de décisif. Au début de l?année 1940, la France et la Grande-Bretagne conçoivent le projet d?intervenir en Norvège pour priver l?Allemagne de son approvisionnement en fer. Devant l?accroissement de la menace allemande en mer du Nord et à la demande de l?Amirauté britannique soucieuse de renforcer son dispositif, l?amiral Darlan, alors Chef d?Etat-Major de de la Marine, accepte de détacher les sous-marins de nos 12ème, 13ème et 16ème division et de les faire placer sous le commandement opérationnel du vice-amiral Horton

 

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commandant les sous-marins britanniques. Les sous-marins océaniques de 1500 t de la 2ème division, partis de Brest devaient être basés à Dundee, pour opérer en mer de Norvège, tandis que les sous-marins côtiers de 600 t des 13ème et 16ème divisions dont faisait partie la Thétis devaient être basés à Harwich, base anglaise sur la Mer du Nord, pour opérer de la base allemande jusqu?au sud de la Mer du Nord à la recherche de bâtiments ennemis.

 

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LA CAMPAGNE DE NORVÈGE

 

Papa, tu vas donc participer à cette campagne de Norvège avec la Thétis dont tu as pris le commandement près de deux ans auparavant. La guerre déjà se profilait à l?horizon. Elle est là maintenant. À bord de ton sous-marin, de concert avec les Anglais, tu vas compter parmi les premiers à combattre l?ennemi, l?Allemand, le Boche. Mission secrète ! Censure de rigueur ! Tu quittes la maison le 14 février 1940 pour une mission inconnue, un temps indéfini. Mise en condition, entrainement intensif en Méditerranée dans le golfe de Tunis. Bateaux et équipages seront mis à l?épreuve durant plus de trois semaines, puis, le 28 mars vous vous dirigez vers Brest pour une escale de ravitaillement, où la Thétis comme la Calypso demeure six jours de plus que prévu. La Doris avait dû appareiller avec la Circé et l'Orphée sans pouvoir obtenir de joints de rechange pour ses compresseurs de moteurs diesel. De nombreuses avaries avaient affecté les sous-marins pendant ce transit inhabituel par sa longueur. La Thétis arrivera à Harwich le 20 avril munie de ses nouvelles batteries, prête à accomplir une mission qui prendra fin début juin, les Alliés ayant renoncé à poursuivre la campagne après l?occupation de la Hollande et de la Norvège par les Allemands. La Doris d i s p a r u e , l e Pasteur, l ' Orphée e t l ' Achille r e t o u r n é s prématurément en Métropole pour avaries, le Rubis resté en Angleterre, le Jules Verne et les 8 autres sous-marins du groupe, un moment rassemblés à Dundee, appareillèrent pour Brest où ils arrivèrent le 9 juin, date qui marqua la dissolution du groupe. Tout au long de cette période, malgré la tension et les difficultés rencontrées, tu écris aussi souvent que possible à ta chère épouse, parfois même à tes enfants. Cette correspondance livre jour après jour, en filigrane puisqu?aucun lieu, aucune action ne doivent être révélés, mais de façon très concrète ce que vous vivez à bord de ton sous-marin, pendant ces opérations en Mer du Nord. Elle précise les différents aspects de ta vie d?officier de marine, les responsabilités, les difficultés mais aussi les satisfactions et les menus plaisirs de la vie à terre ou en mer. Elle dit les sentiments qui t?animent, ta ferveur

 

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pour ce métier en temps de guerre, ton enthousiasme mais aussi ta tendresse envers ton épouse et tes enfants, ton découragement et parfois la tristesse qui s?empare de toi quand tu penses à ceux que tu aimes. La séparation dont tu ne connais pas la durée est d?autant plus douloureuse qu?un enfant va naître dans les mois à venir. Tu espères tant que ce sera un garçon ! Ta première lettre date du 17 février. Tenu au secret, tu ne donnes pas le lieu de ta première destination, mais les documents de la Marine permettent de suivre l?itinéraire : la Thétis a rejoint Bizerte, elle est en baie de Ponty depuis le 16. Les exercices sont prévus les 20 et 21 dans le golfe de Tunis et d?Hammamet. Vous atteignez Sousse le 24. La traversée s?est fort bien passée, la première nuit, des creux de six à huit mètres, mais la Thétis s?est fort bien comportée, l?équipage a souffert du mal de mer en proportion de sept hommes sur dix !!! Vous avez la bonne surprise d?être magnifiquement reçus durant cette première escale où vous allez pouvoir vous remettre après une mer agitée : d?abord, des douches chaudes pour l?équipage, bienfait extraordinaire étant donné l?habitacle mesuré d?un sous-marin, chambres très confortables, un carré somptueux, des tennis etc. etc., le tout très loin de la ville. Ce métier, tu l?as choisi, tu l?aimes. Tu es parti heureux de servir ton pays, tu consacres toutes tes forces à l?action militaire et maritime demandée, tu te sens utile pour l?entraînement de ton bateau, pour son utilisation. Tu ne penses plus qu?à ton métier. De nouveaux exercices puis le 1er mars vous faites route sur Bizerte , escale à Setie Merienne le 2. Vous demeurez à Tunis du 9 au 11, et tu en profites pour te promener dans la ville avec le commandant de la Doris. Une surprise agréable t?attend, tu avais donné rendez-vous à des amis dans un café du coin et voilà que tu y rencontres un de vos meilleurs amis : Marc J. Cela fait déjà trois semaines que tu es parti. Ton épouse aimerait te voir revenir en permission, tu l?avais laissé espérer que tu serais près d?elle pour votre anniversaire de mariage, le 24 mars. La réalité sera plus aride, tu le pressens, mais espères tout de même revenir auprès d?elle pour la fin de l?année. Après des exercices en eau profonde où vous goûtez au calme après des incidents techniques, escale à Sidi Abdallah, le 15. À toi les tâches administratives de rigueur : comptes rendus des exercices,

 

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notation du personnel, comptes de la caisse du bord dont tu es personnellement responsable : Chère aimée, hier soir j?ai tout particulièrement éprouvé le besoin de t?avoir près de moi. Après une bonne journée remplie de tennis bridge et lecture, le Chef de Division m?a appelé pour me montrer des transmissions qu?il faisait à certains compte rendus. Luce, quelle douche froide ! Je ne peux t'expliquer en détail à cause de cette maudite censure mais c'est un peu comme si tu préparais un plantureux déjeuner, que tous les convives te félicitent sur ton rôti, ton entrée, ton entremets en te disant : excellent ! remarquable et qu?après je te dise : oui, bon rôti, bonne entrée, bon entremets «(sans plus), mais mauvais potage, mauvais légumes? s?ils sont seulement passés inaperçus. Ô Luce quelle douche j?ai reçue, et quel effort j?ai dû faire le soir lorsqu'il m?a demandé si je faisais un bridge pour répondre oui et garder le sourire. Ce qu?il y a d?ennuyeux là- dedans, tu vois, c'est que maintenant, nous sommes bien fixés : si l?un de nous fait une blague quelconque et Dieu sait si les occasions sont fréquentes, voilà, ce n'est pas lui qui essaiera de nous en sortir comme le faisait le commandant P., mais ce sera plutôt : tu assommes ! ?le bien restera caché, le mal sera monté en épingle, alors attention ! Tu poursuis deux jours après : ?Hier et aujourd?hui mon esprit n?a guère eu de repos. C?est qu?il a fallu noter. Pour les hommes, ce n?est pas très difficile. Les notes se mettent en points et le système d?avancement est tel qu?avec un peu d?habitude et si on connaît bien ses hommes, il n?est pas difficile d?être juste, de ne léser personne, de pousser les bons, de faire attendre les médiocres et d?arrêter les mauvais. Pour les officiers, c?est une autre histoire car il faut mettre des appréciations verbales assez courtes, et répondre à des questions. Et comme un officier n?a pas le droit d?être passable ou même simplement bon, sans plus, c?est très difficile. Enfin c?est fait. J?ai essayé d?être à la fois juste et bienveillant et ferme,

 

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de voir clair en faisant table rase de petits incidents sans conséquence et excusables. Dix ans de mariage aujourd?hui, 24 mars. Vous êtes loin l?un de l?autre, mais très proches par la pensée. Tu te plais à remémorer les moments heureux, « journées à Nice ou à Cannes, nuits à Juan-les- Pins, séjours à Cavalaire à la Favière, journées à Bandol avec les enfants quand vous habitiez rue Gimelli, et rentriez fourbus mais heureux, et Mon Repos où votre bonheur s'est épanoui plus qu?ailleurs. Tu évoques aussi les moments plus rares où le bonheur était en bémol : Lunéville où il te semblait toujours que ton épouse n'était plus tout à fait tienne, tu évoques notamment ta sensation d'isolement et de jalousie généralisée, vos piqûres de jeunes mariés impulsifs et pas encore très unis de 1931, vos petites angoisses d'ordre matériel, votre difficulté à vous accorder sur des questions religieuses et surtout sur celle des enfants. Vous vous arrêterez deux jours à Oran où tu achètes un bracelet en argent pour un double anniversaire, voyage de noces à Gérardmer, et au retour de Chine, Marseille, Montpellier puis Barcelone et les Baléares. Le 23, le sous-marin appareille à destination de Brest. Arrêt à Oran du 25 au 27. Des avaries ont été décelées après ces exercices intensifs, il s?agit de réparer. Tes hommes vont devoir travailler dur. C?est alors que tu apprends la triste fin de la guerre russofinlandaise. Tu commentes : Combien lâches et pleutres sont les pleutres nordiques ! Et nous, ne sommes-nous pas un peu poires de tout laisser faire par respect d?une loi internationale que nous sommes seuls à respecter. C?est rageant, du moins pour nous qui ne voyons qu?un petit côté de la question. Espérons que nos chefs ont raison et qu?ils attendent encore pour gagner ensuite. La Thétis se présente devant le port breton le 4 avril 1940 pour faire le plein de ravitaillement et procéder aux dernières vérifications. Vous n?en repartirez que le 17 car de nouvelles avaries sont apparues et il faut réparer. Te voici à quai, un peu désemparé après cette traversée

 

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mouvementée. Les exercices sont terminés, vous allez dans quelque temps combattre pour de bon. Ce long temps d?exercices a mobilisé tout ton être. Sans cesse à l?écoute de la mer, de ton bateau, de tes hommes, il n?est pas question que la plus petite avarie amoindrisse les capacités du sous-marin, tu veilles à ce que tout soit en parfait état de marche. Il te faut voir et revoir, examiner de près compresseurs, axiomètre des barres de plongée, moteurs diesels, les moteurs électriques, ballast, portiques d?antennes, périscope. Tu demeures attentif aux compétences des uns et des autres, et tu les incites à prendre des initiatives. Officiers, Maîtres et matelots travaillent d?un seul coeur, tous responsables les uns des autres, tous unis par un même idéal, celui de défendre le pays. Mais quand tu quittes le port pour aller en ville, tu te retrouves seul, face à toi-même, empli de nostalgie, de regrets. La souffrance de la séparation refait surface. La plupart des hommes en 1914 partaient avec enthousiasme pour défendre leur pays, cette fois-ci, c?est plutôt l?inquiétude qui domine. Comme beaucoup de combattants, tu t?inquiètes pour ta famille, elle te manque cruellement et tu voudrais la savoir à l?abri de l?ennemi. Tu penses à ce bébé, attendu dans les jours qui viennent. Deux à trois jours étaient prévus à Brest, vous y restez treize jours que tu vis mal tant l?atmosphère est pesante, le climat d?une guerre incertaine déstabilisant : aucune action offensive sur le front de l?Ouest, ni les Français ni les Allemands n?en ont encore pris l?initiative. Le 9 avril, les Alliés se sont engagés à venir au secours de la Norvège. Une première opération de débarquement se prépare. On s?affaire sur les quais de Brest, on rassemble dans les cales différents matériels de guerres inhabituels mais adaptés au climat et au sol où se dérouleront les opérations: skis, raquettes, bottes de caoutchouc et canadiennes, chiens du Groenland, ou classiques chars, vivres, etc avant de les embarquer vers le front du Nord. La 27ème des chasseurs alpins s?apprête à embarquer. Dans les rues, une vraie atmosphère de guerre, un bruit du tonnerre, des chars, encore des chars, des automitrailleuses. Cette escale qui aura duré trop longtemps te sape le moral. Tu as hâte de repartir, de retrouver l?action. Enthousiaste cependant à l?idée de participer à de vraies opérations de guerre, tu comptes bien te donner pleinement à ce métier que tu aimes. La guerre va te permettre de vivre une période héroïque à laquelle tu associes ton

 

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épouse. Tu rêves de revenir couvert de gloire et de décorations tel un chevalier pour sa princesse. Elle t?écrit sa lassitude et son découragement, tu l?incites à retrouver des forces et à combattre coûte que coûte sa fatigue pour que ce petit sixième vienne au monde dans une famille unie et joyeuse. La guerre se prolonge, l?inquiétude se propage, les nouvelles contradictoires se multiplient, les journaux recréent une atmosphère de fièvre. On a l?impression que la vraie guerre va commencer, écristu, mais il faut garder confiance. Tu te sens protégé car ton bateau a été béni, les enfants prient. Et puis tu ajoutes qu?il ne faut pas croire les médias. La radio italienne a bien annoncé des pertes de navires, cela ne correspond à aucune réalité, c?est absolument faux. Mardi 9 avril 1940 ? Les nouvelles des journaux de ce matin sont venus recréer une atmosphère de fièvre?.. Ce matin, j?ai reçu un télégramme. J?ai eu un petit coup au coeur me demandant si ce ne serait pas l?annonce de Bernadette ou Dominique? C?était de tante Jeanne me disant que je pouvais aller les voir dès que cela me sera possible? mais hélas, après avoir bien espéré pouvoir le faire, je crains que cela ne devienne impossible : c?est quelquefois embêtant d?être commandant ! ?.Que dit-on à Toulon des événements actuels. Il y a de quoi épiloguer longuement là-dessus. Les journaux pullulent de canards et de démentis. On a l?impression que c?est la vraie guerre qui va commencer. Mais sera-t-elle localisée aux régions nordiques, ou le feu va-t-il prendre en Méditerranée ? Et le front, le vrai front ne va-t-il pas rester le seul secteur calme? Une visite à Larmor chez tante Jeanne et oncle Pierre te mettra un peu de baume au coeur. Tu peux parler avec eux de ton épouse bien aimée, envisager aussi une installation de ta petite famille à Ber Ever pour l?été et peut-être l?hiver. Il n?est hélas pas question pour toi de faire un aller et retour jusqu?à Toulon, la responsabilité qui t?incombe en tant que commandant ne te le permet pas. Tu envisages donc une séparation assez longue tout en escomptant une permission improbable avant la fin de l?année et tu espères, sans trop y croire que la guerre va bientôt s?achever En attendant, vous allez vivre chacun de votre côté une période bien remplie, toi en participant à de

 

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vraies opérations de guerre, Maman en mettant un nouvel être au monde et en donnant un joyeux départ à ce petit sixième. Mais avant cela, il te faut la rassurer, aussi lui écris-tu : Chérie aimée, maintenant deux mots de sérieux. Je ne sais pas si tu lis attentivement les journaux et si tu suis toutes les émissions de TSF. Si oui, tu as pu lire ou entendre un nombre considérable d?inepties, de la radio italienne entre autres qui aurait annoncé la perte de certains vaisseaux français, sous-marins ou de surface, toutes nouvelles entièrement dénuées du moindre fondement. Je te le dis avec insistance pour te mettre en garde contre de telles nouvelles qui pourraient éventuellement être propagées sur mon bateau. On dit souvent : « pas de fumée sans feu » et bien j?ai pu constater que ces radios émettent de la fumée sans feu. Et c?est pourquoi je te le dis pour t?éviter toute inquiétude éventuelle.

 

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PENDANT CE TEMPS À MON REPOS

 

Pour ne pas trop penser à l?absence du bien aimé et cultiver de sombres pensées, Maman a décidé de s?occuper sans relâche et entreprend de rénover la petite maison, de la meubler avant l?arrivée de nouveaux locataires. Elle multiplie les allers et retours du Quatre Chemin des Routes au centre deToulon et achète à la salle des ventes des chaises, un lit, un matelas nanti d?une toile neuve, une couverture en piqué, un bahut à surprises, véritable caverne d?Ali baba bourrée d?éléments disparates : centaines de boutons, dentelles de fil faites à la main, une pendule sans sa clé, une petite bonbonne, un carton plein de chapeaux, des paniers à chats, à raccommodage et même des papiers de toutes sortes, extraits de baptême, quittance de loyer etc? Ses nombreux déplacements lui vaudront deux accrochages avec « Caroline », la Renault familiale. L?un s?avère sans gravité, le second plus sérieux voit ses vitres fracassées, une portière arrachée, ce qui ne l?empêche pas de rouler. Les premières lettres sont longues à arriver. Pour tromper l?attente, Maman profite du jour de congé de Berthe, pour laver tout ce qui lui tombe sous la main, puis entreprend de vider le panier de repassage, plein à ras bord. Cette tâche lui plaît d?autant qu?elle lui a souvent donné l?occasion de se comparer à Madame Sans Gêne, repasseuse de son métier qui devint cantinière puis blanchisseuse, toutes deux portant le même patronyme : Catherine Hubscher épousa le soldat François Joseph Lefebvre, futur duc de Dantzig. Maman était comme elle : réputée pour son franc-parler, pour l?immense courage dont elle faisait preuve en toutes circonstances, une générosité illimitée qui lui valait parfois des déboires fâcheux. Papa vient seulement de partir, et déjà un vent méchant semble souffler sur la maison. Les incidents se multiplient : -la cuisinière casse chaque jour son lot de vaisselle, elle se dispute avec la vieille infirmière embauchée pour s?occuper des enfants et menace de rendre son tablier. -Michel et Paulette les petits protégés de Lunéville se conduisent

 

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fort mal, tant et si bien que Maman sera obligée de les renvoyer chez eux manu militari avec le concours de la police. Paulette était tombée sous le joug d?un proxénète ! -début des restrictions, un système de cartes est établi, -lapins décimés, la basse-cour en émoi -les poules ont cessé de pondre -dérangés dans leurs habitudes, les trois aînés multiplient les bêtises et pratiquent l?école buissonnière ! Les fessées distribuées n?arrangent rien, augmentent peut-être même leur désarroi qui va s?exprimer autrement : Jean-François fait une forte fièvre accompagnée de maux de gorge, angine déclare le médecin. Annick à son tour fait grimper le thermomètre à plus de 40°, Maman s?affole et craint une méningite. Claude qui ne veut pas être en reste y va d?une forte fièvre elle aussi. Janine très indépendante vit dans son monde tandis que Josette ne lâche pas sa mère, trottinant derrière elle et répétant Papa parti ? Heureusement, l?horizon s?éclaire, lavements, tisanes, huile goménolée ont été efficaces, la fièvre a baissé, les enfants très vite peuvent à nouveau jouer dehors. Et puis, Maman a l?immense plaisir de voir son cousin et parrain arriver à Toulon. Quelque temps plus tard même, il s?installera dans les appartements du second avec son épouse. François, le frère préféré, viendra la faire rire avec ses blagues. André, qui rentré du front a profité d?une permission pour se marier, passera une grande journée à la maison avec Zabeth, son épouse. Les poules pondent de nouveau leur huit oeufs par jour, l?armoire à provisions est maintenant bien remplie en prévision des restrictions. La nouvelle locataire offre de venir aider au ménage et bientôt, Bonne-Maman sera là! Le fils si attendu peut arriver.

 

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PATROUILLES

 

20 avril, vous voici donc à Harwich. Partie de Brest, la Thétis rallie le groupe des sous-marins où se trouvent déjà la Doris et la Circé. La traversée se passe sans encombre, il fait beau, peu de vent, l?ambiance toujours bonne sur la Thétis malgré l?inconvénient de se serrer un peu plus et de devoir partager un espace déjà très étroit : ?Chez les Maîtres aussi; il a fallu se serrer car on m?a collé un maître pilote. Brave Breton qui connaît bien les côtes, mais vraiment je ne sais pourquoi on me le donne et constate surtout que cela diminue encore le maigre confort des maîtres. Quelles boites à sardines que ces petits bateaux ! Mais si inconfortable que ce soit, c?est bien sympathique, et après quelques jours d?arrêt, de confort, on retrouve quand même avec joie sa couchette de 60 cm, ses échelles, la graisse etc etc? L?ambiance qui règne à Harwich t?enchante, c?est la guerre. Sur terre, ce n?est plus le grand confort de la Tunisie ou même celui de Brest. Les équipages ne disposent même pas d?un casernement, : Car vraiment si ma vie devient d?un intérêt palpitant, terriblement excitante, sur un ton allegro crescendo au point de vue métier, il n?en est pas de même au point de vue confort et distractions, ah non ! Vraiment, nous tombons de haut, et toujours de plus en plus bas. A notre première station, c?était le summum comme luxe et nous avions le tennis, le bridge et quelques amis à voir. ensuite, court arrêt de quelques jours avec des amis à voir, et faute d?installation pour nous recevoir, l?hôtel avec frais de vacations : on pouvait vivre. Ensuite c?était juste comme confort mais encore des vacations, beaucoup d?occupations, beaucoup d?amis, de restaurants et la crêperie. Mais ici, où nous espérions trouver tout le confort !!!

