Carnet n°1

Marguerite Parmentier

 

 

 


Ma chère Germaine,

 

V

oilà déjà bien longtemps que je vous avais promis de vous écrire tous les jours afin de vous faire vivre de ma vie, de vous initier à toutes mes pensées et vous faire connaître, hélas, tous mes défauts et je n’avais jamais continué mais cette fois c’est avec une ferme résolution de continuer et j’espère ne pas vous manquer de parole ma chère amie. Je commence par vous raconter ce qui s’est passé pendant la semaine dernière qui a été extrêmement gaie et en l’air en l’honneur d’un jeune Ecossais que les Briquel ont connu à Fribourg. Dimanche dernier, Paul et Emilie venus à la maison pour assister aux courses de (illisible), nous avaient invité à dîner Jeanne et moi pour le mardi avec l’Ecossais. On devait aller à la tour St Jacques avant mais comme c’était sans mentor sérieux Maman n’a pas voulu. Donc, le mardi, nous avons été prendre Marguerite Salle pour entrer ensemble chez les Briquel. Nous nous sommes trouvées à la porte avec une immense jeune fille, Suzanne Brediff, la nièce de Mr Becker, qui a une espèce de maladie nerveuse. Elle a l’air de trembler tout le temps. Après avoir salué Me Briquel, nous sommes descendues au jardin où la jeunesse était réunie. C’était un peu intimidant, aussi j’ai été quelques minutes sans rien voir, même l’Ecossais qui était pourtant le héros du jour. Il n’est pas beau du tout, un petit blond roussâtre avec des quantités de taches de rousseur et de grands cils blonds, mais il a des yeux intelligents et un sourire très fin. Les demoiselles de Tadini étaient là qui péroraient suivant leur habitude et qui disent même des choses un peu risquées comme quand elles racontaient qu’elles n'avaient pas de poches parce que cela fait de grosses bosses sur les fesses. On s’est dirigé à 6 heures vers la table très joliment arrangée sur la terrasse, à l'endroit où c’est couvert. J’étais à une place d’honneur, entre Paul Briquel et Mr Walter Armstrong Lochrane. Paul Briquel m’a parlé tout le temps ce qui était un peu fatigant. Quant à mon autre voisin, il s’est contenté de me demander si je parlais anglais ou allemand et puis ça a été tout. Je crois qu’il a de la difficulté à parler français. Immédiatement  après le  dîner on est remonté et on a dansé. J’ai dansé naturellement la première danse avec Paul Briquel qui a pris cette habitude-là. Malgré le nombre restreint des cavaliers, ils étaient quatre, j’ai encore pas mal dansé avec des jeunes gens. Le plus gentil est Mr Hellé, le frère de celui qui était à Saint Cyr avec Louis et qui vient d’être nommé à Epinal. Il sera probablement un de nos danseurs de cet hiver. Il a l'air d’apprécier Marie Antoine. A la fin de la soirée, j’avais envie de danser avec l’Ecossais qui dansait très peu, aussi je me le suis fait envoyer par Paul Briquel qui fait un peu ce que je veux. Mr Walter est arrivé et m’a dit dans son langage qu’il ne m’avait pas invitée parce qu’il n’avait pas osé.  J’ai été très aimable pour lui. Aussi, la danse suivante il m’a demandé : "Vous volez encore danser avec me ?"

 

En résumé, soirée extrêmement amusante qui s’est terminée vers 10H1/2. En revenant chez Tante Claire, nous avons sonné les sonnettes comme de vrais gamine. Le mercredi, il était à peine 9 heures, quand je vois arriver Paul Briquel et l’Ecossais qui nous invitaient pour le jeudi à 8 heures. Ils avaient leurs appareils de photographie et m’ont offert de me photographier. J’ai refusé, craignant que ce soit inconvenant. Il paraît qu’ils ont été très fâchés. Nous avons rangé nos robes roses, mis des manches de satin et sommes arrivées pimpantes le jeudi soir. Il y avait 6 cavaliers : PB et l’Ecossais, Malhorty, Mr Hellé, le beau clerc de Mr Bertrand, Mr Bentzinger et le docteur Lalitte. J’ai dansé la première danse avec Paul Briquel et la seconde avec l’Écossais qui m’a fait danser la première, le pauvre garçon. Mr Bentzinger est venu aussi peu de temps après pour une valse. Il a l’air très poseur mais est assez gentil. On a dansé un cotillon. Je l’ai dansé avec l’Ecossais. Nous avons beaucoup parlé et il m’a raconté qu’il habite à 4 kilomètres d’Edimbourg, il a 4 frères, il sera avocat et va entrer à l’université d'Oxford. Nous ne sommes rentrées qu'à 1H-1/4.  J’ai terminé la séance par une valse délicieuse avec Mr Hellé. Le samedi, il y avait lunch chez Tante Claire en l’honneur des Gaillardot et il y avait naturellement les Briquel et leur hôte. Nous avons joué aux petits jeux, sellette, etc. Emilie a joué deux morceaux charmants puis Jeanne a dit son monologue "Epousez Caroline". Je trouve que cette Caroline me ressemble un peu, aussi je n’aime pas beaucoup à l’entendre. Pourtant, il m’a attiré un compliment qui m’a fait rougir jusqu’aux oreilles. Mr Charles Maire m’a dit tout bas : "Votre sœur est charmante mais si l’on devait choisir entre vous deux c’est vous que l’on prendrait, tout le monde le dit". Je sais bien que ce n’est pas vrai mais cela m’a fait un peu de plaisir sur le moment mais Mr Maire ne pense pas comme on pense à vingt ans. Et pourtant, une chose qui  m’étonne énormément, c’est que dans les après-midi, les petites soirées j’ai autant de succès qu’elle. C’est extraordinaire car elle est ravissante et danse…