 

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Nous continuons à prendre tous nos repas à bord car sur le bateau-base, on crève de faim et on paye cher. J?ai une chambre confortable mais dans laquelle je loge les affaires de mes officiers et des maîtres car les officiers sont en dortoirs à six, sans armoires avec comme tout mobilier 1 lit et 1 chaise par tête de pipe, dans une aile de villa où il n?y a pas de douches mais seulement deux lavabos utilisables pour quinze ou vingt officiers !!! Mes maîtres ont 4 lits à terre, mes hommes n?ont rien ! Tout vient à point à qui sait attendre nous dit-on quand nous rouspétons. Je veux bien le croire et me rendre compte des difficultés de ceux qui s?occupent de la question, mais nous en souffrons bien. Et alors comme pays ! Du vent, de la pluie, des grues, des cheminées. C?est plat, c?est laid, il n?y a aucune ressource, et tout est hors de prix. Il est question, parait-il, de nous donner des indemnités mais elles ne sont pas encore là et ceux qui sont ici depuis plus longtemps que nous crèvent de faim. A part cela ou plutôt malgré cela, le moral est haut, ma chérie, c?est tellement passionnant ! Voici le rêve de toute ma vie de marin qui se réalise. Si je pouvais te revenir couvert de gloire et de décorations ! Mais même si je reviens sans cela, je te reviendrai content d?avoir fait un vrai métier de sous-marinier? Mais surtout, que cela ne t?inquiète pas?. Dès l?arrivée à Harwich, on va aux instructions. L?opération est dirigée par les Anglais. Le Capitaine de Vaisseau Belot est placé sous l?autorité opérationnelle du Vice-Amiral Sir Max Horton, ce qui rend l?exercice un peu plus difficile encore et seule l'équipe de liaison britannique détient les clefs du chiffre : chaque patrouille de sousmarin dépend de son analyse. Les sous-marins de 2ème classe dont la Thétis fait partie ont pour mission de surveiller les mouvements des bâtiments allemands aux approches de la baie de Héligoland et des côtes hollandaises où l?on craignait un débarquement de la Wehrmacht. La présence de mines allemandes, l?absence de reconnaissance aérienne amplifient le danger. La navigation en basse mer du Nord peu profonde est très difficile, les secteurs attribués à chaque sous

 

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marin fort étroits. Avant chaque mission, le sous-marin est soumis à une opération de démagnétisation, car les Allemands ont mouillé récemment devant le port des mines à mise à feu magnétique. Tu es très fier de ta Thétis et tu as veillé à ce qu?elle soit en excellent état, n?empêche que les Britanniques avaient une piètre opinion de nos sous-marins français :. « Contrairement aux récents britanniques de classe S et comparés aux U-Boote types II et VII, les 600 T français, de conception ancienne étaient bruyants, indiscrets, peu endurants. Aucun amortisseur efficace n'atténuait les vibrations de leurs appareils moteurs ou auxiliaires; il était à craindre que leur présence puisse être décelée par la non-étanchéité des joints des périscopes mus par pompes à huile, ou en cas de choc ou de grenadage, par une fuite du gasoil contenu principalement dans leurs soutes extérieures en tôle rivée. "Vous courez au suicide" disaient les Britanniques. Ainsi nos 600 T ne durent faire que très partiellement le plein de ces soutes qui devaient être complètement remplies en début de patrouille. Cette mesure réduisait considérablement leur autonomie, aussi fut-il décidé de transformer en soute à gasoil des caisses à eau intérieures. Pour ce qui concerne les moyens d'attaque, rappelons que les torpilles françaises n'étaient pas équipées de la gyrodéviation (lacune quelque peu compensée par les plate-formes orientables) et que souvent elles ne prenaient pas l'immersion programmée. Enfin, contrairement aux britanniques et aux allemands, nos 600 T avaient un système d'écoute sonore moins performant (et aucun sous-marin français n'était équipé de sonar). » Et voilà. Tu vas affronter tous ces dangers, ton âme de guerrier s?en réjouit ! La peur ? Connais pas semblent dire tes nombreuses lettres. Courage, énergie, volonté sans faille d?accomplir ton devoir ? Quelle belle image d?Epinal j?ai gardé de toi tout en détestant ce qui faisait ta force et ta fierté, ta vocation de guerrier ! Je tremble d? effroi en apprenant ce que tu as affronté et j?admire malgré moi sans comprendre. Je me demande aujourd?hui quelle a pu être la réaction de la petite fille que j?étais en lisant cette lettre aimante mais terrible aussi où tu racontes l?horreur de la guerre, où tu manifestes ton désir de massacrer l?ennemi. Je n?avais alors que dix ans : ?Cela fait déjà longtemps que je vous ai quittés. Et depuis, j?ai déjà beaucoup navigué dans plusieurs mers. Je n?ai pas le droit de vous raconter des choses que j?ai vues quand ces choses ont un caractère secret. Alors, je peux vous dire qu?un jour, j?ai vu quelque part plein, plein de bateaux qui avaient été coulés et dont on voyait encore le haut des mats ou des cheminées. Un autre jour, j?ai vu des avions allemands et j?ai vu tirer dessus.

 

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C?était très joli car il y avait aussi beaucoup de ballons en l?air pour tendre des gros câbles sur lesquels les avions peuvent se casser. Peut-être verrez-vous cela un jour au cinéma?. Je suis très content que Claude et Annick communient souvent et prient pour moi et pour mon bateau. Il faut demander au bon Dieu de mettre beaucoup de bateaux allemands sur ma route pour que je puisse les couler, et qu?il écarte de ma route les petits bateaux, les mines et les avions. C?est au retour d?une patrouille que tu apprends la naissance de Bernard ! Un fils ! Tu dis ta joie, ton bonheur, ta fierté à ta Luce adorée, mais tu ne peux t?empêcher d?écrire ton désir de le voir suivre tes pas : ?Quelle vie excitante, ma chérie ! C?est vraiment passionnant comme atmosphère et cela nous permet de ne pas trouver le temps long? Petite chérie aimée, je n?en crois pas mes yeux, depuis quatre jours déjà j?ai donc un second fils, et tu vas bien ! Luce adorée, je voudrais te dire ma joie et pleurer de joie près de toi. J?ai voulu de suite t?envoyer un télégramme? hélas c?est interdit ! Alors vite, vite, que ma lettre coure vers toi, qu?elle aille t?apporter mes chaleureuses félicitations, ma reconnaissance, ma tendresse, mon amour et ma joie de savoir que tu vas bien??Soigne bien notre petit Bernard qui vient au monde dans cette période héroïque. Insuffle-lui comme à Jean-François une âme de marin et si possible de sous-marinier ! La Thétis appareille le 25 avril à 15h30 avec ordre de patrouiller au large des îles de la Frise, autour du point 55°N4°E. Rappelée à Harwich le 5, elle y arrive le 7 au soir. Lors de ces opérations périlleuses tu continues à écrire aussi souvent que possible à ton épouse bien aimée, parfois à tes enfants. Correspondance précieuse, datée, mais toujours sans jamais qu?aucun lieu n?apparaisse. La cadence des patrouilles s?accélère, leur durée s?allonge, l?acheminement du courrier en dépend. Toujours sur le qui vive, tu dors tout habillé, sans même quitter tes

 

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bottes quand la zone est agitée. Il fait très froid, officiers et marins accumulent pull-over et chandails, cache-cols, gants et peau de mouton. Maintenir le moral des hommes, une préoccupation essentielle pour le commandant que tu es, malgré des conditions matérielles déplorables l?atmosphère du bord est à la joie ou plutôt à la gaieté. Vous déclamez, vous chantez : Thétis tirade (auteur : l?Equipage) La Thétis est un sous-marin Elle vogue loin vers son destin C?est un bâtiment plein d?entrain Où l?on fait de bons festins. Ainsi repus les gars du bord Ont plein de forces dans leur corps/ Dans le Nord ils sont partis, gais Ainsi le veut l?Amirauté. Leur travail n?est pas compliqué On leur a dit de canarder Et de torpiller les bateaux Qui vont en pirates sur l?eau. Comme sous la mer ils voguent aussi On leur a demandé ceci : Dans la journée restez planqués Si vous voulez ne pas couler. Avec le temps ils comprendront Qu?il vaut mieux tourner les talons. Et nous repartirons au loin, Vers les pays où les bons coins Nous feront oublier ces jours Où nous avons quitté l?amour Pour aller combattre en vainqueur Avec nos Alliés au grand coeur Durant toute cette période, pour parer les attaques de la Luftwaffe dont les appareils sillonnent la Mer du Nord, le sous-marin navigue en plongée. Les nuits de printemps sont courtes, il ne fait surface que pour recharger les batteries. Des chasseurs bombardiers de la RAF patrouillent sans cesse aux abords des ports britanniques : ils avaient pour ordre d?attaquer tout sous-marin non identifié. Ainsi, lorsque le sous-marin appareillait de jour, les bombardements étaient pour lui temporairement suspendus, mais il devait impérativement plonger au point

 

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désigné ainsi qu'à l'instant donné par son ordre de mission, à partir duquel étaient alors levées les restrictions de bombardement. Une procédure similaire était appliquée au moment du retour à sa base du sous-marin, malgré les risques d'une méprise due à l'imprécision de son heure d'arrivée. Au cours de sa patrouille La Thétis aperçoit le 2 mai un sous-marin en surface qu?elle ne peut attaquer. Véritable déception ! Mais voici que la dernière mission se prolonge bien au-delà de ce qui semblait possible, désagrément inattendu, la nourriture vient à manquer !!! ? Jamais je n?aurais cru cela ! La seule chose dont je souffre vraiment au cours de cette patrouille qui touche à sa fin, c?est de ne pas manger suffisamment. Les premiers jours, tout allait bien ! Mais notre intendant ayant mal calculé la quantité de pain à emporter, et ayant été trompé par la qualité du dit-pain de conserve qui, s?émiettant, se gaspille, il nous a fallu, pour avoir du pain de conserve jusqu?à la afin, nous mettre à 1/2 ration !! et comme la ration de pain de conserve est maigre, c?est dur ! De plus, mon chef de gamelle s?étant dit : « On nous donne l?ordre de faire n jours de vivres ! mais ils ne seront pas cruels au point de nous laisser si longtemps dehors, ils nous rappelleront bien au bout de quatre ou cinq jours, et il n?a pas pris n jours d?oeufs, de pamplemousses, d?oranges, chocolat etc. etc. Alors depuis quelques jours, je souffre durement de la faim? Comme, depuis le début, les chansons sont à l?honneur, inspirées par une déception guerrière et par le fait qu?un manque de prévoyance oblige à rationner en pains, un nouveau texte est composé, sur l?air de « Monte là d?sus »: Nothing more, nothing more, Nothing more in the submarine Thétis ! No more bread in board, No more ships out board Nothing more in the North Sea ! La veille l?équipage avait chanté ce refrain sur l?air de « Auprès de ma blonde « : À bord de la Thétis, ce qu?il fait bon, fait bon, fait bon, À bord de la Thétis, ce qu?il fait bon voguer !

 

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dont voici les couplets : Dans toute la mer du Nord, Arrivent sans effort (bis) Les sous-marins ????.. censuré Pour y faire leur miche Officiers et matelots, En bas comme z?en haut (bis) Par brume, vents et pluie, Y veillent jour et nuit À toute profondeur, Nous y allons en choeur (bis) Comme les torpilles à défaut de jolies filles Mais quand nous arrivons, Les Zigomars s?en vont (bis) Et nous sommes bien marris De les voir finir ainsi. Rappelée à Harwich le 5, la Thétis y arrive le 7 au soir. Les batteries fatiguées obligent à avoir recours à l?équipe du Jules Verne, pour les réparations. Le bateau ravitailleur, devait travailler 14 heures par jour ! ?Et voilà ! Sans pleurs ni douleurs ! À quand la prochaine ! Je brûle de repartir, ainsi aurai-je la chance de voir un but comme un de mes camarades dont la presse a du t?apprendre le succès, ce qui me permet de te le dire maintenant. Luce chérie, je t?envoie cette lettre aussitôt amarré et en même temps j?envoie un carte de priorité à Jean-François. Je vais « rendre compte », prendre des ordres, puis : un bon bain ! un bon dîner ! et j?irai me mettre dans un lit avec des draps, avec un pyjama ! et comme je n?ai pas dormi cette nuit, je crois que je ne tarderai pas à verser dans les bras de Morphée tout en rêvant d?être dans les tiens?. ?C?est navrant mais les deux jours qui suivent une patrouille sont infiniment plus durs que ceux passés en mer. D?abord, en arrivant, on donne vacances à ses nerfs, et puis, au lieu de la bonne humeur et de la jovialité du bord, on sombre dans la mauvaise humeur parce qu?il faut se battre

 

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avec les « restés à terre » pour avoir des douches, pour loger quelques hommes de l?équipage etc. etc. Pour continuer, on trouve des tonnes de paperasses élaborées dans des bureaux lointains et qui ont une écoeurante odeur de paix tranquille. Enfin, il faut rendre compte de sa mission en long et en détail. Et cette fois-ci, il faut faire des comptes d?apothicaire pour la solde et je t?assure que c?est byzantin ! Il y a des suppléments infinis dus à notre situation actuelle, mais ils sont essentiellement variables : certains se touchent à la mer comme au mouillage, d?autres ne se touchent qu?au mouillage selon des taux qui varient sur le nombre de jours consécutifs qu?on y passe. D?autres encore varient avec la zone d?opération, et tout cela devrait être calculé par notre « centre administratif » qui s?intéresse tellement à nous qu?il a au moins deux mois de retard pour ces indemnités. Alors tout le monde est écoeuré et j?ai décidé de calculer moimême tout cela, de le payer, et de laisser à notre centre le soin de tout contrôler, mais c?est un dur travail? Les patrouilles se succèdent, le danger se fait plus présent, Le sousmarin accomplit des patrouilles incessantes.? Je m?accoste avec l?espoir de dormir un peu et de faire souffler mon équipage, pas de chance c?est pour apprendre que je ré appareille une heure après mon accostage. ? Pas de chance ou trop de chance, mon bateau marche trop bien, ? alors,? paré à repartir si besoin est. ? de plus, tu as du apprendre ma petite chérie par la presse ou la radio ce qui est officiel maintenant, mais que je t?avais caché jusqu?ici, la Doris est partie un jour, elle n?est pas revenue ! Alors, je prends les fonctions de Commandant de Division et cela commence par une tâche pénible, les répartitions du personnel qui était resté sur le ravitailleur, le tri des archives. Hier, nous avons eu à bord du Jules Verne une messe en mémoire de la Doris. C?est affreux de penser au malheur de madame F. qui venait déjà de perdre un enfant, de D., enseigne, qui venait aussi de perdre un fils et dont la femme reste avec quatre enfants, et de nombreux orphelins que

 

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laissent trois officiers mariniers. Depuis quelques jours nous étions dans l?angoisse, mais nous voulions quand même espérer, et quand nous sommes repartis pour notre prudente patrouille, c?était déjà presque officiel. Et je viens de recevoir ta lettre me disant avoir reçu la visite de madame F. Tu comprendras que j?ai la rage au coeur, le désir de venger la Doris et d?aider François, André et peut-être aussi Jean H.. Aussi, je t?assure qu?avec l?aide de R. et de mon équipage extraordinairement gonflé, nous mettons tout pour que la Thétis étale aussi longtemps que possible, mais combien de temps cela durera-t-il ? Car en quinze jours, nous fatiguons plus qu?en deux ans de paix ! À propos de la Doris, on peut lire dans la préface du livre de Jacques Favreul, «La Doris Histoire d?un sous-marin perdu» : « À partir du 9 mai, jour de l?entrée de la Wehrmacht en Hollande, bien que la radio allemande captée en Angleterre annonce « qu?un sous-marin ennemi a été détruit par nos forces en Mer du Nord » trois changements successifs sont ordonnés jusqu?au 11 aux Doris et Amazone pour qu?elles patrouillent près des côtes. Le 12 il est demandé à la Doris qui doit être relevée par la Circé, de signaler sa position. Le 15 mai 1940, par un message secret émis de son PC de Northways à Londres, le vice-amiral commandant les sous-marins britanniques informait le commandement français « qu?il fallait considérer comme perdu le sous-marin Doris qui depuis le 12 mai n?avait pas répondu aux appels?. Les causes de la perte du sous-marin furent connues avec quasi-certitude dès le 13 mai par le commandement allié : la Doris avait été torpillée par un sous-marin ennemi, mais pour des raisons liées aux circonstances la triste nouvelle ne fut communiquée aux familles que d?une manière assez imprécise, laissant croire que le sous-marin aurait pu sauter sur une mine. » Le 10, la Thétis appareille pour une mission de courte durée pour aller en renfort de l?opération CBX 3 aux abords de Moek van Holland. Elle rentre à sa base le 11 mai à 19h. Pendant ce temps, les Allemands attaquent la Belgique, un pays neutre, puis le Luxembourg et la Hollande. Quelques jours après tout est fini. À la suite de l?invasion de la Hollande, il semble risqué de maintenir une patrouille près des côtes hollandaises, de plus Harwich est souvent bombardée. La division est transférée à Rosyth. La cadence des patrouilles s?accélère encore, leur durée se prolonge : : ?Luce aimée, dans tes lettres tu me demandes des détails sur ma vie. Je ne peux pas te parler de ma vie de patrouille, tu te doutes d?ailleurs de ce qu?elle peut être et un fait peut

 

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t?éclairer : en une seule patrouille, j?ai fait beaucoup plus d?heures de plongée que n?importe lequel de mes prédécesseurs en deux ans, et autant que deux de mes prédécesseurs bout à bout en quatre ans. Aucune détente possible à terre : ?nous sommes amarrés le long d?un quai couvert de grues inoccupées et de hangars vides. Il n?y a rien, rien, rien comme distractions à terre sinon des cinémas à 2 ou 4 km d?ici qui donnent des films américains idiots et dans lesquels on ne peut pénétrer si on n?a pas son masque à gaz. A 4 km il y a une petite ville minuscule et sans aucun intérêt mais même pas de bistrot seulement des bars d?hôtels, une fois par semaine le théâtre aux armées! encore est-ce difficilement compréhensible, et d?ailleurs c?est supprimé en ce moment. La question qui me préoccupe le plus : sauvegarder le moral de mes troupes malgré les conditions désastreuses de sa vie matérielle. L?inquiétude cependant grandit, inquiétude pour les proches, pour ceux qui sont au front, espoir aussi de s?en sortir. Sourde angoisse lancinante de la défaite. Le 15 mai, télégramme de Paul Reynaud à Churchill : « La route de Paris est ouverte, la guerre est perdue ». Le 20 mai, les Allemands atteignent la Somme, la Manche le 22 à Boulogne, les troupes se replient vers Dunkerque dans l?espoir de rejoindre l?Angleterre, c?est l?opération « dynamo ». Le 16 mai la Circé, l?Antiope, la Sybille et la Thétis appareillent pour relever les sous-marins H28, H44, Seawolf et Amazone. La Thétis est envoyée dans E 10 et H 11? À peine sur zone, un télégramme de l?Amiral Horton modifie le dispositif. Le Circé et la Thétis quittent les eaux hollandaises pour remonter entre les parallèles 5545 N et 5630 N. Le 22 mai, ?C?est terrible d?être si loin de la France quand on apprend par la radio française que l?heure est critique, quand on sait que beaux-frères, cousins et bellessoeurs sont en plein dans la bagarre et qu?il faudra attendre longtemps pour avoir des nouvelles d?eux?.. les nouvelles sont meilleures ! Par ailleurs une brume épaisse nous a

 

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apporté une certaine tranquillité. Et puis il faut se secouer, alors j?ai composé quelques nouvelles strophes de notre chanson : Un avion passe en trombe, mais ne jette pas ses bombes ( bis) Juste le temps de le virer et de lui dire au revoir Périscope à bâbord. Vite nous virons de bord (bis) C?est pas pour cette fois-ci que nous serons occis?.. Et c?est ainsi que petit à petit nous fixons en strophes et complétons l?histoire de notre guerre. Je pense surtout à François et aussi à André. Je tremble un peu pour eux mais de les savoir là me donne confiance car avec des officiers comme eux, une défaite paraît impossible. Et j?ai un peu l?espoir que la guerre finira vite après hélas deux ou trois mois terribles?? mais dans un mois ou deux, quand Hitler aura pris une bonne pilule, ? La Thétis fut rappelée le 23 et revint à Rosyth le 25 à 9h00 après une patrouille sans incidents notables. À peine sur zone, la Thétis est rappelée et elle rentre le 25 à Dundee. 28 Mai 1940? aujourd'hui la capitulation de l'armée belge 29 Mai 1940?Le mois de mai aura été bien dur, c?est certain. En Marne il y a eu de la casse, les journaux te l?auront appris, mais surtout sur terre, cette avance foudroyante des Allemands en Hollande, en Belgique, chez nous, notre armée du Nord entre deux feux, les forts conquis, et encore aujourd?hui, la capitulation de l?armée belge. Beaucoup de mes camarades sont pâles. Moi je suis sûr que nous les écraserons, mais à quel prix ! Dis-moi comment réagissent les enfants devant les événements. Le 30 mai 1940 ?Les Allemands ont pris Amiens et Arras. Ils ont pris bien d?autres villes depuis. Mais comme toi, je suis certain que nous finirons par les avoir. Le 3 juin 1940 ?`Nous venons d?apprendre par les journaux les récents bombardements de Marseille, Toulon et Lyon. À vrai dire, cela ne m?étonne pas outre mesure, et

 

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quoique je croie Mon Repos à l?abri des catastrophes, je préférerais te savoir en Bretagne. Les huit sous-marins : le Casanbianca, le Sfax, la Sibylle, l?Antiope, l?Amazone, les Thétis, Circé et Calypso, le ravitailleur « Jules Verne » et deux destroyers d?escorte anglais quittent Dundee en Écosse pour la France, par la Route du Nord. Le 4 juin 1940 à 21h, la Thétis quitte la Grande-Bretagne. Elle arrive à Brest le 9, et le lendemain appareille pour une patrouille de 24 heures au large de la côte Est de l?Angleterre, entre Southwold et Aldeburgh où ils furent relevés par des sous-marins de la 5ème escadrille britannique. Maman qui a pu rejoindre Larmor avec sa nichée est avertie de l?arrivée de la Thétis. Elle arrivera quelques jours plus tard. Intermède de très courte durée, interrompu brutalement le 18 juin par l?arrivée des Allemands aux portes de Brest, branle bas de combat. Chacun regagne sa base, pas le temps de se dire adieu ! Louis Lasserre, Premier Maître, le Chef mécanicien embarqué sur la Thétis décrit la suite des événements vécus par les marins de la Thétis après leur épopée de Norvège, « Le dimanche 9 juin, nous arrivons à Brest à la base des sous-marins. Du 10 au 16 juin, petites réparations (Les Allemands envahissent la France). Le lundi 17 juin au matin, je fais le plein complet de Fuel pour les moteurs Diesels, nous embarquons des vivres pour 20 jours. Tout est en état de marche à bord. Les croiseurs Emile Bertin et Jeanne d?Arc quittent Brest après avoir chargé des caisses d?or de la Banque de France. Les avions allemands peu nombreux viennent lâcher quelques bombes sur l?Arsenal. À la tombée du jour des troupes anglo-saxonnes embarquent sur les croiseurs anglais et français, beaucoup de matériel reste à terre. Le 18 juin 1940 les troupes allemandes arrivent aux portes de Brest. À 16h, le Pacha, votre père, réunit l?équipage, il nous dit qu?aucun ordre de l?Amirauté ne nous parvient depuis 48h, et que si nous sommes tous d?accord, nous allons partir pour le Canada continuer la lutte contre les Allemands. (Nous venions d?Angleterre et nous n?aimions pas trop les Anglais ou du moins la marine anglaise et leur façon d?agir envers les s/marins français. Votre père ajoute que ceux qui ne sont pas volontaires pour nous suivre au Canada débarquent immédiatement et se mettent en civil pour échapper aux Allemands. Nous avions 3 matelots volontaires réservistes à bord, 2 ont débarqué.

 

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À 19h nous avons largué les amarres et défilé devant les sous-marins encore à quai, soit en panne, soit en retard pour partir. En passant devant le Surcouf votre père au porte-voix lui a dit : « Où vas-tu ? Il a répondu : « Je n?ai qu?un moteur, je vais essayer de rejoindre l?Angleterre » et votre père de répondre « Nous partons pour le Canada, et nous avons quitté lentement la rade de Brest sans aucun Allemand en vue. (en surface, car la nuit était proche). Jeudi 20 juin : 1h du matin : Reçu message chiffré d?un Amiral embarqué sur un croiseur donnait l?ordre à tout navire de guerre ou de commerce capable de naviguer de le rallier : fixant un point dans l?Atlantique. Votre père, après nous avoir consultés et la discipline aidant a abandonné la route du Canada pour celle de l?Amiral. Au petit matin, nous retrouvons au point de ralliement des croiseurs, torpilleurs et c.torpilleurs, plusieurs sous-marins dont Circé et Calypso, plusieurs paquebots armés? Nous formons un convoi et cap au Sud. Le 23 juin 1940, nous arrivons à Casablanca. » Le 18 juin, dans l?éventualité d?un transport du gouvernement en Afrique du Nord pour y continuer la lutte, l?Amirauté avait ordonné au Commandant du groupe des sous-marins de l?Ouest de rallier Casablanca avec tous ses sous-marins. Ce même jour à 18h30 le Jules Verne appareilla avec 5 divisions de sous-marins. Le groupe arriva à Casablanca le 23 sans incidents majeurs. Un mois plus tard, la Thétis comme les autres sous-marins qui ont pris part à la campagne de Norvège sera récompensée : Le 25 juillet ?Je t?ai dit qu?il était parti une proposition de citation à l?ordre de la brigade pour la Thétis. C?est fait et approuvé par l?Amirauté. Alors, j?ai la croix de guerre, mon bateau sera cité et cela me permet de faire des propositions nominatives pour une quinzaine de mes hommes. Je choisirai évidemment ceux qui ont participé à tous les dangers que nous avons courus en Mer du Nord, et parmi ceux-là, ceux qui, par leur ardeur au travail et la correction de leur service nous ont permis d?être toujours prêts à marcher. Le 29 août 1940, à Casablanca, l?amiral d?Harcourt remet les Croix de guerre aux commandants des sous-marins ayant participé à la campagne en mer du Nord. La Thétis reçoit cette citation à l?ordre du Groupe des sous-marins en Afrique : « Le sous-marin THÉTIS sous le commandement du Lieutenant de Vaisseau LEFÈVRE a vaillamment pris

 

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part aux opérations en Mer du Nord au cours desquelles il a effectué près de 300 heures de plongée. » Cette mission en Norvège aura été le point d?orgue de ta carrière. Malgré le danger qui vous menaçait à chaque instant tu semblais pleinement, totalement heureux, parfois même tu exultais. Ta joie semblait contagieuse, tes hommes t?admiraient et te vouaient une affection qui à bien des égards me touche. Les lettres envoyées à Janine après son appel dans la revue des sous-marins en témoignent. Jean-Paul C., parti comme Volontaire, écrit : *« J?embarquais sur la Thétis en juillet 1940 aux ordres du Commandant Lefèvre et son second l?Enseigne 1ère classe Luxembourg. C?est sous leurs ordres que j?effectuais mes premières plongées avec enthousiasme, d?autant que sur la Thétis, régnait une très bonne ambiance. Les anciens de bord ne tarissaient pas d? éloges sur leur Pacha, surtout ceux qui avaient été en Mer du Nord. C?était de plus, remarquable pour cette époque de démobilisation et de mutations d?équipages : sans aucun doute, les qualités humaines et manoeuvrières du Commandant y étaient pour beaucoup. » Embarqué sur la Thétis du 15 mars 1940 au 12 juin 1941 Félix C., à la recherche d?anciens écrivit à plusieurs reprises à ma soeur, lui envoyant plusieurs photos dont une partie de l?équipage, lui précisant : « que le cuisinier s?appelait Saqué. Le maître d?hôtel des officiers se nommait Guédon et moi je servais les officiers. » Il ajoute en P.S. : J?ai gardé un très bon souvenir d?avoir été sur le bateau de votre père. » Une des premières réponses à l?appel de Janine est celui de Louis L. (qui écrivit le 4 février 1993, un peu plus de 50 ans après ta disparition. « ?embarqué sur la Thétis le 3 février 1938 à la demande de votre père en tant que Chef mécanicien, Premier maître, je suis resté sous ses ordres jusqu?à son débarquement de la Thétis en novembre 1940 à Casablanca. ??.J?avais une admiration et un profond respect pour votre père, j?avais de très bonnes relations avec lui, il était un homme droit, juste et humain, il savait écouter les conseils de ses subordonnés avant de prendre une décision ; sa fréquentation pendant deux ans et demi sur la Thétis m?a beaucoup appris et m?a beaucoup aidé dans l?industrie. »

 

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Une seconde lettre du même Louis L. donne des détails sur leur navigation et envoie à Janine une photo prise le 18 mai 1940 dans la matinée : ?alors que nous naviguions en surface pour nous rendre au large de Narvick (Norvège) pour la protection des navires procédant à l?évacuation de nos troupes de cette ville. La décision de naviguer en surface et de marcher à 12 noeuds avec les 2 moteurs Diesel avait été prise par votre père devant une mer d?huile recouverte d?une brume assez dense (visibilité 150 mètres) qui nous permettait de ne pas être vu d?un avion ou sous-marin ennemi ; à 14h la brume se dissipait et nous avons poursuivi notre route en plongée. Sur cette photo, votre père canadienne à col de mouton autour du cou, casquette et pipe ??? Durant toute notre campagne d?Angleterre, ce fut la seule fois où votre père a autorisé autant de monde hors du kiosque (il a toujours pensé au bien-être de son équipage.) Un bémol vient en quelque sorte atténuer l?unanimité de ces louanges. Louis L. poursuit, un peu plus loin : « Durant la campagne d?Angleterre, l?officier en second Le Lieutenant de Vaisseau R. n?était pas en bons termes avec votre père qui l?avait expédié en permission de trois semaines dès notre arrivée à Harwich, me chargeant d?effectuer les pesées du bâtiment à sa place. À Casablanca, le L.V. R. ne figurant pas dans la liste des croix de guerre aurait voulu se battre en duel avec votre père, mais ce n?était qu?une fanfaronnade. »

 

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LES AFFRES DE L?ARMISTICE

L?Italie désormais en guerre contre la France, le Duce souhaitait s?emparer de la flotte et de l?aviation française. Sur terre, notre armée est débordée, les Allemands avancent inexorablement. Sur le plan militaire, les divisions sont désorganisées et mélangées à des milliers de réfugiés. Sur mer, les forces navales continuent leur surveillance et leurs escortes. À la demande du Haut Commandement militaire, elles vont participer à différentes opérations. Les combattants français et anglais sont alors coupés de leurs stocks et de leurs lignes normales de communications. Les marins devront d?abord tenter de les ravitailler par mer, puis de les évacuer par Dunkerque et les plages environnantes. L?avance foudroyante des Allemands par les Ardennes qu?on croyait infranchissables a surpris tout le monde. Le 10 mai, la Wehrmacht attaque par surprise les Pays-Bas et la Belgique qui théoriquement sont neutres. Le 14 mai, les chars allemands percent la ligne à Sedan. Le 7 juin Rommel entre en Normandie, l?ennemi est aux portes de Paris. Après seulement cinq semaines de combats acharnés le Troisième Reich s?inscrit désormais en vainqueur de la bataille de France. Le 10, le gouvernement se retire à Bordeaux pour échapper aux Allemands, Paris est déclaré ville ouverte, le 14 les Allemands entrent dans la capitale. Au sein du gouvernement, deux clans s?opposent : ceux qu?on appellera les bellicistes veulent continuer à combattre, les pacifistes semblent résignés devant la défaite et veulent demander un armistice. À l?issue de la réunion du 16 au château de Cangez, Paul Reynaud n?ayant pu convaincre de sauver la France du déshonneur que représente pour lui une armistice demandée aux Allemands donne sa démission. Le gouvernement Pétain formé le 17 décide le lendemain son transfert et celui des parlementaires en Afrique du Nord. Les plus farouches adversaires de l?armistice embarquent le 20, tandis que le Gouvernement renonce à partir. Après deux jours de discussions l?armistice sera signé le 22 juin à

 

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18h50 par le Maréchal Keitel et le Général Huntziger à Rethondes, mis en application le 25. (À cette date, il y aurait déjà eu 96 000 hommes morts au combat, 200 000 blessés et 200 000 prisonniers, tandis que du côté allemand on comptait 27 000 morts et 111 000 blessés.) La France métropolitaine est divisée en deux, zone occupée et zone libre. La flotte qui n?a pas subi de défaites et qui reste puissante est l?objet d?instructions particulières. Les bâtiments de guerre doivent rejoindre leur port d?attache du temps de paix. La flotte est désarmée, l?armée française réduite à 100 000 hommes en métropole, 120 000 outre-mer. L?Empire colonial demeure sous l?autorité du Gouvernement français. Depuis sa nomination comme Président du Conseil en remplacement de Paul Reynaud, le Maréchal Pétain s?exprime largement : -le 17 juin pour annoncer aux Français qu?il a décidé la fin des combats, faisant offrande de sa personne à la France, -Le 20 juin pour leur expliquer les raisons de la défaite : l?armée affaiblie, 500000 hommes de moins qu?en 1917, moins d?alliés, moins d?enfants, l?esprit de jouissance qui l?aurait emporté sur l?esprit de sacrifice, trop de revendications? -le 25 juin il fait part aux Français des conditions de l?armistice. Le 10 juillet, les pleins pouvoirs à Pétain sont votés. Le Maréchal jouit alors d?une immense popularité. Devenu récemment un homme politique qui compte, c?est le dernier grand chef survivant de la Grande guerre, quelqu?un en qui toute la France ou presque met sa confiance, son espoir de renouveau. Par ailleurs, personne ne veut endosser la responsabilité de la défaite. Une propagande est mise en oeuvre sous la férule du Haut Commissaire, Jean Prouvost. Les « fuyards » du Massilia sont arrêtés et accusés de désertion et de traîtrise. En France et dans tout l?Empire, c?est la consternation ! L?armistice signé la veille de l?arrivée de la Thétis à Casablanca marque la défaite du sceau de l?infamie. Humiliation terrible pour cette armée qui se croyait invincible ! Tragédie pour ces marins qui viennent de vivre des semaines éprouvantes. À toute heure ils risquaient leur vie, pourtant leur pays est vaincu, envahi, leur honneur bafoué. Le coup est sévère, insupportable, ils sont atterrés ! Si la France avait capitulé, l?Empire s?y était refusé. Comme elle s?y était engagée, la Marine française rejoignit les ports africains

 

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composant l?Empire afin de poursuivre le combat. À Casablanca comme ailleurs, le moral des Français est au plus bas, l?humeur sombre. Tu ne fais pas exception, tu es effondré par la défaite. L?avenir s?annonce incertain, difficile et risqué. Les communications s o n t c o u p é e s m o m e n t a n é m e n t a v e c l a M é t r o p o l e . To u t e correspondance demeure interdite. Vous vous sentez loin de tout. Tu ne sais rien de ta petite famille réfugiée à Larmor avec la tribu Viotte-Houël, sinon qu?un retour à Mon Repos était envisagé. La vie y serait plus facile, les ressources de la propriété permettraient de mieux affronter les difficultés d?approvisionnement. Retour hélas encore interdit, la ligne entre la zone occupée et la zone libre demeure imperméable. Dans un premier temps, le travail d?organisation pour installer tes hommes te servira de dérivatif. Tu apprécies de pouvoir leur procurer un certain confort, leur assurer chambres et douches. Mais sans nouvelles des tiens, l?inquiétude augmente ton désarroi. Plus que l?incertitude de l?avenir, l?inaction te pèse. Comme presque tous les marins et la très grande majorité des Français, tu mets ton espoir dans celui qui dirige désormais le pays, le Maréchal Pétain. Tu espères un redressement de la France, la reprise d?une vie normale et te déclares prêt à changer ton mode de vie, même s?il te faut pour cela quitter la Marine. Tu veux faire confiance, allant même jusqu?à envisager d?embrasser tout autre métier. Le 3 juillet, l?attaque par la marine britannique d?une escadre de la marine française mouillant dans le port militaire de Mers el Kébir, suivie de celle du cuirassé Richelieu à Dakar le 7 juillet, porte un coup fatal à la Marine qui, si elle pouvait hésiter sur le parti à prendre, suivra dorénavant et jusqu?à la fin du conflit, les ordres du Gouvernement. Tu te ranges résolument du côté du Maréchal. Maman, qui a vu les Allemands débarquer un matin à Larmor et les a sous les yeux chaque jour, ne peut partager ton point de vue. Elle veut bien comprendre ton amertume mais ne te suivra à aucun moment sur ce plan, convaincue, et l?avenir lui donnera raison, que les Anglais représentent notre dernier espoir de voir l?ennemi vaincu, Hitler anéanti. Ce sera, pour longtemps, un sujet de discorde entre vous. Ton jugement sévère sur la France rejoint celui du Maréchal : « Il m?est difficile de te le dire longuement. Mais tu sais, chérie, j?ai vu bien des choses que tu n?as pu voir et j?ai

 

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beaucoup souffert dans mon âme de combattant, de Français, d?officier. Quoiqu?il en soit, et en gros, je crois que l?ennemi sera très dur pour nous mais que notre pays méritait ce calvaire. Beaucoup de gangrène à l?intérieur, des pirates à la tête, des sangsues comme amis. Cela ne pouvait donner beaucoup de bien et je crois qu?une victoire nous aurait été aussi funeste qu?une défaite mais, seulement moins douloureuse. Je trouve la situation très bien définie par le discours de Pétain à la suite de l?Armistice et par les déclarations officielles qui ont suivi Mers el Kébir ( Sicard y a été très gravement blessé et Lanrezac tué). Il est seulement infiniment triste de penser que la plupart de ceux qui ont mis la France dans ce pétrin ont pris la fuite et sauvé leurs petits intérêts (Je te signale à titre d?information que Jean Zay a été déculotté et fessé en ville), que ceux qui dans la masse avaient l?esprit de jouissance ne souffraient que matériellement et pas moralement, et que seule la minorité saine souffrira en bloc. Je crois que pour bien juger la situation, il faut la juger en chrétien et cela redonne singulièrement de force et d?espoir. Venant de toi, un chrétien convaincu et sincère, ce dernier alinéa me choque. Comment peut-on se réjouir de l?humiliation d?un homme? Et je dois dire que la lecture des lettres où tu redis sans cesse ton attachement au Maréchal Pétain, tant tu voudrais convaincre ton épouse de te suivre sur ce chemin, me met très mal à l?aise. L?enfant que j?étais, que je reste malgré moi, est blessée, étonnée, perplexe. Comment mon père, ce héros que je portais aux nues, a-t-il pu se tromper à ce point ? Lui qui se méfiait pourtant de la presse trop souvent mensongère ? Jean Zay dont je viens de lire Le livre « Mémoires et Solitude » m?est apparu comme un homme en tout point admirable qui mit sa vie entière, son intelligence et sa foi au service de son pays, un homme qui agissait selon ses convictions. C?était un mari aimant, un père attentionné, tout comme toi. Il fut, dis-tu, déculotté, fessé à son arrivée à Casablanca ! Les mensonges de la propagande avaient donc atteint leur but. Ce ministre très en vue, vilipendé, emprisonné, maltraité, servait de bouc émissaire. Il fut tué lâchement deux années

 

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plus tard par des miliciens. Or l?amiral Darlan aurait lui-même signé les ordres d?embarquement pour les passagers du Massilia, bateau affrété officiellement par le Gouvernement Pétain pour transporter le Parlement en Afrique du Nord où la résistance devait se poursuivre. Paul Reynaud voulait continuer la guerre avec les Alliés et ce qui restait de l?armée c?est-àdire la flotte française encore intacte et les forces d?Afrique du Nord. Certains espéraient encore contre toute espérance après les sombres jours de juin que la lutte continuerait pour que la France demeure, ne disparaisse pas de la carte. Paul Reynaud ne fut pas suivi et démissionna. Darlan changea de camp. Le maréchal lui avait promis les ministère de la Marine ! Et voici Papa que tu sembles te réjouir de ce qui arrive à Jean Zay , 4 que tu adoptes l?attitude d?une foule abusée par les propos d?un gouvernement pour qui c?était avant tout un anti-munichois, un va-ten- guerre, un juif et, comme le dit Jean Casson, la « figure symbolique du détesté Front populaire et qui s?était fait l?avocat de l?aide à l?Espagne, de la fidélité à la Tchécoslovaquie, de la résistance à Hitler. » Toi, Papa, un homme intelligent, intègre et bon, doux, aimant, tendre parfois, juste et droit, tu t?es laissé prendre au discours d?un maréchal nimbé de gloire certes, mais devenu pusillanime et parfois même lâche. Dans les lettres que tu écris à Maman, tu emploies les mêmes tournures de phrases, les mêmes termes accusateurs, dénonçant non seulement les erreurs mais aussi les hommes. Aveuglement des uns et des autres devant l?ambition démesurée d?Hitler, son immoralité, ses crimes ! Comment as-tu pu te mettre du côté de celui qui, approuvant les clauses de l?armistice, abandonna ceux qui se sont réfugiés chez nous, promit de les renvoyer dans un pays soumis à un régime cruel et dévoyé qui avait pour seul but de les exterminer ? Marine désarmée, bateaux sommés de revenir à leur port d?attache ! Brest, Lorient, Le Havre étaient en zone occupée. Toulon seul échappait dans un premier temps à l?emprise directe de l?Allemand, pour s?y soustraire, la flotte entière, concentrée dans le port se sabordera à Toulon le 27 novembre 1942 ! 4 En juin 1940, il gagne Bordeaux pour participer à la dernière session du parlement. Comme 25 autres parlementaires il participe au transfert du gouvernement en Afrique du Nord. Cible notoire d'une campagne antisémite, il est arrêté pour désertion devant l'ennemi et condamné à mort par un tribunal militaire. Renvoyé en Métropole, sa peine est muée en un internement à la maison d'arrêt de Riom. Le 20 juin 1944, trois miliciens présentent un ordre de transfert pour la prison de Melun. Quelques heures plus tard, ils l?assassinent dans un bois. Il faudra attendre le 5 juillet 1945 pour que Jean Zay soit réhabilité à titre posthume. En mai 2015, ses cendres ont été transférées au Panthéon.