 

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28 janvier 1896

 

A

près 5 mois d’interruption, je reprends ce journal où je vais relater peut-être le plus bel hiver de ma vie de jeune fille car je ne sais s’il s’en représentera jamais un aussi amusant. La dernière fois que nous avons dansé c’est chez Madame Kesseler au mois d’octobre. Je m’y suis très bien amusée. J’avais le petit Gerboin, le St Cyrien, comme danseur de cotillon. Le dimanche suivant, très bien amusée aussi chez Madame Briquel où j’ai fait la connaissance de Monsieur Biesse, Lieutenant de chasseurs qui est charmant. J’ai dansé 1e cotillon avec Mr Lalitte et Mr Gerboin, l’aîné comme second danseur. On est rentré à 8H1/2. Le dimanche suivant, le 27, c’était chez nous. Je m’y suis parfaitement amusée. J’avais Monsieur Paul Gerboin comme danseur de cotillon et Etienne de l’autre côté.

 

Après, un intervalle de 6 semaines, et c’est le 14 décembre, chez Madame Maire, que s’est vraiment ouverte la saison mondaine. Nous avions fait nos robes blanches avec des fichus Marie Antoinette en mousseline de soie, c’était charmant. Je n’avais qu’un désir, danser le cotillon avec Mr Biesse, aussi quelle a été ma joie quand il me l’a demandé tout de suite en arrivant. Il y avait foule de danseurs. Le Général L’Hotte était là. Il est venu  s’asseoir près de moi et m’a fait la cour pendant tout le temps. C’était amusant. Nous avons beaucoup causé avec Mr Biesse pendant  le cotillon. Il m’a raconté qu’il était Franc-comtois de Baume-les-Dames. Il a une sœur mariée, etc. Enfin j’en ai été enchantée. J’ai vu pour la première fois Mr Viotte avec qui j’ai fait une valse délicieuse pendant le cotillon. Le 22, chez Madame Salle, j’ai dansé le cotillon avec Mr Hellé, l’artilleur. J’avais de l’autre coté Mr Biesse qui dansait avec Marguerite Henry, aussi je me suis parfaitement amusée. Mr Viotte y était. Il est très gentil mais une chute de bicyclette l’empêchait de beaucoup danser.

 

Il est venu faire visite le jeudi suivant et me demander mon cotillon de chez Madame Majorelle que j’ai été désolée de lui refuser, l’ayant déjà promis. Depuis ce moment, j’en suis presque aussi toquée que de Mr Biesse.

 

Le 30 chez Madame Majorelle parfaitement amusée. Mr Faucher comme danseur de cotillon. J’y ai vu un artilleur, Mr Fondeur, très gentil et un substitut charmant, Mr Viriath et un cousin de Madame Majorelle, Mr Magnin qui a des yeux superbes, effrayants, et un très drôle Mr Genay.

 

Le 4 janvier, chez Madame Georges, pas énormément de place mais beaucoup de gaieté00 Le cotillon avec Mr Gerboin mais j’avais de l’autre côté Mr Biesse et devant moi Mr Viotte que j’aime beaucoup. Aussi, j’était très heureuse.

 

Le 12 janvier, chez Tante Claire, un cotillon délicieux avec Mr Viotte que j’aime toujours de plus en plus. Je crois que lui aussi m’aime bien. Il a une façon de vous regarder qui vous remue. C’est maintenant lui que je préfère, et après c'est Mr Biesse et ensuite Mr Fondeur.

 

Le 19, chez Madame de Fully, j’ai dansé le cotillon avec Mr Biesse mais j’étais très fatiguée et je n’étais pas aussi gaie que de coutume. C'est là que j’ai fait écrire des pensées à mes danseurs.