 

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Mers el Kébir s?en est suivi. Des morts, trop de morts, 1297 ! Des bateaux dévastés ! Plus personne ne se faisait confiance. L?amiral commandant la flotte avait bien promis à Churchill qu?en aucun cas elle ne tomberait en des mains ennemies. Que valait désormais la parole d?un responsable français ? Ce fut alors le carnage. Le Royaume-Uni désormais seul devant l?ennemi allemand et italien craignait que les Allemands ne s?emparent de la flotte française. Churchill donna l?ordre fatal. Il y eut ensuite Dakar, simple répétition de ce qui se passa par la suite à Casablanca où Américains et Anglais attaquèrent sans préavis notre Flotte ? Les années ont passé. Les atrocités commises par les Nazis sont apparues au grand jour. Tu ne pouvais pas savoir. Mais tout de même ! La honte est retombée sur nous, tes enfants. Aux yeux de certains, tu comptais parmi ceux qui s?étaient enfuis à Casablanca pour échapper à l?ennemi. L?amiral X nous avait bien écrit : « Non, votre père n?est pas un traître mais un héros qui est mort pour la France », cette réponse trop banale ne pouvait me satisfaire. Elle ne m?enlevait pas le poids que je ressentais à l?idée que tu avais mal choisi ton camp. Mort gratuite, sacrifice vain ! Le récit de Jean L. sur les derniers jours de votre campagne en Norvège m?a réconfortée et mis du baume au coeur. Je pouvais sereinement croire à nouveau en toi ! Tu n?avais jamais songé qu?à défendre ton pays au risque de ta vie, ton seul souci : bouter les Allemands hors de France !

 

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ATTENTE À CASABLANCA L?Armistice était signé, les communications n?étaient toujours pas rétablies. Plus de lettres non plus. C?est dur, tu risques de rester des semaines sans savoir ce que deviennent les tiens : où ils sont, ce qu?ils font, comment ils vont, comment ils supportent les privations. La Marine se réorganise, les effectifs sont réduits, l?avenir est incertain. Tu continues à écrire, mais sans savoir quand la lettre parviendra à destination, si même elle sera remise. Un télégramme t?annonce brutalement la mort de ton père. Tu le savais très durement atteint dans son honneur de militaire par la défaite, très fatigué aussi par les fatigues de l?exode, mais pas malade. Sa dernière lettre datait du 19 juillet, il te donnait des nouvelles de tous et te racontait brièvement ce qu?ils avaient vécu pendant l?exode : « Endormis dans une douce quiétude par les communications du Gouvernement, nous attendions tranquillement les examens de Simone et de Madeleine, fixés le 7 juin ou 10, supprimés le 9 ; mais dès le 10 n?ayant plus de raisons de rester à Paris, nous avons voulu partir pour Saint-Nicolas, malheureusement impossible de trouver un moyen de transport quelconque?..nous, nous partions le mercredi 13 vers 13 heures ayant chargé quelques bagages sur une bicyclette, sans porte-bagages que poussaient Simone et Madeleine. Le premier jour nous avons fait 22 kilomètres et couché en plein air ; le 2ème jour nous avons encore fait 22 kilomètres et avons trouvé un train de matériel qui nous a offert l?hospitalité d?un lit à boulons, clous, tire-fonds, etc. peu confortable sans doute, mais précieux puisque ce train nous a amené à Brive le dimanche soir et que nous arrivions à Toulouse le lundi matin. » Tu ne sais toujours pas si Maman a pu regagner Toulon, si elle a été prévenue. Malgré ton caractère déterminé, après les tensions de la campagne, la défaite de la France, l?occupation, le chagrin de n?avoir pu dire adieu à ton père, tu n?es pas loin de sombrer dans la dépression et t?efforces en vain de réagir. L?inquiétude du lendemain te taraude comme tous les marins qui ont rejoint l?Afrique du Nord. La réorganisation de la Marine se fait dans cette Vichy lointaine, vous craignez d?être les grands oubliés. Alors on tente de glaner des

 

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informations par le biais d?amis mieux informés ou des relations qui sont sur place. Tu te poses mille questions : ?quand recevrons nous des nouvelles, quand pourronsnous revoir nos familles, que vont devenir nos bateaux? Resterai-je dans la Marine? Si je suis mis dehors, trouverai-je une situation? Si on me demande mon avis : rester ou partir quelle voie faudra-t-il choisir? Ce sont là toutes questions égoïstes qui nous touchent personnellement et assez immédiatement ? Il y en a bien d?autres évidemment, quand et comment se terminera cette guerre ? La France pourra-t-elle se chauffer et se nourrir cet hiver ? Passera-t-elle sans drame ce cap difficile et se rénovera-telle dans le sens indiqué par le Maréchal ! Il y a tellement à faire ! Il fait très chaud en cette période à Casablanca. C?est la canicule, mais tu as la chance de bénéficier de la brise marine lorsque tu navigues. La nostalgie s?empare de toi à l?approche de l?anniversaire de ta prise de commandement, deux ans auparavant. À ta grande tristesse se joint un certain espoir de voir revivre ces notions tellement ignorées et qui sont inscrites en grandes lettres sur vos bateaux : Honneur et Patrie, Valeur et Discipline. Les yeux fixés au loin, à la proue de ton navire, tu médites sur ce que furent ces deux dernières années, si belles, mais si tristement achevées, et sur cette encore plus triste prolongation : Que de beaux rêves qui s?effondrent ! Quelle amertume en regardant mon bateau, en regardant mon canon, mes torpilles, en relisant mon registre de préparation au combat ! et même seulement en regardant la mer. À terre, la vie n?est guère excitante. Pour te garder en forme, tu vas souvent à la piscine en t?efforçant de nager longtemps. Tu vis beaucoup dans ta chambre où tu lis des poésies de Verlaine, Grandeur et Servitude militaire, Pascal, La Fontaine, tu dînes avec l?un ou l?autre de tes amis, bridges le soir. Et, de temps en temps, tu vas au cinéma, distraction bienvenue. Voici près de deux mois que vous êtes à Casablanca, plus de six que tu as quitté les tiens. Ta femme, tes enfants, ta maison te manquent terriblement. Tu souffres d?être aussi loin de tes amours, tu en

 

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deviens poète et écris : Tu es pour moi l?ange gardien, l?étoile du matin, la sève qui fait vivre un arbre, le repos, la consolation. Communications rompues, interdiction d?écrire ! Tu apprends par le bouche à oreille que pas mal de femmes d?officiers sont passées de Bretagne en zone libre. Toujours rien de Toulon ! Inquiétude doublée de solitude, aucun partage possible avec l?épouse. La Marine va devoir réduire ses cadres de 50%! L?Amirauté se préoccupe de caser des officiers dans des situations civiles : administration, ministères, contributions. Tu sais que ceux qui sont dans les états-majors et les services à terre vont encore se débrouiller et tirer la couverture à eux, tandis que ceux qui ont été dans la bagarre comme toi seront refaits, parce que mal renseignés, parce que coincés sur des bateaux pratiquement prisonniers à Casablanca ou réellement prisonniers à Alexandrie. Cela t?exaspère. Tu vas même jusqu?à te demander si rester marin en vaut la peine, tout en te disant que l?idée de quitter ton sabre et tes épaulettes te serait si pénible que tu préférerais te couper une jambe. L?opportunité de faire partie des cadres du nouveau Ministère « Jeunesse et famille » se présente, mais tu es si peu convaincu de vouloir le poste que tu demandes que ta candidature ne soit retenue que si tu es éliminé de la Marine. Les nerfs de tous ces marins sont mis à rude épreuve dans cette période d?inaction, les incidents se multiplient. Tu en donnes un exemple qui te touche personnellement, le commandant B. qui combattait avec toi en Norvège (vos épouses s?étaient rencontrées à Brest), le voici condamné aux arrêts de rigueur : ?Quand à B.,il lui est arrivé une sale histoire qui nous a tous profondément écoeurés. Tu sais à quel point il est vivant et virulent et fort en gueule. Aussi n'a-t-il pas su garder pour lui l?écoeurement que nous avons de deux ou trois de nos chefs qui ne font rien de leur métier, mettent des bâtons dans les roues et passent leur temps à boire et à s'enivrer. Son explosion a eu lieu quelques heures avant son appareillage pour X on l?a laissé partir mais il a reçu par radio l'ordre de rallier Y. Là il a trouvé un camarade envoyé pour le remplacer dans son commandement, et l?ordre de rallier Casa où il a été immédiatement mis aux arrêts de

 

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rigueur. Et voilà comment des chefs qui sont minables, dont la conduite est un scandale pour nous tous, matraquent un commandant qui a eu le grand tort de se laisser aller trop loin en paroles mais dont la conduite a été épatante pendant toute la guerre et dont le bateau marchait à merveille, toujours paré, et d?un moral très élevé. Cette affaire aura d'ailleurs probablement des suites car, une fois sa punition purgée, B. ne manquera pas de s'expliquer devant l?amiral, il ne l?a pas encore entendu. C'est pénible tu sais, Luce, de vivre dans cette atmosphère, et pour éviter d'en trop souffrir, je vis le plus possible pour ma Division, en limitant au minimum mes contacts avec la boîte sous-marine(état-major et hôtellerie) 17 septembre 1940 -Tu apprends que Maman vient enfin de rejoindre Mon Repos. Les communications sont rétablies, vous allez de nouveau pouvoir vous confier l?un à l?autre. C?est un véritable soulagement dans cette période sinistre. Mais en même temps, vos divergences sur la politique fragilisent la merveilleuse entente qui régnait alors entre vous. Un nouvel événement tragique va marquer les esprits. Le 23 septembre, la bataille de Dakar, premier acte d?une guerre francofrançaise se termine par l?échec des forces anglo-gaullistes qui renoncent à un débarquement à Rufisque. La Persée, sous marin de 1500 tonnes, qui avait tenté de sortir, est coulé. De Gaulle et Churchill pensaient pouvoir prendre le contrôle politique et militaire de l?Afrique Occidentale qui obéissait à Vichy et pour cela, tentèrent l?opération Menace. Guerre fratricide, nouveau drame pour ces marins dont la seule ambition est de servir la France. Tu es déchiré à l?idée qu?il te faudra peut-être combattre le Rubis5 ou quelque autre navire des nouvelles forces navales françaises libres. ?.voici Persée au fond ! Les traitres d?Anglais ! qui au lieu de nous aider dans les Flandres, ne pensaient déjà qu?à 5 Après les patrouilles en Norvège, le Rubis, sous-marin mouilleur de mines, n?avait pas pu rallier Brest en même temps que vous car les Anglais avaient demandé un quatrième mouillage de mines dans les chenaux utilisés par les Allemands, qu?il effectua le 26 juin, huit jours avant Mers el Kébir. Le Rubis sera l?une des premières unités des forces navales françaises libres.

 

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nous trahir et aussi nous espionner pour mieux nous égorger ensuite. Luce, ce n?est pas fini. Continue avec les enfants à prier pour mon bateau et pour moi. Si je suis engagé contre eux, sache qu?à défaut d?un enthousiasme qu?il m?est difficile d?avoir, je marcherai avec haine contre un peuple qui nous a fait tant de mal dans toute notre histoire, surtout depuis 1918, ce peuple pour qui le mot « honneur » est vide de sens, la seule loi étant celle de l?intérêt. Luce, cela peut te paraître un peu en contradiction avec ce que je t?ai déjà écrit : « Ne sois ni germanophobe, ni germanophile ni anglophobe, ni anglophile ! Je t?explique, je veux dire par là qu?il est inutile de souhaiter la victoire des uns ou des autres, nous n?y pouvons rien et ne pouvons savoir ce qui est préférable pour la France, la vraie France. Il ne faut pas souhaiter tomber sous la coupe des uns plutôt que des autres, il faut être français, rien que français et cela veut dire qu?en ce moment, il faut bien subir épreuves et privations, vexations, coups de triques puisque nous sommes vaincus, mais il faut garder le coeur et l?âme français, il faut sauver ce qu?on peut de la débâcle et se refaire des forces, d?abord morales et spirituelles. Cela ne peut se faire que dans l?ordre et la discipline, derrière le Maréchal qui certes a à compter avec nos vainqueurs, mais est un vrai Français?.et pour en revenir à ma haine, elle est née de tout le mal que les Anglais nous ont fait par derrière, tantôt par devant, toujours avec lâcheté. De l?autre côté de l?océan, Maman vit la guerre bien différemment. Elle a vu les chars allemands arriver à Larmor, des soldats prisonniers défiler honteux de leur défaite, des hordes de réfugiés qui ne savaient où aller. Chaque jour, on déplorait des morts ou on apprenait avec soulagement qu?un frère, un cousin était prisonnier. On subissait une occupation pénible, même si dans les premiers temps, soldats et officiers allemands se comportaient correctement. Dans l?ordre et la discipline derrière le Maréchal Pétain!!! Tu le voudrais, elle ne partage pas tes vues, s?en irrite et te répond vivement, avec passion, sans mesurer à quel point ses propos vont te blesser :

 

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?Mais parmi tant de ruines, tant de deuils ne te sens-tu pas un peu honteux d?être sain et sauf avec notre amour intact ?Un jour peut-être je pourrai te dire tout ce que nous avons vu, entendu, subi. Tu comprendras mieux que j?ai cru parfois que mon coeur était pétrifié. La pauvre garnison de Lunéville a été décimée, morts le général Béniquet, le général de Courson, le colonel Rey, de Percy, Cronier, Baratchart, de Montmorin, Claude André et tant d?autres dont le nom ne me revient plus sous la plume. Je ne veux pas être triste aujourd?hui. Ta lettre m?incitait à la joie. Celle de ce matin marquait une belle attaque contre les Anglais. je ne peux, ni ne veux les excuser, j?ai cru au début qu?ils étaient maladroits mais de bonne foi. Maintenant ? Mais crois-tu que les autres ne sont pas pires ? Et nous qui avons vécu sous la botte, nous passant sous le manteau les histoires anglaises, n?espérant qu?en eux, jubilant à chaque bombardement, il nous est dur maintenant de les honnir. Il faut laisser aux histoires douloureuses le temps de se calmer, on juge mieux avec du recul. Pourquoi es-tu réveillé ? Est-ce que vous continuez la guerre ? Mon chéri je t?aime tant que j?éprouve une espèce de blessure à l?idée que tu vas peut-être encore te battre. Oui la cause française est bonne, je commence enfin à croire que c?est au maréchal Pétain qu?il faut se rallier, mais nos coeurs ont trop saigné de honte au moment de l?armistice. Est-ce parce qu?on a un allié sans honneur qu?il faut engager le sien à un ennemi qui lui n?en a sûrement aucun ? On a tant craché de dégoût devant la trahison des Belges, n?avions nous pas fait pire ? Mais c?est un sujet encore trop douloureux pour en discuter, il faut s?apaiser un peu, le pourrons-nous ? Les Anglais nous ont trahi dans les Flandres dis-tu. Peut-être. Mais ne leur avions-nous pas donner l?exemple en abandonnant la Belgique, obligeant l?armée belge à nous suivre, et puisque nous étions vaincus, ne fallait-il pas mieux (raisonnement d?un Anglais) rentrer chez soi défendre sa propre maison ?? Peut-être as-tu eu quelque doute ? Ou tout simplement, tu ne pouvais pas te rallier si vite à ses vues. Tu prends le parti de l?ironie pour lui répondre :« Puisque tu te mêles d?avoir des idées » . Nous sommes en 1940, les femmes n?avaient alors pas droit au

 

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chapitre. Considérées comme mineures, elles avaient tout juste le droit de divorcer par consentement mutuel, mais pas encore le droit de voter, d?exercer un métier sans l?autorisation de l?époux, de gérer leur fortune ou même d?ouvrir un compte en banque sans son accord . Nul mari sensé n?aurait songé à parler politique avec sa femme. Exacerbé par l?absence, votre amour demeure vivant, trop profond pour pâtir vraiment de ces querelles, néanmoins la fêlure s?agrandit. Au fil des lettres, tes arguments se multiplient, sans convaincre Maman. Tu te veux conciliant : ?Je veux surtout te montrer ce que je pensais alors que nous vivions des heures bien pénibles après les histoires de Mers el Kebir et de Dakar?. ?Singapour, Sumatra, la Birmanie, le passage du Pas de Calais, et ces affreux bombardements de la banlieue parisienne ! ?Petite Luce, je comprends très bien que tu aies commencé par être un peu pour les Anglais et contre Pétain, je connais des officiers épatants qui ont cru de leur devoir de se mettre du côté des Anglais pour continuer la lutte, je ne leur jetterai jamais la pierre, seuls des bureaucrates qui n?ont jamais eu de responsabilités à prendre, la leur jettent, mais maintenant et depuis quelque temps déjà, il n?y a pas à se tromper, et je suis content de te voir écrire que la cause française est bonne et qu?il faut se rallier au Maréchal? Maman ne se résigne pas à partager ton admiration, ta ferveur envers Pétain. Elle se dit atterrée de voir le divorce existant entre vous deux ». Moi sa fille, je suis stupéfaite de la violence de sa haine : ?J?ai au coeur une brûlure qui n?est pas prêt de s?effacer et que je veux transmettre à mes fils pour qu?au moment voulu, se trouvant face à face avec un Allemand, ils le prennent d?instinct à la gorge et ne le lâche qu?une fois qu?il en soit mort » Vous auriez pu aussi bien décider de ne jamais parler « guerre, paix, Allemagne, Angleterre, de Gaulle, Pétain, Vichy etc. etc. Mais ce ne serait pas digne de votre amour basé sur le partage, et la confiance. Et puis, tu te dis conscient de tes responsabilités de père de famille, tu vas lui répondre longuement, avec calme et tendresse, sans la renvoyer à « ses enfants à moucher et aux chaussettes à raccommoder ». Tu te montres direct dans tes réponses, très sûr de toi, tu te répands en

 

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explication car tu veux la convaincre. Tes discours sont faits sur un ton protecteur : ?si un désaccord subsistait entre nous, ce que je ne crois pas possible, je n?admettrais pas que tu inculques à nos enfants des idées contraires à celles de leur père, à celles pour lesquelles leur père peut se faire tuer un jour ou l?autre. ?D?abord, ma petite Luce, j'admets très bien que tu aies de la haine pour les Allemands(quoi que ce sentiment ne soit pas très chrétien) parce que je comprends qu'on haïsse ceux qui vous ont fait souffrir et parce que la haine est un stimulant qui aidera à les bouter dehors quand l'heure sera venue. Mais, je n?admets pas que cette haine aille jusqu'à vouloir se mettre au service des Anglais parce que cela est contraire au devoir français. J?ai de la haine, non pour l?individu anglais, mais pour la race anglaise parce qu?elle a toujours fait du mal à la France. Et cela presque toujours lâchement, sournoisement (voir l?histoire de France depuis toujours et en particulier Louis XVI et la révolution, l?Empire, la conquête de l?Algérie, Fachoda, le traité de paix et ses suites, la Syrie, les honteuses et sanglantes prises de Coucy, de Mistral et Surcouf à Devonport, Mers el Kebir, Dakar et reDakar sans parler des Flandres et de Dunkerque au sujet desquels j?ai eu des renseignements officiels.) Mais ma haine ne me conduit pas à vouloir la victoire des Allemands sur les Anglais, mais seulement à ne pas vouloir être assujetti et piétiné par eux. Ceci dit, j'estime que mon devoir actuel, le devoir de tous les Français est de rester unis autour du Maréchal Pétain. Pas de dissidence, pas de défaitisme, union, discipline, patience et confiance. La France a été battue militairement, c'est un fait. Le Maréchal a entrepris de sauver ce qui pouvait l?être encore est de faire le redressement matériel et moral du pays. Notre devoir est de l?aider de toute nos forces et de tout notre coeur et pour cela, il faut commencer par lui obéir et ne pas saper son oeuvre par une critique constante et stérile.

 

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Et comment ne pas suivre un homme comme lui, avec le passé qu?il a, avec les directives qu'il a donné dans ces appels ? Comment ne pas être enthousiasmé par ce qui est déjà fait malgré les difficultés énormes de la situation ? Comment ne pas avoir confiance quand on voit autour de lui des militaires comme Weygand, Gouraud et Huzinger, des marins comme l'amiral Abrial, l'amiral Platon, l'amiral Le Luc, et tous sauf Muselier 6 opiomane, malhonnête et dévoyé, des anciens combattants comme Péricard, des coloniaux comme Boisson que tous ceux qui l?ont connu ont admiré et comparé à Lyautey ? Et je dirai même de Laval car si toi, ma petite chérie, me l'a nommé un jour dans une lettre sous le sobriquet de ce Bougnat, il a été dit de lui que Pétain le choisissait pour rendre hommage à « l'homme d?Etat qui a su mener dans le passé, aussi bien dans l'ordre extérieur et dans l'ordre intérieur, une politique de sagesse qui nous aurait sans doute évité la catastrophe s'il avait été suivi et s'il n'avait pas été chassé du pouvoir par les politiciens qui ont détruit son oeuvre. Vos opinions politiques divergent totalement, elles ne changeront pas tout au long de ces années terribles, mais votre amour restera toujours aussi vivant, souffrant parfois. Tu continues néanmoins à admirer ton épouse, une femme épatante, admirable et tu resteras pour elle le héros dont elle ne cesse d?être fière, qu?elle encourage sans cesse lorsqu?il semble à bout de forces. « ?dédaignant les piqures des avortons qui vous entourent. Vous faites figure d?archanges pour le moment, vous êtes les seuls purs et invaincus. Quelle fierté d?être la femme de l?un d?eux ! » 6 Son petit-fils Renaud Muselier publia un ouvrage pour rendre hommage à son grand-père, Par ailleurs il est dit de l?amiral Muselier «C'était un aventurier couvert de décorations, un franc-tireur au profil hors normes, profondément attaché à la liberté et à la justice: il était méditerranéen quand tous les marins étaient bretons, résistant quand la France était pétainiste et avait du sang juif alors que tout le monde était catholique autour de lui.» Bien que plus âgé et plus gradé, il accepte, en arrivant à Londres, de se mettre sous les ordres du général de Gaulle, qui lui confie le commandement des forces navales. C'est lui qui propose d'adopter la croix de Lorraine comme symbole de la Libération -son père était de Nancy. Mais, très vite, les relations entre les deux hommes se dégradent. Muselier s'oppose à l'opération navale sur Dakar, décidée par le Général en septembre 1940, car il ne veut pas que «des Français tirent sur d'autres Français». L'expédition se révèle un désastre. Quelques mois plus tard, l'amiral organise la libération de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui, elle, est un brillant succès. Persuadé qu'il cherche à l'évincer, de Gaulle laisse les Anglais l'emprisonner et décide finalement de le mettre à la retraite anticipée. Emile Muselier assiste impuissant à la fin de la guerre et s'éteint dans l'anonymat, à Toulon, en 1965.

 

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Après toutes ces épreuves, celle de la Mer du Nord, de l?Armistice, cette longue séparation, tu n?en peux plus, tu dors mal, fait d?affreux cauchemars, tu as besoin d?une trêve : « ?je n?aimerais pas m?installer dans la facilité, la quiétude et la douceur, mais après cette longue séparation, un an sans permission, les épreuves de la Mer du Nord, celle de l?Armistice et d?après, eh bien vraiment, j?éprouve le besoin d?une détente que j?aimerais goûter sans arrière pensée et je pense que tu en as autant besoin que moi et que c?en serait une merveilleuse que de nous retrouver ensemble ici, deux ou trois semaines. ?.C?est une invitation au voyage Finalement, Luce, Nous les passerions à Casablanca où je suis assez libre si les événements ne me font pas prendre la mer. Nous passerions une journée à Rabat qui en vaut la peine (thé à la menthe dans la casbah des Oulayas aux jardins merveilleux avec une vue splendide vue sur Salé, visite à la ville arabe, au mausolée de Lyautey) et si je peux avoir trois ou quatre jours de permission nous irions À Marrakech faire notre troisième voyage de noces. En passant, à l?aller ou au retour, tu aurais une vision d'Alger ou Oran, ou des deux. L?optimisme revient, une autre bonne nouvelle te permet d?espérer de plus longues retrouvailles, tu reçois une proposition de poste : ? Par ailleurs, voici du nouveau, encore très vague. Un cousin de C., le capitaine F., un champion de ski, vient d?être envoyé au Maroc pour y monter, en partant de zéro, des camps de jeunesse . 7 Il cherche trois ou quatre collaborateurs et doit prendre contact avec moi à ce sujet après-demain. J?attends ce contact pour voir si je lui donnerai ma collaboration, ce que je ferai si cela doit se faire, par congé « hors cadres », sans quitter la Marine, si cela peut me permettre de vous faire venir tous, là ou je serai (Rabat, Fes, Marrakech, Casa ?) , si enfin et surtout

7 (Créés en juillet 1940 comme une sorte de substitut du service militaire obligatoire qui avait été supprimé au moment de l?armistice, les chantiers de jeunesse sont une organisation para-militaire dans l?esprit de Vichy.)

 

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il me parait qu?il y ait là oeuvre d?enthousiasme, de redressement ? enfin, on verra. ? Luce, ne te laisse pas influencer par les pessimistes. Ici, chez les marins, le vent est à la confiance, confiance dans Pétain, confiance dans le relèvement de la France. En France, malgré la défaite, la vie continue presque comme auparavant en zone libre comme en zone occupée. À Paris, les mondains donnent leurs réceptions, vont au théâtre, assistent à la présentation des collections de grands couturiers, ils font la fête. En Province, les difficultés de ravitaillement ne se font pas encore trop sentir. À l?étonnement de bien des Français, les militaires allemands se révèlent disciplinés, polis, aussi la plupart leur réservent-ils bien souvent un bon accueil. Les conditions d?armistice néanmoins sont terribles. Le Maréchal espère encore pouvoir négocier, il se rend à Montoire le 24 octobre dans l?espoir, dira-t-il, « d?alléger le poids des souffrances de notre pays, améliorer le sort des prisonniers, atténuer la charge des frais d?occupation?. Il serre la main d?Hitler ! Quelques jours après il annonçait aux Français qu?un ordre nouveau allait s?établir, un régime d?ordre et d?autorité mené sous le principe de collaboration « L?armistice n?est pas la paix, la France est tenue par des obligations nombreuses vis à vis du vainqueur, du moins reste-t-elle souveraine. Cette souveraineté lui impose de défendre son sol, d?éteindre les divergences de l?opinion, de réduire les dissidences de ses colonies. On entre dans l?ère de la collaboration avec les Allemands. Le Maréchal s?est laissé abuser. Sa popularité ne cessera de décroître. Maman hésite à partir, elle écrit : Cette entrevue historique qui va avoir des répercussions importants ne va-t-elle pas empêcher de nous revoir, pourrai-je partir ? On dit en ville qu?Hitler compte donner le Maroc à Franco, entre autres, et prendre la Marine. Je rapproche cela d?une de tes lettres « Il y aura sûrement du baroud ici, encore ». Heureusement, le voyage aura lieu, ton voeu sera exaucé. Tu te débrouilles pour procurer les papiers nécessaires à ta petite épouse qui s?organise, met rapidement Bernard qu?elle nourrissait encore au biberon, et confie la garde de la maisonnée à un ménage de vos amis. Ces brèves vacances qui auraient été idylliques en temps de paix

 

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vous ont enchantés. Tu ne te sentiras plus aussi seul pour un temps. Deux semaines après, tu rejoignais Toulon pour une permission bien méritée de deux mois et demi.

 

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Les soixante trois lettres écrites du Georges-Leygues me disent toutes sans exception combien cette nouvelle séparation vous ont pesé, à toi Papa, éternel amoureux, comme à Maman qui n?a jamais rêvé que de vivre à tes côtés. Après cette longue permission de deux mois et demi à Toulon, tu t?embarques à Marseille pour Dakar, via Oran, Casablanca par chemin de fer et un cargo très confortable, très lent. L?André Moyran, qui longe les côtes du Maroc, du Sahara, du Rio del Oro, de la Mauritanie parvient à Dakar à la mi-mars. Tristesse et regrets te submergent. Tu ne cesses de réfléchir à votre couple, au fossé qui s?est creusé entre vous. Tu avais choisi la fidélité au maréchal Pétain, elle mettait ses espoirs dans les Anglais. Il y eut des discussions très vives, suivies de bouderies. Le désaccord s?amplifiait. La colère grondait en Maman, une certaine amertume en toi. Tu étais désemparé après avoir quitté Mon Repos, tes enfants et une femme adorée qui t?en voulait sans pouvoir le dire de la laisser seule avec la responsabilité de six petits dans une période bien difficile, où presque tout posait un problème, se chauffer, se nourrir, circuler etc, Au retour de la campagne de Norvège, après des combats difficiles, l?Armistice et une trop longue attente à Casablanca, tu aurais aimé te retrouver un peu plus longtemps seul avec femme et enfants sans avoir à les partager sans cesse. Or, tout au long de ta permission, les visites se sont succédées à Mon Repos : celle de ta mère et de tes soeurs, des François dont l?humour cette fois ne te faisait plus rire, de tante Madeleine, une résistante de la première heure, (cela te mettait mal à l?aise, mais en même temps tu lui étais reconnaissant de l?aide qu?elle apportait dans la maison), de Bonne-Maman, une belle-mère aimée et respectée, mais dont le jugement sur la guerre différait

 

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tellement du tien qu?il n?était pas question d?aborder le sujet. Une fois de plus tu te sentais isolé au milieu de tous. Le calme de la traversée te fait du bien, la sérénité revient.

 

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DAKAR Appelé à exercer les fonctions de chef du service « Manoeuvre », puis chef du service « Conduite de navire, tu vas désormais servir sur ce beau croiseur, le Georges-Leygues, basé à Dakar sous les ordres du commandant Lemonnier, un futur amiral qui te mit très vite à l?aise, (il n?en fut pas de même pour son remplaçant qui te glaça dès les premiers jours mais que néanmoins tu finis par apprécier et même admirer ). Le Georges-Leygues, un croiseur de 7600 tonnes, long de 179 mètres, 17,50 m è t r e s d e l a r g e p e u t abriter 540 hommes en temps de paix, 760 en t e m p s d e g u e r r e . À l ? o r i g i n e , n o m m é l e Chat eaurena u l t , il f u t r e b a p t i s é G e o r g e s - Leygues en 1933 par par Albert Sarraut, le nouveau Ministre de la Marine, en hommage à l?artisan de la renaissance de la Royale, son prédécesseur qui mourut le 6 septembre de la même année. Ton nouveau navire fait partie de la 4ème escadre, considérée comme appartenant à la Marine de Vichy. Il avait participé le 23 et 25 septembre au combat tragique et fratricide contre les forces anglaises et celles de la France libre. Sous-marinier dans l?âme, habitué aux espaces étroits, ce croiseur majestueux ne t?intimide pas trop. Malgré une modestie naturelle, tu

 

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as confiance en toi, tu es prêt à déployer les efforts nécessaires pour mener à bien cette nouvelle mission :

« ...tout me parait nouveau, presqu?inconnu comme matériel. Pour être à la coule, j?aurais vraiment à travailler beaucoup. Ce matin encore, nous avons déambulé et il m?a montré des tonnes de notices, monographies, rapports etc. il m?a initié en un quart d?heure aux fonctions de secrétaire du commandant.

Demain, il me montre la passerelle qui sera mon domaine à la mer puisqu?en exercice et au combat, c?est moi qui aurai en mains la manoeuvre du bateau (bateau dix fois plus lourd que mon sous-marin, trois fois plus long, etc, etc.),.... J?ai l?impression d?avoir à reprendre contact complètement avec cette vie de bateau de surface et j?en avais grand besoin. Ce sera dur mais combien intéressant ! ?ce n?est pas la campagne avec son mouvement, sa navigation etc etc, non, c?est seulement la veille pour la défense de l?Empire en un point important, mais totalement dépourvu d?agréments.

...Je travaille comme un forcené et me sens débordant d?activités. C?est que j?ai maintenant un métier tout nouveau pour moi et fort intéressant. Comme Chef de Service Conduite de navire, j?ai la manoeuvre et la navigation c?est-à-dire que d?une part, je suis le grand 8 « bosco »du bord, devant m?occuper des lignes de mouillage, des appareils de remorquage, d?amarrage, des embarcations etc. etc. et puis, je seconde le commandant pour la manoeuvre du bateau au combat et dans les ports, et enfin la navigation, en plus, j?ai le secrétariat - quand à régler le

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8 L'appellation bosco est issue de l'anglais bosseman, qui était le contre-maître chargé de la bosse, dernier cordage à retenir l'ancre avant de la mouiller. Dans la marine de commerce, le bosco est le maître d'équipage et se situe hiérarchiquement entre les officiers et les membres de l'équipage. C'est un marin expérimenté dans la manoeuvre, il a autorité sur les matelots et a des responsabilités d'encadrement. Quelquefois logé au pont officier, il prend cependant ses repas au poste des maîtres dont il a le statut comme les maîtres machine ou les maîtres électricien. Dans la marine nationale française, l'habitude a été prise à tort d'appeler bosco tous les marins de la spécialité de manoeuvrier (maneu selon la terminologie de la Marine nationale). En réalité le matelot est un gabier et à partir du quartier-maître, le grade est complété par le nom de la spécialité : ...de manoeuvre (quartier-maître de manoeuvre, maître de manoeuvre...). Les manoeuvriers sont chargés de la mise en oeuvre et de l'entretien des apparaux de manoeuvre (guindeaux, amarres, ligne de mouillage...) ainsi que de la drôme (les embarcations). À la mer, c'est un manoeuvrier (et pas un timonier) qui tient la barre qui permet de gouverner. Le bosco qui est le « patron » des manoeuvriers est généralement un officier marinier supérieur.

Le saint patron des manoeuvriers est saint Michel, fêté le 29 septembre.

 

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service ds officiers, et bientôt sans doute je serai président de carré.....

Le métier de marin qui te plaît tant, Papa, va une fois de plus t?apporter la force dont tu as besoin pour surmonter ces malheureux différends avec ton épouse bien aimée. Tu l?aimes à jamais et penses sans cesse à elle malgré tes nombreuses occupations. Ton coeur déborde d?amour pour elle, tu voudrais tant la savoir heureuse :

« ?Tu sais ma petite Luce, j'ai eu le temps de beaucoup réfléchir pendant ma longue traversée sur l?André Moyrand. Mais, tu sais, pour être heureux, il ne faut pas trop demander et puisque tu as bien voulu me dire plusieurs fois que tu ne regrettais pas de m'avoir épousé, je note que c'est déjà un fait heureux pour toi d?être tombée sur un homme qui, après 12 ans de mariage, t? aime encore plus qu?au premier jour? Pensons beaucoup à tout cela, mon trésor , et je crois sincèrement que tu te rendras compte que nous sommes des heureux de ce monde. Alors, il faut en remercier le Seigneur, et le meilleur moyen de l'en remercier, c'est de se montrer heureux, content, optimiste, de ne pas se fixer sur les petits ennuis, les petites croix qui accompagnent la vie de tous les jours et ces petites croix, ma chérie, plutôt que de nous révolter contre elles, acceptons-les courageusement. Le Christ nous le demande dans son Évangile, et ne sommesnous pas ses disciples ? alors soyons logiques avec nousmêmes, soyons raisonnables, ne cherchons pas toujours à ne suivre que notre loi, celle que nous croyons devoir suivre, mais suivant la sienne, qui est simple, facile ?.Enfin quand même je prends le pli de communier tous les dimanches à la messe de 7 heures(nous avons deux messes à bord sur la plage arrière, une à 7h et 9h) et de lire l'évangile du jour tous les matins(jusqu'au lundi de la Quasimodo, je les ai dans mon livre) et le soir je prie toujours pour toi et les enfants. Luce, comme j'aimerais que nous arrivions à accrocher pour cela, à penser ensembles, à prier ensembles. Luce aimée, je t?aime ! Sois-en bien convaincue?.²

 

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Ton amour, ta foi te soutiennent. Maman ne décolère pas. Elle ne ressent pour l?heur qu?une immense amertume, elle est lasse, tu le comprends. En guise de consolation, tu lui annonces l?envoi de denrées précieuses qu?on ne trouve plus que dans l?Empire : savon, sucre, café, huile, riz, nouilles, confiture, farine de mil, de haricots, de pois verts, d?orge, crème de lentilles, crème de pois, flocons d?avoine, boites de sardines, couscous, saucisson, biscuits, pois cassé et bien sûr beaucoup de tapioca. (Des colis furent envoyés à Mon Repos tout au long de cette période de restrictions.) Cela ne suffira pas à calmer sa fureur. Elle l?exprime brutalement dans une lettre qui te glace, te désespère d??autant plus que le moment est mal choisi : tu viens d?être invité, plus d?un an après les vols sur la Thétis, à répondre à toutes sortes de questions tatillonnes, qui se rapportent à toute l'année 1940, posées par deux commissaires de police judiciaire. Il ne te faudra pas très longtemps pour retrouver ton équilibre. Tu lui réponds simplement « qu'après s'être aimé d'amour, on ne peut pas ne s?aimer que d'amitié, mais s?aimant d'amitié, on ne peut que mieux s?aimer d? amour. » Tu ne renonces pas, tu y crois à cet amour incroyable qui t?a consolé d?une jeunesse en pension, loin de la chaleur familiale. La nostalgie s?empare de toi et tu évoques les moments heureux du passé : Cannes et Juan-les-Pins au temps du Fougueux, ton retour de Belgique, les dimanches de la rue Gimelli où vous alliez à Bandol par le train avec les enfants. Tu aimerais refaire avec elle, les promenades que tu as faites dans ton adolescence, les châteaux de la Loire, la Bretagne : les calvaires, le Huelgoat dans le Finistère, la descente du Gave d?Oléron en canoë ; les environs de Paris : forêt de Fontainebleau, Versailles, Ermenonville. Tu repenses à Larmor, à Lunéville, à Wissant, des lieux de bonheur absolu. Maman passe par des hauts et des bas pendant toute cette période du Georges-Leygues. La collaboration avec les Allemands rend l?ennemi de jour en jour plus haïssable. À bout de souffle, elle désespère de la vie, tout à coup retrouve optimisme et courage doublés d?une énergie qui stupéfie ses proches et fait leur admiration. Trois semaines après ton départ, elle se demande si elle n?est pas enceinte ? En effet, elle attend un septième enfant et te l?annonce avec un grand sourire ! Mettre un enfant au monde m?a toujours emplie d?un immense bonheur, d?une fierté indicible, disait-elle volontiers, tout en se plaignant de sa trop grande nichée. Cela me semblait totalement illogique ! Toi, tu

 

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accueillis la nouvelle prudemment : Luce aimée ta lettre me donne maintenant une certitude pour l'attente d'un numéro sept et je t?en sais gré, je t'admire affectueusement, je te remercie de l'accueillir comme tu le fais. Cette idée me troublait, j'avais un peu de révolte, et je craignais que tu n'en aies beaucoup et que alors, tu m'en veuilles. ou encore quelques jours plus tard : Luce, je veux bien me réjouir du fond du coeur de ce petit septième qui s'annonce. Cela m?est un peu difficile à cause des fatigues et des misères que cela te vaudra, mais j'aurais mauvaise grâce à bouder si je sens que toi, ma Luce, tu l'accueilles avec joie et sans m'en vouloir.. La famille constituait pour toi, Papa, le plus précieux des trésors. Tes enfants, leur éducation te sera un souci constant, il y allait de ta responsabilité. Tu ne manques pas une occasion de féliciter Jean- François pour ses « croix d?honneur », Claude pour ses efforts et ses progrès, Annick parce qu?elle travaille bien. Tu as à coeur de les inciter à l?ordre et à la discipline, à la gentillesse, au courage. Tu t?intéresses de très près à la manière d?enseigner. Admirateur de Montaigne, tu insistes pour que la jeune fille qui surveille les devoirs s?attache à ce que tes enfants n?apprennent rien sans comprendre. Et lorsque Claude commence à s?exercer à l?anglais, tu prodigues tes conseils quant à l?utilisation de la méthode Assimil. Lorsque les résultats ne sont pas là, au lieu de te fâcher, tu manifestes une certaine indulgence, de la compréhension : Les notes de Claude et Annick sont effectivement minables ! Cependant, je ne les crois pas stupides, je les crois même astucieuses. Seraient-elles paresseuses ? Il y a sûrement un peu de paresse de leur part et aussi le fait qu?elles perdent trois ou quatre heures en trajet chaque jour. Je t'avoue ne pas être navré par leurs mauvais résultats, je le serais seulement s'il était avéré que ces mauvais résultats viennent d'une mauvaise volonté de leur part. J'en parlerai à Annick, je ne dirai rien Claude, parce que notre sensible aînée est malade, mais tout ce que je dirai à Annick s'appliquera à elle.

 

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Fier de tes enfants, à travers les photos, tu admires le caïd et ton petit caïdou, un solide ! Janine cette jolie petite fille que tu ne reconnais pas d?emblée, quelle blessure ! Claude qui peut devenir une femme épatante : ?Dis-moi, trésor quelle est cette jolie petite fille dont tu m?envoies une photographie. Après l?avoir très longtemps regardée, je crois reconnaître Janine. Est-ce bien elle ? Cela me fait un peu froid au coeur de ne pas reconnaître d?emblée mes enfants. ?Je crois comme toi que Claude peut devenir une petite femme épatante. Son orgueil ne m'inquiète pas trop car cela peut-être une force. Mais c'est je pense, son égoïsme qu'il faudrait tuer tant parce qu'il évite un vilain travers que parce qu?il peut être suivi de plus de désagréments, de peines que de vraies joies. Et pour cela, et à cause de son orgueil peut-être, il faudrait qu'elle en vienne à aimer et admirer la charité, ce qu'il pourrait peut-être se faire en partie du moins par un choix approprié de lectures. ?Bernard fait mon admiration sur toutes les dernières photos que tu m' as envoyées de lui et en particulier sur la dernière. Je suis vraiment fier de mes enfants, et tellement ému quand je m?attarde à les contempler en images. Mais chaque fois ma pensée va de vers toi débordante de reconnaissance. Tu te dis heureux de la perspective d?avoir à élever un septième enfant, mais tu souffrais de ne pouvoir les voir grandir jour après jour. Ce cher métier de marin que tu avais choisi et qui te comblait par ailleurs ne te le permettait pas. Et puis tu ne veux pas leur imposer ce climat de Dakar qui te semblait bien trop dur pour envisager de les y faire venir : ?Mais petite Luce, autant j'aimerais te voir installée en Afrique du Nord ou à Madagascar ou aux Antilles ou en Indochine, autant je crois que tu ne plairais pas par ici. Il n'y a rien de bon, rien d'agréable en ville, rien de sympathique et le climat est sans agrément. Pour le moment, cela peut aller. Le soleil tape très très dur et il faut s'en méfier, mais il y a de l?alizé qui donne un peu de

 

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fraîcheur. D'ici un mois, il aura disparu et ce sera alors l'hivernage, la torpeur, l'humidité lourde sans un souffle avec de temps en temps de gros orages. Tu souhaites que les Anglais mettent les Allemands dehors tout en gardant ta confiance en celui qui a pris les rênes du pays. Tu estimes, tu le dis, tu le répètes, que les Français doivent porter leurs efforts sur leur propre réforme, leur propre redressement sans juger ouvertement le moindre acte de politique extérieure car trop d?éléments manquent encore pour porter un jugement. Le plus important à tes yeux est de faire son devoir en silence derrière le Maréchal, en évitant toute critique, toute désunion. La seule conduite claire est bien de rester uni et discipliné autour du Maréchal et de l?Amiral Darlan. De nouveaux événements vont tout de même semer le doute dans ton esprit. En 1940 la Syrie était encore française. Fidèle à Vichy, elle fut l'objet de tractations entre Darlan et les Allemands qui y gagnèrent des bases aériennes, Bizerte en Tunisie, Dakar au Sénégal et Alep en Syrie. Le protocole sur la Syrie fut immédiatement appliqué avant toute signature et permit à la Lutwaffe de sévir à partir de la Syrie. Bombardement de Damas, guerre entre les Français fidèles à Pétain et les Forces Françaises Libres du Général Catroux, naufrage du Bismark où 1200 hommes périssent ensemble engloutis sur le même bateau. On est alors au sommet de la collaboration militaire entre la France et l'Allemagne. Les Anglais furieux et inquiets mènent très vite campagne, Churchill multiplie les démarches pour convaincre Roosevelt de le rejoindre dans la lutte, les Américains refusent toujours de déclarer la guerre à l?Allemagne, mais fournissent une aide matérielle considérable. En juin 1941, la Russie est envahie à son tour, début de l?opération Barbarossa, la plus grande opération militaire allemande de cette guerre abominable. L?Internationale communiste demande à ses fidèles de détruire dépôt et usines de productions d?armes. C?est la reprise de la guerre sur le sol français. Les Juifs sont arrêtés par milliers, les Communistes à titre préventif. Otto von Stülpnagel9 signe le décret rendant passible de la peine de mort toute activité

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9 Général allemand (Berlin 1878-Paris 1948).

Il commanda les troupes d'occupation en France, de novembre 1940 à son départ définitif (février 1942). Arrêté en 1946, ramené à Paris pour y être jugé, il se pendit.

 

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communiste. Deux jeunes communistes sont fusillés le 19 août 1941, en réaction, un aspirant de marine allemand est assassiné au métro Barbes. La légion des volontaires français est crée pour combattre sur le front russe sous uniforme allemand.

Que penses-tu aussi de la création d?une légion française contre le communisme sur le front russe ? C?est assez ahurissant et je ne pense pas qu?il y ait beaucoup de volontaires.

Moralement, cette période fut bien difficile tant pour les marins qui faisaient partie de la « Marine de Vichy » que pour ceux qui avaient choisi de rallier les Forces Françaises Libres sous les ordres du Général de Gaulle. Ils allaient devoir se battre et voir périr l?ami qui avait choisi l?autre bord. Ainsi, Honoré d?Estienne d?Orves, combattant dans les forces navales françaises libres, et camarade de promotion de Bertrand de Saussine, le commandant du Poncelet 10, sera profondément affecté de la mort de son grand ami qui servait de « l?autre bord », dans la marine de Vichy. Tu écriras le 4 août suivant :

... demain il y a une messe pour le commandant Saussine, disparu sur le Poncelet, coulé par des marins français dissidents. Une fausse version de la mort de de Saussine a été donnée par presque tous les journaux mêmes officiels (Revue des troupes coloniales) la vérité doit être connue car elle est dans la plus belle tradition maritime. De Saussine est mort en coulant avec son bateau, en ouvrant lui-même les purges au tableau du PC, après avoir alourdi le bateau et fait se sauver les hommes encore vivants à bord ? son mécanicien que je viens de revoir ici(il vient d'être libéré par échange) a voulu l'emmener. De Saussine l?a repoussé en lui disant : «Vous ne m'empêcherez pas de faire mon devoir » et, pour bien comprendre, pour ne pas parler de sacrifice inutile et non demandé par les règles de la marine, il faut savoir qu'à

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10 « Le 2 août, le Poncelet est transféré à Port-Gentil, au Gabon. Il est coulé le 7 novembre 1940 lors de la bataille de Libreville par le sloop britannique HMS Milford. Au cours de la bataille, il lance une torpille sur le Milford qui l'évite et puis le grenade. Sévèrement touché, le Poncelet doit faire surface et son commandant, le lieutenant de vaisseau Bertrand de Saussine du Pont de Gault, ordonne l?évacuation de son équipage. Il reste seul à bord, ouvre les purges et se saborde avec son navire, fidèle à la devise des commandants de sous-marins et à celle de sa famille : Plutôt mourir que faillir.

 

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un certain moment de leur lutte, le commandant avait dû prendre la dure décision de condamner les 10 hommes du poste avant en fermant la porte étanche, pour essayer de sauver les autres. J?aimerais que tu pries et fasses prier les enfants pour ceux du Porcelet qui y sont restés et que tu leur expliques.

Maman nous en a-t-elle parlé ? Je ne m?en souviens pas. Ton commentaire m?a mis du baume au coeur. J?en étais restée à cette injonction qu?un commandant doit périr avec son bateau, ce qui me paraissait stupide. La réalité, je le vois aujourd?hui est bien plus nuancée :

Luce, pour le sacrifice de Saussine, je trouve que tu es un peu excessive quand tu dis que si une circonstance analogue s?était présentée pour moi, tu n?aurais pu admettre que j?agisse autrement... J?ai toujours pensé que j?aurais du en faire autant, mais devant le fait, l?aurais-je fait ? Et dans cette guerre, il s?est présenté d?autres cas où les commandants ont vu couler leur bateau sous leurs pieds et se sont cependant sauvés, et ont été acquittés au Conseil de guerre, avec félicitations. C?est le cas du Foudroyant, Sirocco, Oray, Adroit, Bourrasque, c?est le cas de Persée devant Dakar dont le commandant (Lapierre) s?est jeté à l?eau après avoir fait évacuer tout son équipage, alors que son bateau était perdu après s?être très courageusement lancé à l?attaque dans des conditions difficiles. Ainsi je crois que ceux qui se sont sauvés ont fait tout leur devoir s?ils étaient les derniers. De Saussine, lui, a fait plus que son devoir. (Il était vraiment le dernier, ceux du poste AV avaient pu être évacués vivants), et c?est en cela que sa mort est héroïque, sublime et génératrice d?esprit de sacrifice pour ceux qui restent et ceux qui le suivront.

Le temps d?une permission s?approche. Tu vas passer près d?un mois à Toulon auprès des tiens, sans doute au petits soins pour ta chère petite épouse qui attend ce septième enfant. Mais il te faudra repartir avant la naissance prévue pour la mi-octobre. Retour à Dakar début octobre, tu apprends la mort d?oncle Pierre, et tu écris quelque temps après

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Dire chérie, que je ne t' ai pas encore dit un motd?oncle Pierre, C'est que je t'écris en répondant à ta lettre ligne par ligne. Je n'ai pas été absolument atterré car je m'y attendais un peu, mais cela ne m'a pas empêché d?en éprouver beaucoup de peine. Oncle Pierre avait toujours été très gentil pour moiet j'aimais beaucoup sa manière d'être, Et aussi tu lesais, il est mêlé à tous mes meilleurs souvenirs, nosfiançailles, le début de notre mariage, des permissions à Larmor, les passages à Paris, et la dernière journée passée près de lui à Larmor avantde monter en Angleterre avait été pour moi une journée de détente familiale. Dès que j'ai reçu ta lettre ma chérie, j'ai envoyé une carte à tante Jeanne, et j'ai été prier quelques instants pour oncle Pierredans une des églises de la ville.

Après une longue attente et beaucoup d?inquiétude amplifiée par laséparation, Dominique, le troisième garçon de la tribu vient au mondele 21 octobre, un bébé de la guerre.

Luce chérie, comme je suis heureux ! Cette lettre nepourra partir que dimanche soir, ou plutôt lundi matin (lundi à 6 h) mais cela ne m'empêche pas de te distillerma joie par petits morceaux. C'eut été une fille, j' eus été content d'avoir une petite fille de toi, formée par toidonc sûrement avec beaucoup de traits de toi, mais un garçon, ma chérie, un troisième garçon si j'en suis encore plus content, et toi aussi je pense. Quatre fillestrois garçons, de la bonne graine de Français, ma Luceà moi comme je t'aime. Alors, tu vois, ma Luce, nous sommes maintenant à la tête d'une jolie pléiade bien équilibrée, et puis, noussommes plus mûrs, plus posés et malgré cela nous avonscette force énorme, un amour mutuel profond, confiantet en même très jeune, pas rassis du tout. Tout ce qu'ilfaut pour élever des enfants dans une atmosphère dejoie et de confiance, de santé. Encore une épreuve à subir, nous sommes à nouveau séparés, mais ma chérieje veux voir dans cette séparation une plus grande

 

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facilité pour donner un bon départ à Dominique. AlorsLuce, donne-lui un bon départ et puis soigne-toi bien etquand je vous retrouverai tous ce sera un vrai paradis. Je t'aime mon trésor chéri, comme je t'aime ! Sois sérieuse, surtout mon amour ne te fatigue pas, restelongtemps allongée, et nourris-toi bien, ce n'est paspour rien je t'ai envoyé du riz et des lentilles ; je t'aime ma chérie, je t?embrasse fort fort fort. Ton Jean.

Et encore :

Il fait beau ma chérie, du soleil partout, mais surtout dans mon coeur depuis ces bonnes nouvelles d'hier. Dominique très bien arrivé, mère et fils vont très bien? disait un télégramme. Quelques mots seulement, maisdes mots pleins de signification. Dominique ! Donc un garçon, tu le souhaitais autantque moi et j'y vois une récompense pour toi, pour la générosité avec laquelle tu as supporté l'attente de cet enfant. Moi j'étais moins généreux, je n'y ai vu d'abord qu?un surcroît de fatigue pour toi, un supplément decharges et je me rappelle que parlant de cela à un aumônier de Dakar, il m'a répondu: réjouissez-vous, c'est peut-être cet enfant qui vous donnera le plus de joie. Très bien arrivé. Ah! il était temps qu'il arrive ! Vrai, petite Luce je pensais à ta fatigue, à ce calvaire répétédeux fois par jour pour monter à Ste Anne et pour en redescendre. J'avais si hâte pour toi qu'il arrive et il estenfin arrivé et très bien arrivé. Et enfin et surtout.« Mère et fils vont très bien,» pas bien seulement mais très bien. Cela ne me fait pas croire quetu n'auras pas quelques jours ennuyeux et pénibles, mais cela me tranquillise complètement sur vos santésqui me sont précieuses, sur la tienne chérie qui non seulement est précieuse à mon coeur mais est nécessaireà tous ceux qui dépendent de toi, Et ils sont nombreux, ils sont huit, car je me compte parmi eux. Oui, Luce, ta santé est un des biens les plus précieux, les plus

 

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nécessaires et il faut que tu y penses pour bien le soignerAprès ce télégramme, mon trésor, j'ai eu la lettre de ta mère qui en était une confirmation et me donnait quelques détails, et puis celle de Madeleine dont quelques passages m'ont fait tant de plaisir ! « Lucette se porte à merveille, elle fait vraiment plaisirà voir avec sa figure souriante ? » Luce chérie, je croisvoir ton sourire, comme j'aimerai le voir, et comme jeaimerais aussi te sourire, me réjouir avec toi. Madeleineme donne aussi des nouvelles des enfants et conclut en parlant de la maison «tout le monde est complaisant etde bonne humeur.» L'atmosphère que je souhaite. Aussi Luce, tu le comprendras qu'il y ait tant de soleildans mon coeur aujourd'hui et comme je suis de suppléance je pourrais bien le garder sans aucune distraction extérieure. Et toute la journée, méditer surmon bonheur, ce bonheur que j'ai de t?avoir, de t? aimeret d?être aimé de toi, et d?avoir à nous deux sept beauxenfants et d'avoir ensemble ce beau devoir à remplir, faire de ces sept enfants, sept enfants de France, c'est-àdire aussi des chrétiens élevés dans la joie et la simplicité. Oh Luce, c'est simple et c'est beau, et d'être avec toi pour remplir ce devoir, c'est en même temps du bonheur. Car, quoi que loin de toi, je suis quand même avec toi, ma chérie, et sûrement un jour viendra où j?y serai pluslongtemps. ?Le maître d'hôtel m'apporté ta lettre. Attention attention, car mon coeur va éclater. Oh Luce aimée, comme vous savez bien dire votre joie, comme je suisheureux de le savoir. Oh oui Luce, la vie est belle! Mon trésor bien aimé, Comment faire pour que vous continuiez à la trouver belle, toujours toujours et en particulier cet hiver, malgré les restrictions, le froid, lefait que je ne pourrai vous réchauffer de ma tendressequand vous en auriez besoin ! C'est pourtant bien la lebut de ma vie et si j'atteins celui-là, j?atteins en mêmetemps celui qui est la bonne formation de nos enfants,

 

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car si vous trouvez que la vie est belle, alors seulementla vie sera belle pour toute la maison...

A bord cela va beaucoup mieux maintenant. Le commandant t?intimide toujours autant avec sa grande taille, son air moqueur et persifleur à propos de tout et de rien mais tu admires son allure, tant pour commander que pour recevoir tout en déplorant son attitude hautaine. La Toussaint approche, vous êtes à Casablanca, bien plus agréable que Dakar, où tu vas pouvoir acheter les cadeaux que tu comptes envoyer. De multiples occupations accaparent ton esprit. La dernière journée d?octobre a été entièrement consacrée le matin aux soldes à calculer pour tout l?équipage et tout l?après-midi à la visite de l?amiral Gensoul, « l?homme de Mers El Kébir »11 venu en tant que porte-parole de l'amiral Darlan pour enfoncer une porte ouverte : nous expliquer notre situation de pays vaincu, ayant à subir l?occupation allemande, à se défendre contre les convoitises allemandes, italiennes, anglaises et peut-être américaines, ainsi que contre les agissements russo-communistes, et notre devoir d?union autour du Maréchal, d?aide à son service qui sera surtout efficace par l'accomplissement pour chacun de son devoir sans discussion. J'ai toujours été trop convaincu pour te commenter ses paroles. ... d?ici-là il y aura peut-être bagarre dans le Pacifique ou bagarre en Afrique ou règlement d?une paix boiteuse. Sous la pression des autorités allemandes, car il ne voulait aucune collaboration avec les forces de l?Axe et s?était vivement opposé à l?accord préconisé par Darlan au sujet de la Syrie, le général Weygand dégagé de ses responsabilités en Afrique du Nord donne sa démission et sera mis à la retraite d?office le 21 novembre 1941. Dans le Pacifique la situation est devenue préoccupante. Pour contrer les Japonais qui prétendaient devenir la puissance dominante en Asie, les Américains avaient mis en place un embargo pétrolier. Le 6 novembre 1941, Roosevelt qui, par la loi « prêt bail » faisait bénéficier le Royaume-Uni d?une aide matérielle substantielle,

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11 qui fut en ligne pour les négociations et retranscrit les ordres négatifs de Darlan en rejetant l?ultimatum britannique ; 25 minsutes après le déclenchement du drame, il demande le cessez le feu. Nommé Inspecteur général des forces maritimes, il quittera le service actif en octobre 1942.

 

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annonce qu?un prêt d?un milliard de dollars est accordé à l?URSS. Le 10 novembre, Churchill déclare que si les Etats-Unis entrent en guerre contre le Japon, la Grande-Bretagne déclarera la guerre au Japon dans l?heure qui suit. En dépit des accords de Washington, les Japonais avaient considérablement augmenté leur marine et se sentaient plus forts que jamais. Ils attaquent par surprise la flotte américaine à Pearl Harbour. Roosevelt annonce au Congrès l?entrée en guerre des Américains qui sortent ainsi de leur isolationnisme traditionnel. Hitler déclare la guerre aux États-Unis le 11 décembre 1941. Les puissances de l?Axe semblent alors plus fortes que jamais. Et pourtant, elles ne cesseront de décliner tandis que les Alliés amorcent leur remontée.

 

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Derniers jours sur le Georges-Leygues Le Georges-Leygues a regagné Dakar. Des feuilles de tickets d?expédition supplémentaires sont distribuées pour Noël, tu en profites pour envoyer quatre colis d?un coup, des colis de trois kilos chaque fois, café vert, tapioca, cacao, couscous de mil, et tu attends les desideratas de ton épouse pour les envois de janvier. Dominique, le troisième fils aura bientôt trois mois, tu connais à peine Bernard, ton caïdou, tu aspires au retour mais, il te faudra attendre encore un peu avant de t?activer pour obtenir la nomination qui te rapprochera de ta famille. Ton ami B. s?occupe à Vichy de tous les sous-marins, tu lui écris, précises qu?après tant de jours loin de chez toi, tu souhaites avant tout passer le plus de temps possible près des tiens, sur un sous-marin réarmant ou même sans commandement au centre de sous-marins à Toulon. Tu n?en peux plus de ces longues séparations. Quelque temps après, il te répond qu?un poste de commandement va être créé pour l?École des Apprentis torpilleurs et qu?on pense à toi. Tu es stupéfait, tu ne t?y attendais pas, cela te semble presque trop beau pour être vrai : Ce serait merveilleux, providentiel et concilierait les joies de la famille et l?intérêt du métier peut-être seulement un peu au détriment de mon avancement. Un paradis s?ouvre, tu en rêves mais presque aussitôt tu crains que le paradis ne se change en enfer si cela ne se fait pas, car tu n?as pas encore les dix-huit mois requis par le nouveau règlement pour un changement de poste. Tu te laisses envahir par le pessimisme et tu t?isoles. L?heure est aux restrictions de gas-oil, plus de vedettes ou de canots à moteur pour circuler ; même pas de bicyclette, alors tu restes à bord, dans ta cabine, passant ton temps à contempler les photos de ton épouse adorée, de tes enfants, rêvant à ce retour auquel tu aspires de tout ton être. Tu supportes de plus en plus mal la froideur de ton commandant et ne peux t?empêcher de le comparer à son prédécesseur tellement plus

 

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attentif à chacun. Malgré tes efforts pour y échapper, un profond désespoir t?envahit. Tu multiplies les séances de sport et t?exerces à faire de longues marches avec l?un ou l?autre de tes amis (la saison s?y prête car dès quatre heures de l?après-midi, il ne fait plus aussi chaud). Rien n?y fait. Une tempête de pessimisme s?abat sur toi. Tu te reprends assez vite et les bonnes nouvelles vont se succéder tout au long du mois de février : augmentation de la solde, c o m p l im e n t s d u c o m m a n d a n t , n o m i nat io n p r e s t i gi e u se e t confirmation d?un poste de commandant sur un sous-marin de 1500 tonnes. C?est le plus vieux de la série certes mais aussi un de ceux qui a le moins de chances d?être longtemps loin, le plus de chances d?alterner entre Casa et Dakar : ? Pendant que j'y pense, je t'ai encore envoyé 3000 Fr. et non 2500 comme je te le laissais supposer : un petit rappel m'a permis de faire cela. C?est que la nouvelle réglementation portant les échelons de quatre à trois ans, je suis d'emblée dans le troisième échelon, alors que sans cela, j?aurais dû attendre novembre 1942. Irai-je jusqu?au quatrième échelon (en novembre 43) ? ? Je viens d'avoir une longue conversation avec le commandant et cela m'a un peu réconforté. Il me demandait des nouvellesde la proposition de B. me disant que le seul « hic »était que j'avais seulement un an à bord et quela nouvelle règle fixait le séjour à 18 mois, sansmention des trois mois de Casa ! Interesting ! Ce dont j'ai profité pour lui dire, ce qu?il ignorait, que j'avais eu, justement auparavant, dix mois d'absence, que, ayant perdu mon père, je n'avais pu revoir ma mère, pas vue depuis plus de deux ans, quej'avais deux enfants inconnus ou presque, quejusqu'ici j'avais toujours bourlingué sans considération de famille mais que maintenant, jesentais le besoin d'un contact plus prolongé : il a ététrès compréhensif et j'ai une impression qu'il ne mefera pas la moindre opposition. Ensuite, parlant de l?X, il m'a dit que, quoi que sortant de cette école, j'étais beaucoup plus marin que mes camarades du bord sortis de Navale, et a

 

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même dit : ah oui, vous êtes bigrement marin ! Tu nepeux te douter de l'orgueil que j'en ai ressenti, et la satisfaction que j'en éprouve car c'est un chic éloge pour un officier, surtout pour un officier de manoeuvre. ?Cette proposition au numéro 1 de la quatrième Escadre ne m?assure pas le tableau mais elle me donne de très très fortes chances qui s?ajoutent à celle que j?avais, ayant été dans les projets du dernier. ?Coup de théâtre ce matin: je prenais tranquillement mon petit déjeuner au carré lorsque le nouvel aide de camp me dit : J.E.L, c'est bien vous ??? Eh bien, vous avez le commandement du « Henri Poincaré ». Te dire tout le bouillonnement que cela a produit en moi ! J?en serais incapable. Tout est dit ou presque de cette vie de marin que tu aimes tant. Ton rêve se réalise, ton destin était de commander, un sous-marin, au risque de ta vie, tu le sais, tu es prêt. Maman ne pouvait que s?inquiéter, elle est amère, fatiguée, désespérée. Tu l?incites à l?optimisme, échafaudes des plans pour les prochains mois à venir et te réjouis d?une prochaine installation à Casa où tu vas pouvoir les faire venir. Et nous aurons six mois de paradis au Maroc, un peu campé sûrement, mais cela pourra faire un bien joli souvenir pour toi comme pour nos trois aînés. Et puis Luce la sagesse serait de ne pas penser trop à ce qui se passera ensuite car dans une planète aussi bouleversée que la nôtre, il est peu sage de faire des projets lointains. Mais qui est parfaitement sage ? Je crains que ton imagination ne galope et je ne veux pas qu'elle t?entraine dans des sentiers sombres et arides. La certitude d?un poste, la perspective d?être réunis pour six mois vont te donner la force de passer plus sereinement les mois qui te restent à vivre sur le Georges-Leygues. Le ciel s?éclaire, ton remplaçant est nommé, dès mi-avril, une permission de 45 jours en poche, tu rêves des retrouvailles à Mon Repos avec tous les enfants. Tu embarques sur le Chanzy, si lent, si lent, vous marchez

 

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pianissimo, pianissimo. En même temps, c?est un cargo confortable où tu dis vivre une vie de château, logé comme un prince dans la chambre habituellement réservée aux passagers de marque, amiral ou gouverneur, une belle et vaste chambre verte, avec des glaces, c'est splendide ! Le carré est une merveille, coquet, très confortable, des fauteuils profonds, un phono avec de jolis disques, la TSF, une bibliothèque très riche, très variée, une cave bien montée, une gamelle excellente et par-dessus tout, sous la présidence du commandant, des officiers jeunes, bien élevés et très agréables. Après cette permission si attendue, tu vas prendre le commandement non pas du Henri Poincaré, mais du Conquérant, un sous-marin de même tonnage, de la même classe d?âge.

 

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PACHA SUR LE CONQUÉRANT « Sous-marin de 1ère classe de la série des 1500 tonnes qui en comprenait 18, Le Conquérant fut construit au titre de la tranche 1928-1929. Mis sur cale aux Chantiers de la Loire en 1930, il fut lancé le 26 juin 1934 et entra en service en 1935. Affecté à l?origine à la 2ème flotille de s o u s -m a r i n s d e l ? E s c a d r e d e l?Atlantique, Le Conquérant fit partie d è s 1 9 3 7 , d e l ? E s c a d r e d e l a Méditerranée à Toulon? » (extrait de la notice historique du Conquérant) Au début de 1942, les sous-marins soumis aux conditions d?Armistice à Toulon furent réarmés. Le Conquérant fait alors partie de la 4ème DSM avec le Tonnant basé à Casablanca. Toi, Papa, tu en pris le commandement le 22 septembre 1942 succédant au Capitaine de corvette Delors-Laval. (On trouvera ci-après la suite et fin de la notice historique du Conquérant envoyée, à sa demande à mon frère Dominique le 9 juillet 1999) « Le Conquérant entra en petit carénage à Casablanca le 13 octobre 1942. La fin des travaux avait été fixée au 14 novembre. Le 6 novembre 1942 il entra sur dock. Périscopes et torpilles furent débarqués. Le 8 novembre, il était donc au bassin lors de l?alerte. En six heures il fut remis en état et dans la soirée du 8 novembre 1942 il reçoit l?ordre de ravitailler en carburant et de gagner Dakar ou Port-Etienne. Il est coulé par les Catalinas 4 et 5 de l?Escadrille VP 52 en route de Bathurst vers Port-Lyautey, Il est probable que devant l?allure menaçante des appareils, le sousmarin était en train de plonger ne pouvant répondre aux signaux de reconnaissance des avions. - CITATION - Le Vice-Amiral d?Escadre, Commandant en chef les Forces Maritimes en Afrique,

 

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cite à l?ordre de l?Armée de Mer le sous-marin Le Conquérant. Etant indisponible le 8 novembre 1942 au moment de l?attaque du Port de Casablanca par d?importantes forces navales et aériennes, a réussi à appareiller sous le Commandement du Lieutenant de Vaisseau LEFEVRE (J) grâce à l?héroïque énergie de son Etat-Major et de son équipage. A disparu glorieusement au large, au cours des opérations. » La mention « Mort pour la France » a été décernée au personnel mort ou disparu de ce bâtiment. »

 

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DISPARITION DU CONQUÉRANT En décembre 1942, le journal Ouest-Eclair avait publié cet article titré : Sans nouvelles de 5 sous-marins des bases Nord-Africaine, Paris 6, l?Amirauté française communique : « L?amiral, secrétaire d?Etat à la Marine a le regret de faire connaître que les sous-marins le Sidi- Ferruch, le Conquérant, l?Action, la Sybille, l?Argonaute, qui ont participé à la défense de l?Afrique du Nord française contre l?agression anglo-saxonne, n?ont pas donné de leurs nouvelles depuis le 9 novembre 1942. Il est donc malheureusement à craindre que ces bâtiments n?aient succombé dans la lutte inégale qu?ils ont héroïquement soutenu pour la défense de l?Empire. » La perte du Conquérant a très longtemps été confondue avec celle du Sidi Ferruch. Comme ce fut souvent le cas pendant la guerre, les familles des marins disparus en mer ne connurent les circonstances du drame que bien après les événements. Pour nous, l?éclairage ne se fit que dix ans après, et cela, grâce à ma soeur ainée qui, ayant lu le livre de Jacques Mordal sur la bataille de Casablanca, correspondit avec lui. Il lui communiqua alors les copies de documents envoyés par l?amiral Morrison sur les circonstances de la perte du sous-marin Conquérant, ainsi que des photos qui n?avaient jamais été publiées : « Les Catalinas N°4 et 5 de l?escadrille VP-52, en route de Bathuret à Port- Lyautey, dans la matinée du 13 novembre, aperçurent un sous-marin en surface à un mille environ sur tribord, faisant route à l?Ouest à 8 noeuds par 24°22 latitude Nord et 15°47 longitude Ouest (soit au large de la côte d?Afrique, au sud du Rio de Oro, à mi distance approximativement de Casablanca à Dakar). Ils lui firent des signaux de reconnaissance par projecteur, et, ne recevant pas de réponse, l?attaquèrent. Les Catalinas firent deux attaques successives à la grenade sous-marine à 11h52 et 11h53. D?une hauteur de 50 pieds environ, l?appareil N°4 lança une grenade sous-marine de 350 livres, et le numéro 5, deux. Le bâtiment était encore entièrement en surface au moment de la première attaque, partiellement immergé pour la seconde. Il fut littéralement enveloppé par les explosions, son arrière émergea de l?eau et des débris furent projetés très haut dans l?air. Il semble qu?il fut brisé en 2 ou 3 endroits et coula instantanément. De grosses bulles d?air et d?huile

 

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continuèrent à monter durant les 15 minutes pendant lesquelles les Catalinas demeurèrent à proximité. Le numéro 41 fut relevé sur le côté du bâtiment ainsi que les 3 couleurs peintes sur le kiosque ». Des images de l?attaque avaient donc été prises, des images terribles : -La première sous-titrée : un Catalina de l?escadrille VP-52 repère le 13 novembre 1942 un sous-marin français près de Villa Cisneros. -La seconde : un Catalina de l?escadrille VP-52 attaque à 11h52, ses signaux de reconnaissance étant restés sans réponse. -La troisième : touché en deux ou trois endroits de la coque épaisse, il coule instantanément. L?ensemble s?intitulant : Attack on a french submarine off the coast of french Morocco. Les photos provenant d?official Navy photo ? released by dpt of defence. Nous savions désormais, je savais moi-aussi. J?ai enregistré les faits, mais ne n?ai pu que les enfouir à nouveau au plus profond de moimême. Le déni avait été ma seule réaction possible. Il en fut de même pour Maman qui ne pouvait accepter une telle absurdité. Elle écrivait à Camille Martin, le parrain de Jean-François, le meilleur ami de Papa qui allait faire son panégyrique et demandait des précisions supplémentaires sur sa carrière : « Mon cher M.,?J?ai été surprise de voir que vous aussi adoptiez la thèse du livre de Jacques Mordal. Ne voyez aucune critique dans cette phrase mais j?ai trop terriblement souffert de cette disparition pour ne pas m?étonner après toutes les démarches et demandes que j?avais faites de ne pas avoir été mise au courant de cette nouvelle version de la disparition du Conquérant. J?ai été bouleversée quand Claude m?a d?abord parlé du livre et finalement fait lire. Est-ce que dix ans passés permettent d?écrire sur les gens des choses que leurs proches ignorent et sommes-nous condamnés à apprendre par des livres comment nos maris sont morts ? On n?avait pas eu beaucoup d?égards pour nous déjà sur le moment, mais tout de même ! ? Votre première page me plaît. J?aimerais que vous ne citiez pas les pages de Mordal, ou alors j?arrêterais la citation à « un peu avant 5 heures du matin, Lefèvre rendit compte qu?il s?apprêtait à appareiller -à 6h30 il appareilla? on ne devait jamais plus le revoir. »??j?aimerais aussi que vous disiez sa campagne 39-40, il l?a faite en Mer du Nord comme commandant de la Thétis, basé dans un port anglais, c?est là qu?il a

 

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décroché la croix de guerre, et sa première citation?.Je vais écrire à Annick pour qu?elle aille vous voir, elle pourrait au besoin vous porter les documents que nous avons?? (Je n?en ai qu?un très vague souvenir) ?La copie de ces deux citations me paraît préférable à la relation de la fin par l?aviation américaine que je ne veux pas admettre tant qu?on ne m?en aura pas avisée. Comme l?admettre officiellement c?est réviser bien des papiers, je me fie à la paresse des bureaux pour être tranquille. Cette fin du 13 novembre me paraît trop cruellement stupide. Avoir échappé à tout, être presqu?arrivé pour être coulé sans gloire, par erreur, non - non et non. Le sous-marin vaut mieux bien que le résultat soit le même. ? Il est mort pour avoir fait simplement ce qu?il avait à faire, au moment où cela devait être fait. Je ne crois pas qu?il ait beaucoup réfléchi ni désiré sauver son bateau. Il l?a fait instinctivement parce qu?un bateau pour un commandant, c?est un peu de lui-même et l?instinct de conservation a joué? Je vais tenter aujourd?hui de revivre, de revivre avec toi ces dernières heures de ta vie. Je tremble, mon coeur proteste, je suis remplie d?appréhension et pourtant je m?y décide, je replonge et me souviens : « Le téléphone sonne, sonne toujours, toujours et encore, la chambre est toujours plongée dans l?obscurité. il est encore tôt. Pourquoi ne l?ai-je pas décroché pour le raccrocher aussitôt ? Cela aurait-il suffi à t?empêcher de partir, de disparaître si brutalement de nos vies ? J?ai fait semblant d?y croire si longtemps ! D?après Claude, la dernière parole qu?elle entendit, car tu l?avais dit très fort, c?était : « je reviendrai pour la grand-messe. » Tu pensais peut-être que ce n?était qu?un exercice de routine, ton sous-marin était échoué sur le dock flottant, vidé de tout son matériel. À quel exercice aurait-il pu se livrer ? Tu arrives à la base encore silencieuse, sinon calme car tout le monde s?affaire pour être prêt à toute éventualité. Après le signal « Danger » diffusé quelques heures auparavant est venu s?ajouter « D.C.A. danger » aucun appareillage. La bataille approche, elle menace. Ton premier souci : remettre le sous-marin en état de sortir du guêpier. Et puis, tout à coup, à deux pas de toi, juste après « le coup de fusil des couleurs » vers 8 heures, un vacarme effroyable, des bombes tombent sur les sous-marins. Au milieu de vous, des gerbes de toutes couleurs, sur la jetée Delure, des

 

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blessés, des morts, un prêtre bénit les mourants.Vous travaillez avec frénésie, présents mais sans rien voir de l?horreur. Le dock enfin s?emplit d?eau. Remis à flot, vous déguerpissez en vitesse. Il était temps ! Une salve de 406 arrive à l?endroit que vous venez de quitter. Tu navigues un moment en surface, la bataille fait rage, vous subissez des tirs, deux hommes qui servaient la mitraillette sont blessés. Tu donnes aussitôt l?ordre de plonger, pas facile avec tant de lest en moins, mais vous y arrivez et restez immobiles au fond des eaux, vous attendez longtemps, très longtemps avant de refaire surface. La nuit tombe, le calme est revenu. Tu vas refaire du carburant, Guinet et Le Mahieu, les deux marins blessés sont descendus à terre. Tu reçois l?ordre d?appareiller sur Dakar. Début de parcours assez calme. Vous naviguez en surface. Le troisième jour, ou, le quatrième. Alerte ! Des avions apparaissent dans le lointain. Tu donnes aussitôt l?ordre de plonger. Et c?est la fin. En naviguant tour à tour à 5 noeuds en plongée, à 10 noeuds en surface, vous auriez du atteindre Dakar le 17 novembre ! » Cette bataille de Casablanca fut un véritable carnage, une abomination. Vous combattiez par stricte obéissance et pour l?honneur devant une force écrasante, des ennemis sans pitié qui tiraient à bout portant sur des hommes se hissant sur la digue et qui tombaient comme des quilles, des avions mitraillant résolument même les vedettes transportant des blessés.

 

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NOTRE HÉRITAGE

 

Trente-six ans? Et puis plus rien. « Un peu avant cinq heures du matin, Lefèvre rendit compte qu?il s?apprêtait à appareiller, et demanda qu?on lui fit passer une paire de jumelles dont son bâtiment était dépourvu. Chevillotte lui fit porter les siennes. À 6h30, le Conquérant appareilla. On ne devait jamais plus le revoir. » Trente-six ans, et puis la mort. Tu avais fait le sacrifice de ta vie pour ton pays. De plein gré, sachant à quoi tu t?engageais. Tu avais affronté ce danger, jour après jour, seconde après seconde, lors des plongées en Mer du Nord, naviguant au milieu des mines. Tu avais vu l?immense cimetière marin après la bataille, les navires éventrés, les bâtisses du port effondrées, les câbles tendus dans le ciel pour piéger les avions. Trente-six ans. Une vie accomplie. Des joies profondes, des chagrins, la douleur des séparations, des regrets de si peu connaître tes enfants. Tu avais navigué, fait le tour du monde, découvert des sites extraordinaires, goûté à la splendeur de la nature. Tu avais admiré la grâce et la beauté des femmes, tu t?étais ému devant la fraîcheur, le sourire de l?enfance. La tienne avait été solitaire, ta jeunesse épanouie. Les deux années d?X t?avaient rendu heureux, tu aimais étudier, t?amuser, les monômes fréquents, les canulars faisaient partie du jeu, et surtout l?entente avec les camarades, le soutien de vrais amis, tout cela t?enchanta. À vingt-trois ans, tu rencontras l?amour qui donna un sens à ta vie et tu écrivis cette phrase qui éclaire ma vie et résonne en moi comme un phare : « C?est que pour vivre l?amour c?est merveilleux, c?est la base de la vie, c?est le plus précieux des joyaux. » C?est à toi que je dois d?être la fouine malicieuse qui dérange, s?infiltre partout avec son museau pointu, qui cherche et découvre. Un instinct sûr a indiqué l?instant où je devais écrire. J?avais besoin

 

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de combler ce vide immense, ce trou béant, j?aspirais à te connaître plus pour me sentir entière et vivre ancrée à la terre, ancre marine, fierté de mon origine. Je suis pétrie de la pâte qui nourrit, qui fait vivre. J?aspire comme toi, cher Papa à suivre : Le sentier de la joie et de la fraîcheur qui n?est pas, même dans les épreuves celui des distractions mondaines, il est dans le devoir et dans l?amour, l?amour de Jésus-Christ, l?amour de tes enfants et de ton mari, l?amour aussi de ton prochain et de tout ce qui est beau et pur. » Comme toi, j?aime le panache, je frémis, je tremble de joie, j?adore les belles mises en scène, le faste me fascine, la beauté m?émerveille. J?aurais adoré vivre à côté de toi l?arrivée du Primauguet à Hongkong où : « Le canon a tonné, 25 coups pour saluer la terre, 25 de réponse et puis chaque nation répondait par sa marine, salue notre amiral de quinze coups, répond de même. » Est-il bon de garder encore un peu le secret. Certains ne veulent pas regarder, se tourner vers le passé. Aucun manque ne se déclare en eux. Tout se brouille. Confusion. Que de questions ! Amour, Argent, la bête surgit. Le tigre n?est pas encore éveillé. Peur ? Pudeur ? Carcan imposé ! Faute ! Quelle faute ? D?être vivant, de courir après le bonheur ? Ma belle, ne cours plus. La joie est revenue. Le travail de mémoire est accompli. Tu sais maintenant quel homme était celui dont tu n?avais pu faire le deuil, qui vous avait quitté sans un adieu un matin de novembre. Son sous-marin fut déclaré disparu après la bataille. Vous étiez inconsolables, ce n?était pas possible, ce n?était pas vrai, et votre mère, la première ne pouvait le croire Devant le vide, un gouffre. A quoi se raccrocher pour ne pas tomber dans l?abîme ? Toi, Annick, pendant tout ce temps, désemparée, tu pleurais. Victime à jamais ? Nenni. La confiance est revenue. Cet homme que tu pleurais, ton père, a accompli son destin. Une vie magnifique, bien remplie, riche de peines et de douleurs, de joies et de petits ou grands bonheurs. Il a fait son devoir d?homme, de marin, il vécut en chrétien sans tricher ni

 

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renoncer. Ce fut un vivant, jusqu?à son dernier souffle. Papa, je t?aime et je sais bien que : « Pas plus l?homme que le genre humain ne sont faits, ni pour la souffrance, ni pour le martyre, mais pour vivre et se réjouir, pour le sourire de l?enfance et pour les jeux du bonheur, pour la joie de la création et de l?amour. »(Saint Dimitri 1985 hiéromoine Atanasije Jevtich)

 

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EXTRAITS

 

Dans son livre »La bataille de Casablanca », Jacques Mordal fait un récit détaillé de ce qui s?est passé pour le Conquérant. En voici quelques extraits12 : « À 8h04, dans un vacarme effroyable, les premières bombes tombèrent sur les sous-marins et sur la base de la jetée Delure. Presque en même temps, s?élevaient 13» au-delà de la digue, les premières gerbes vertes des 406 du Massachussetts?Les S.B.D. attaquèrent en vol horizontal, à 400 m d?altitude par passes successives de trois. Les premières bombes tombèrent entre les sous-marins et sur la jetée où elles causèrent de fortes pertes parmi le personnel qui se pressait pour rallier son bord ou s?affairait à larguer les aussières. C?est ainsi que fut tué Berthon, le commissaire du la Grandière, qui, soufflé par les explosions, alla se fracasser contre le parapet de la digue. Vers 8h13, le Simoun encaissa une bombe sur l?étrave. Mais c?est à la base sous-marine que les dégâts furent les pires, car, presqu?au même moment trois sous-marins étaient blessés à mort. Quelques instants avant l?attaque américaine, le L.V. Paumier commandant le Tonnant était venu rendre compte au commandant du Groupe des sous-marin?s, que son bâtiment était prêt à reprendre la mer. Précisément, l?état-major demandait qu?on expédiât deux sous-marins dans le secteur de Safi. Chevillotte compléta d?urgence deux ordres d?opérations rédigés à l?avance et les tendit à Paulier en lui donnant l?ordre d?en remettre un au C.C. Laroze commandant le Sidi-Ferruch et de garder l?autre pour lui-même. Paumier courut sur le ras d?accostage des sous-marins, d?où il héla Laroze pour lui passer son papier. C?est à ce moment-là que les bombes tombèrent sur le quai. Paumier fut tué sur le coup, Laroze s?effondra grièvement blessé.?. Privé de toutes liaisons dans ses locaux dévasté par les bombes, Chevillotte ordonna l?évacuation générale et transféra son P.C. dans un bureau de l?Amirauté. Le sort du Conquérant paraissait réglé. Perché sur son dock, il était environné des gerbes du Massachussetts. Pourtant aucun obus ne l?avait encore atteint, avant qu?il ne fut en état de flotter. On fit aussitôt remplir le dock, et le Conquérant appareilla immédiatement, juste au moment où une salve du 406 arrivait, sur l?emplacement qu?il venait de quitter. On retrouvera plus tard, dans le fond du dock, un projectile de 406 non éclaté. Sans périscope, sans torpilles, sans armes et sans munitions, le sous-marin mit le cap vers les passes. Ce n?était hélas ! qu?un

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12 « La bataille de Casablanca » de Jacques Mordal » P 111 et 112 13Pour faciliter l?observation du tir lorsque plusieurs bâtiments concentrent leur feu sur un même objectif, on mélange à la charge du projectile une substance colorante variable suivant le bateau. Dans le « Covering Group », le Massachussetts tirait vert, le Wichita rouge. Le Tuscalosa n?avait pas d?obus colorés.

 

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sursis. ? à partir de 13h la bataille de surface s?était calmée. Sans armes, sans ordre de mission, le Conquérant saisit cette occasion de venir ravitailler. Il mouille en rade de Casablanca sans participer aux opérations, faute de torpilles. II est attaqué dans la journée, son périscope est avarié. C?est à ce moment-là que Guinet et Le Mahieu, les matelots qui servent la mitrailleuse furent blessés. ?La situation du Conquérant était particulièrement angoissante. En se mettant à flot à 9 heures du matin, le lieutenant de vaisseau Lefèvre se trouvait à la tête d?un bâtiment presque hors de service. Quantité de matériel avait été débarqué. Pas de torpilles. Un seul périscope sur deux et celui-ci traversé par une balle de mitrailleuse fut bientôt inutilisable. Le bateau, trop léger avait eu beaucoup de peine à prendre la plongée. Il avait dû rester posé sur le fond pour attendre la fin de la bataille avant de revenir au port. Il rendit compte de la situation en ces termes : « N?avons plus ni tubes, ni armes en état, pas de torpilles, dernier périscope crevé ce soir - Stop - Plongée possible, rayon d?action 600 miles. N?avons ordres ni renseignements sur la situation. » Que faire en pareille circonstance ? Lefèvre avait accompli un tour de force en sortant son bateau du dock où il aurait certainement été détruit. Ce n?était pas pour l?abandonner après coup. On lui fit savoir qu?il était impossible de lui donner des torpilles, mais qu?il pourrait trouver du gas-oil à l?une des citernes mouillées à l?extérieur et s?il parvenait à en embarquer une quantité suffisante, appareiller pour Dakar ou Port-Etienne. Il se trouva des volontaires, conduits par l?enseigne de vaisseau Besaucèle pour compléter l?équipage du Conquérant. Un peu avant 5 heures du matin, Lefèvre rendit compte qu?il s?apprêtait à appareiller, et demanda qu?on lui fît passer une paire de jumelles dont son bâtiment était dépourvu. A 6h30, le Conquérant appareilla. On ne devait jamais le revoir. Longtemps on resta dans l?incertitude sur les circonstances dans lesquelles avaient succombé cet officier magnifique et tous les braves qui l?accompagnaient. On crut un moment qu?il avait été coulé par un sous-marin allemand. Plus tard, l?ouvrage de Morison a donné la clé de ce mystère.

 

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DOCUMENTS

 

Des documents donnant des précisions complémentaires sont parvenus à Janine à la suite de son annonce, la version des faits est identique, le temps n?est pas réglé exactement de la même façon. Rapport sur les débarquements américains au Maroc

1 - Rapport sur les débarquements américains au Maroc (Document n°6 de Marine Maroc) LE CONQUÉRANT (LV. LEFÈVRE) « Le Conquérant qui se trouvait en réparations sur le dock avait été mis à flot vers 8h00. Le sous-marin n?avait pas de torpilles et les graves dégâts subis par l?atelier des torpilles ne permettaient de lui en délivrer. Le Conquérant sortit du port à 9h11 pour gagner la rade extérieure. Il y fit des essais de plongée et fit surface à 12h32 près de l?entrée. Il dut y subir des mitraillages par avions, car il signala à ce moment qu?il avait deux blessés : puis à 19h40, il rendit compte qu?il n?avait ni torpilles, ni armes et que son dernier périscope avait été crevé dans la soirée. Ordre lui fut donné à 20h00 par le commandant du groupe des sous-marins, s?il était en état de plonger malgré l?absence de périscope de se ravitailler en gas-oil aux citernes mouillées sur rade extérieure et de faire ensuite route sur Port- Etienne ou Dakar. A 5h30, le Conquérant appareilla. Il ne devait plus donner de nouvelles. Operations in North African Waters, par MORISON Le 13 novembre, une escadrille américaine de Catalinas allant de Bathurst au oc aperçut au large de Villa Cisneros un sous-marin portant sur la coque le N°41 et le coula à la grenade. C?était le Conquérant. Il n?y eu aucun survivant. »

 

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2- Revue Persée de 1988, un article intitulé « Débarquements alliés en Afrique du Nord, Novembre 1942 » par les CV Caroff et Cras : « Dans la soirée du 8, la marine parvint à le ravitailler en gazole avec les bateauxciternes mouillés en rade. Il reçut l?ordre de faire route sur Dakar ou Port-Étienne. Il appareilla dans la soirée du 9 novembre. En naviguant tour à tour à cinq noeuds en plongée et à dix noeuds en surface, il était attendu à Dakar le 17 novembre. Il n?atteignit jamais un port et fut déclaré, comme le Sidi-Ferruch, disparu corps et biens. Que s?était-il passé ? »

3 -Revue « Plongée 1989, le mensuel de l?Association des Anciens des sous-marins. Jean Lassaque «Les opérations des sous-marins français du Maroc (1940-1942) Extraits : ? Le 7 novembre 1942 au soir, le Groupe des sous-marins du Maroc est ainsi composé : 4ème D.S.M. : LE CONQUÉRANT (indisponible, au sec sur le dock ; sa fin de carénage est prévue début décembre), LE TONNANT (qui vient très précisément d?achever un carénage de deux mois commencé début septembre) et SIDIFERRUCH 16ème D.S.M. : SYBILLE, AMAZONE, AMPHITRITE et ANTIOPE, 18ème D.S.M. : ORPHÉE, MÉDUSE, OREADE, PSYCHÉ Déclenchement des opérations : À Casablanca, le régime d?alerte est ordonné à 3h20 mais sans aucun appareillage. Cette dernière prescription est levée à 5h20? ?.Enfin, LE CONQUÉRANT est remis à flot par immersion du dock vers 8h00. Totalement inapte au combat, le sous-marin sort du port vers 9h00 et se réfugie en rade extérieure. Les opérations du 8 novembre ?.LE CONQUÉRANT tient tant bien que mal la plongée devant Casablanca toute la matinée. Dans l?après-midi, revenu en surface, il est plusieurs fois mitraillé par des avions. À la nuit, le sous-marin rentre dans le port pour y faire le plein de gazole. Dans la nuit du 8 au 9 novembre, le Groupe des Sous-Marins du Maroc prescrit à ses bâtiments présents à CASABLANCA (ANTIOPE, AMAZONE et LE CONQUÉRANT) d?appareiller pour tenter de gagner DAKAR, et d?abord PORT-ETIENNE. Les opérations du 9 novembre ? le Conquérant, appareillé peu avant le jour, fait route sur Port-Etienne sans aucun contact avec les forces américaines Les opérations du 10 novembre L?Antiope et l?Amazone d?une part, le Conquérant d?autre part font route vers Port-Etienne sans être inquiétés.

 

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Le 11 novembre L?Antiope et l?Amazone ainsi que, isolément, le Conquérant continuent sur Port- Etienne, sans incident. Le 12 novembre Les trois sous-marins en route sur Port-Etienne poursuivent leur navigation. Le 13 novembre ?Naviguant isolément à une centaine de milles sur l?avant de ces derniers, le Conquérant est surpris en surface au large de Villa-Cisnéros par des hydravions d?exploration PBY-5 américains en route pour leur nouvelle base de Port Lyautey. Il est grenadé et coulé. Épilogue ?.Si la perte de plusieurs sous-marins du Maroc s?inscrivait dans la dure logique des événements de novembre 1942, celle du Sidi-Ferruch et du Conquérant, coulés après la cessation des hostilités, est particulièrement douloureuse. Du point de vue américain, l?attaque a priori de tout sous-marin était justifiée par l?arrivée sur les côtes marocaines d?un nombre rapidement croissant d?U-boote : deux y sont coulés entre le 11 et le 14 novembre (les U-98 et U-173), tandis que huit bâtiments américains sont torpillés, dont plusieurs transports juste devant Fedala. » Jean LASSAQUE Un autre document envoyé Claude Arrata, confirme ces deux versions tout en donnant un point de vue plus personnel, des renseignements inconnus jusque là comme le nom des deux blessés. Le matelot Guinet avait tout de suite écrit un petit mot à Maman, il l?assurait que tout allait bien à bord. LA FIN MYSTÉRIEUSE DU CONQUÉRANT Commandé par le lieutenant de vaisseau Jean Lefèvre, qui venait de prendre son commandement, Le Conquérant, un 1500 tonnes, se trouvait encore sur son dock flottant en petit carénage lors de l?attaque du 8 novembre. Hâtivement mis à flot, il mouilla en rade de Casablanca, sans participer aux opérations, faute de torpilles. Le commandant comptait seulement le faire s?échapper. Il fut attaqué dans la journée du 8 et son unique périscope avarié. Les matelots qui servaient les mitrailleuses, Guinet et Le Mahieu, furent blessés. Dans la soirée, la marine parvint à le ravitailler en gazole avec les bateaux-citernes mouillés en rade. Il reçut l?ordre de faire route sur Dakar ou Port-Étienne. Il appareilla dans la soirée du 9 novembre. En naviguant tour à tour à cinq noeuds en plongée et à dix noeuds en surface, il était attendu à Dakar le 17 novembre. Il n?atteignit jamais un port et fut déclaré, comme le Sidi-Ferruch, disparu corps et biens. Que s?était-il passé ? En 1948, on découvrit dans l?ouvrage du contre-amiral Morison, historien officiel de l?U.S.

 

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Navy (History of U.S. naval opérations, page 245, ce passage révélateur : « Un Catalina de l?escadrille 92 repère le 13 novembre 1942 un sous-marin français près de Villa Cisneros et le coule avec des grenades A.S.M. » Mais était-ce le Sidi-Ferruch ou le Conquérant ? Au service historique de la Marine, l?historien Jacques Mordal écrivit alors au contre-amiral Morison, qui effectua des recherches et lui envoya les dernières et dramatiques photographies de l?action : « Les Catalina 4 et 5 de l?escadrille VP 52, en route de Bathurst à Port-Lyautey, dans la matinée du 13 novembre (le Maroc avait alors rallié le camp des Alliés) aperçoivent un sous-marin en surface à un mille environ sur tribord, faisant route à l?ouest à huit noeuds, au large des côtes d?Afrique, au sud de Rio-de-Oro, à mi-distance de Casablanca et de Dakar. Leurs signaux de reconnaissance étant restés sans réponse, ils attaquent à 11h52, lançant trois grenades de 350 livres à une altitude de 150 sans réponse, ils attaquent à 11h52, lançant trois grenades de 350 livres à une altitude de 150 mètres. « Le sous-marin, encore entièrement en surface au passage du premier hydravion (une grenade), et partiellement immergé au passage du deuxième (deux grenades), est littéralement enveloppé par les explosions ; son arrière émerge de l?eau, des débris sont projetés très haut. Touché en deux ou trois endroits de la coque épaisse, il coule instantanément, avec tout son personnel, y compris les hommes de la passerelle, qui étaient rentrés à l?intérieur lors de la prise de plongée. Les Catalina tournèrent pendant quinze minutes sans repérer de naufragés. De grosses bulles d?air et d?huile remontaient à la surface. » Grâce aux photos prises par l?un des Catalina, on put relever le numéro du sous-marin, peint sur le kiosque : 41. Il s?agissait du Conquérant. On voyait aussi sur le kiosque les trois couleurs peintes, révélant la nationalité française, ce qui n?avait pas arrêté les Américains. Dans la demande de promotion du lieutenant de vaisseau Lefèvre, on lit : « S?est toujours distingué par ses belles qualités militaires et morales. L?alerte ayant surpris son sous-marin sur le dock, a réussi grâce à son activité à le mettre à flot en état d?appareiller, moins de six heures après l?alerte et, par la suite, a tenté l?impossible pour empêcher son sous-marin de tomber aux mains de l?ennemi. » Citation : « Officier d?élite, modèle d?énergie, de sang-froid et de courage, a pu sortir du port dans des circonstances rendues extrêmement difficiles par un bombardement intense et a réussi, par des manoeuvres judicieuses, à rentrer à Casablanca au cours d?une brève accalmie. Après avoir procédé à un ravitaillement rapide, bien que fortement handicapé par l?absence de torpilles, et des avaries rendant sa navigation difficile, a volontairement appareillé pour tenter de sauver son bâtiment. A disparu avec son sous-marin en cherchant à rallier le port qui lui avait été fixé. » Le Conquérant, qui avait appareillé « grâce à l?héroïque énergie de son état-major et de son équipage et avait disparu glorieusement au large au cours de cette opération », fut aussi cité à l?ordre de l?Armée de mer. Son état-major comprenait le lieutenant de vaisseau M.Lemoine, l?enseigne de vaisseau Besaucelle, l?ingénieur mécanicien P.Lucas14 14 Réf. Conquérant : Note d?information de l?Amirauté française à Vichy ; correspondance de Jacques Mordal avec le contre-amiral Morison.SHM, TTY

 

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L?OPÉRATION TORCH

 

L?opération Torch fut, comme le sera la bataille de Stalingrad, un tournant majeur de la seconde guerre mondiale. La décision d?un débarquement américain avait été prise le 22 juillet 1942. Churchill avait persuadé Roosevelt d?ouvrir un second front en Afrique du Nord : l?opération Torch, dénommée à l?origine Gymnast, puis Super Gymnast, et plus communément ensuite « Guerre des trois jours » car la bataille navale avait fait rage pendant trois jours, notamment à Casablanca. Ce n?est que lorsque le port n?avait plus été que ruine, incendie et cimetière d?épaves que le Général Noguès 15 et l?amiral Michelier avaient fait arrêter les combats, juste à temps pour éviter le bombardement de Casablanca. Depuis le 23 octobre, les états-major de l?Axe avaient les yeux fixés sur El Alamein. Rommel et l?Afrika Korps faisaient face à l?assaut des troupes alliées. Montgomery avait lancé une offensive puissante et bien préparée. La bataille fut meurtrière. Le 4 novembre le front craqua, la victoire fut totale. Churchill avait fait de cette victoire une condition de la réussite du débarquement. Dans la nuit du 7 au 8 novembre, l?opération Torch démarrait en plusieurs points de la côte, devant Safi à 23h45, devant Fédala à 23h53 et à l?embouchure du Sebou à 24h. Des tracts furent lancés sur Casablanca à 6h du matin, l?attaque eut lieu au lever du soleil à 7h54. Le 13 novembre 1942, l?Amiral Darlan proclama la reprise de la lutte avec les Alliés contre l?Axe. Il fut aussitôt désavoué par Pétain. Dès le 10 novembre, un télégramme de Vichy désavoue Darlan et fait de Charles Noguès le représentant du maréchal Pétain en Afrique. Une convention sera signée le 22 novembre par le général Clark et l?amiral Darlan. L?opération Torch eut une conséquence indirecte, le sabordage de la flotte de Toulon qui refusa de tomber aux mains de forces 15 Général français, il fut le collaborateur de Lyautey au Maroc et prit une part active dans la guerre du Rif. Nommé par Léon Blum résident général au Maroc en 1936, il se rallia à Pétain en 1940 et fit arrêter les parlementaires embarqués sur le Massilia. Il livra également Mandel aux Nazis et ordonna aux troupes françaises de résister lors du débarquement allié de 1942. Démissionnaire en 1943, il se retira au Portugal pour éviter la condamnation inévitable de l?après-guerre. Philippe Landru, février 2006 Page 191 allemandes. La sanglante bataille de Casablanca résulta d?un énorme malentendu. Le débarquement des Alliés en Afrique du Nord était attendu, même accepté en secret par le Gouvernement Pétain. Au Maroc le Général Bethouart 16 avait accepté de faciliter l?opération, mais n?avait pas été informé à temps de sa date exacte. Les 22 et 23 octobre 1942 les militaires français, américains et britanniques s?étaient rencontrés à Cherchell en présence de B. Karsenty, l?un des conjurés d?Alger, pour décider du plan des opérations. Pour les Français, on discute d?une opération ne devant avoir lieu qu?au printemps 1943. Cela explique le contexte dans lequel fut menée l?opération. Les Etats-Unis entrés en guerre contre le Japon et l?Allemagne après le désastre de Pearl Harbor envisagèrent alors un débarquement en Afrique du Nord qui devait servir de tremplin à l?offensive alliée contre l?Europe asservie par les Nazis. Robert Murphy, Conseiller du Président Roosevelt en Afrique, architecte secret de l?opération Torch, fut chargé de préparer le terrain politique dès décembre 1940. La politique des Etats-Unis vis-à-vis de la France avait pour premier objectif de neutraliser la flotte française afin qu?elle ne participe en aucun cas à des actes d?hostilité envers l?Angleterre qui auraient favorisé l?Allemagne. Elle visait aussi à entretenir de bonnes relations avec le gouvernement de Vichy qu?elle reconnaissait. Après Mers el Kébir, le Général Weygand, « gardien vigilant de l?Empire africain », avait été nommé par Pétain Délégué Général en Afrique du Nord. Ancien Chef d?état-major de Foch, son patriotisme ne faisait aucun doute, les Américains avaient en lui toute confiance. Il s?agissait de le séduire, on comptait sur son aide pour faciliter l?opération. Mais les Allemands, mécontents de le voir leur mettre des bâtons dans les roues chaque fois qu?il le pouvait, avaient exigé son renvoi. Il fut relevé de ses fonctions et interdit de séjour en Afrique du Nord. Les Américains se tournèrent alors vers le Général Giraud qui venait de s?évader, puis vers l?Amiral Darlan, seul capable de rallier à leur cause les marins de Vichy qui lui vouaient un dévouement total. Les Américains ne faisaient pas confiance au Général de Gaulle. 16 La général Bethouart choisissant la voie « de l'obéissance » est affecté au Maroc, où il est nommé commandant de la subdivision de Rabat, puis de la division de Casablanca en 1942. Il organise malgré tout l?aide au débarquement des Alliés en Afrique du Nord le 8 novembre 1942. Il est alors arrêté et traduit en cour martiale par Charles Noguès, le résident général de France au Maroc. Libéré quatre jours plus tard, il est promu au grade de général de division.

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

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Amiral Auphan et Jacques Mordal,« LA MARINE FRANÇAISE DANS LA SECONDE GUERRE MONDIALE», Famot, 1978

Henri Nogueres,« LE SUICIDE DE LA FLOTTE FRANÇAISE À TOULON (27 novembre 1942) », Robert Laffont, 1961

Claude Huan,« LES SOUS-MARINS FRANÇAIS 1918-1945 », Marines Editions

Jean Guiglini et Albert Moreau, « Les CROISEURS de 8000t Duguay-Trouin, Primauguet, Lamotte-Picquet, Marines Editions,

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Jean-Jacques Antier«Les grandes BATAILLES NAVALES de la seconde guerre mondiale **sur toutes les mers du globe, Omnibus, 2000.

 

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TABLE DES MATIÉRES

 

UN CRI, UNE NAISSANCE

Le cri ................................................................................................................................5

Une journée ensoleillée .......................................................................................................7

L?enfance oubliée ..............................................................................................................11

Casablanca ........................................................................................................................19

Après le drame....................................................................................................................23

TRAVAIL DE MÉMOIRE

Mes soeurs .........................................................................................................................27

Qui étais-tu ? ......................................................................................................................29

Lucette ...............................................................................................................................37

Gabrielle..............................................................................................................................43

Lucette et Jean ....................................................................................................................45

LE MARIN

Midschip à bord de la Jeanne ................................................................................................55

Lorient ................................................................................................................................71

Toulon ................................................................................................................................73

Mission en Extrême-Orient ....................................................................................................75

À bord du Primauguet ...........................................................................................................81

Manille .................................................................................................................................95

Le retour ..............................................................................................................................99

Sous-marinier à Toulon .........................................................................................................103

La guerre ..............................................................................................................................107

La campagne de Norvège .......................................................................................................111

Pendant ce temps à Mon Repos ..............................................................................................119

Patrouilles .............................................................................................................................121

Les affres de l?armistice .........................................................................................................136

Attente à Casablanca ..............................................................................................................143

Le Georges-Leygues ...............................................................................................................155

Dakar ....................................................................................................................................157

Derniers jours sur le Georges-Leygues ......................................................................................171

Pacha sur le Conquérant ..........................................................................................................175

 

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DISPARITION DU CONQUERANT........................................................................................177

NOTRE HÉRITAGE ...............................................................................................................181

EXTRAITS .............................................................................................................................185

DOCUMENTS ........................................................................................................................187

L?OPÉRATION TORCH .........................................................................................................191

BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................................193

 

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