 

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Le mercredi 29 janvier

 

J

e n’ose pas relire ce que j’ai écrit hier. C'est inouï ce qu’on peut dire et les écrire. Je ne suis pas aussi folle que je veux bien le dire. Je n’ai pas toujours des pensées aussi exaltées et mes danseurs ne me tournent pas la tète chaque fois que je les vois. Mon préféré est Monsieur Viotte, un petit Lieutenant de chasseurs très intelligent et très gentil. Il valse parfaitement. Aussi j’aime énormément de danser avec lui. Lui, je ne sais comment il me trouve. Il a des paroles ambiguës depuis quelque temps qui me troublent je ne sais pourquoi. Ce que c’est que de laisser son imagination travailler. Il y a aujourd’hui huit jours, il y avait bal au cercle militaire mais Maman n’a pas voulu nous y mener prétextant la jeunesse de Jeanne. C’était aussi un peu une question de toilettes. Le lendemain, les Salle sont venues nous donner des détails et nous apporter trois accessoires de cotillon donnés pour nous, un de Louis, que je lui avais demandé, et deux de Mr Viotte pour Jeanne et pour moi. J’ai été ravie pendant un moment de voir qu’il avait pensé à nous et puis après j’ai réfléchi qu’il était le danseur de Marguerite Salle et qu’il avait entendu Louis donner le nôtre. C’est ça qui lui a donne l’idée. C’est égal, c’est joliment gentil et je me réjouis de le remercier samedi chez Madame Ambroise si j’y vais toutefois, car je suis tourmentée. J’ai une petite éruption sur la main. Maman a eu la même et ça lui est venu dans la figure. S’il m’arrivait la même chose, je serais désolée. J’ai promis 50 chapelets aux âmes du purgatoire, dont 10 à Mr Keller si j’y échappais, aussi j’espère que leurs prières éloigneront le terrible fléau. Je vais partir chez les Launois qui nous ont invité à passer l'après-midi. je suis sûre que ce sera languissant. Les Salle et nous ne savons plus que parler danses, danseurs, etc.

 

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Le jeudi 30

 

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’est par un soleil radieux que j’écris. Aussi je suis toute joyeuse. Je voudrais bien que le temps se mette à la gelée. Nous n’avons profité qu’une fois de la carte de skating que Louis nous a offerte et nous serions bien contentes si nous pouvions encore y aller. Nous avons été hier chez les Launois. Cécile Hurlin y était. Je ne sais pourquoi, depuis quelque temps je ne peut la souffrir. Je la trouve extrêmement bête et agaçante. Je le laisse voir et la contredis tout le temps, ce qui est très mal. Jeanne Maire est venue vers 4 heures. Elle est encore bien pâle, a toujours des battements dans la -tête. Je pense que samedi ne la remettra pas. Je me réjouis follement de samedi. Pourvu que je puisse y aller, et pourtant je ne crois pas que je sois plus mondaine que l’an passé. Il est vrai que je n’ai pas eu le temps de désirer des plaisirs. Chez Madame Ambroise, ce sera la l0ème fois que nous danserons cet hiver. Bonne-maman Jacquet se lamente dans chacune de ses lettre sur la vie que nous menons mais mon Dieu il faut bien s’amuser quand on est jeune. Nous sommes allées en ville ce matin en allant à la messe. J’ai vu un petit chasseur à pied dans la rue, j’ai cru que c’était Monsieur Viotte, j’ai rougi énormément et puis ce n’était que Monsieur Bernard. Il sera temps que le carême arrive pour me calmer car vraiment je prends trop d’intérêt à mes danseurs. C’est bête. Je comprends que la religion n’aime pas le monde. C'est une chose dangereuse, comme dit St François  de Sales. Ainsi moi, je suis sûre que je ne fais aucun mal dans toutes ces soirées mais il n’y a pas à dire ça amollit. On ne peut plus penser qu’à cela, on ne travaille plus que pour cela, le bon Dieu est négligé, les prières sont mal dites, les distractions abondent à l’Eglise, surtout à la messe de 11H1/2 où on est environnée de tous ses danseurs.

 

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Vendredi 31 janvier

 

H

ier nous avons eu une quantité de visites, 30 personne dont nos danseurs Mr Fatoux, Revon, de Grandlannay, Houël et Fondeur. Ils nous ont annoncé une bonne nouvelle : un bal au cercle le 14 février et Maman se décide à nous y conduire, tous ces messieurs la suppliant.

 

Monsieur Houël a demandé le cotillon de Jeanne, ce qui l’a comblée de joie. Monsieur Fondeur m’a rappelé qu’il comptait sur moi pour chez Madame Ambroise et puis quand Monsieur Houël a demandé à Jeanne celui du cercle il m’a demandé le suivant. J’ai été abasourdie. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu, enfin quelque chose qui prouvait que c’était trop car il a eu l’air assez penaud. Je suis ravie d’aller au cercle, enchantée, pourvu que j’ai un danseur de cotillon amusant, gentil, Monsieur Collardelle ou Monsieur Viotte. Si seulement ils avaient l’idée de me le demander. Nous allons chez les Launois travailler avec les Salles.

 

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Lundi 3 février

 

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oila trois jours que je n’ai rien écrit. La faute en est à la  soirée Ambroise qui m'a très occupée samedi et hier j’étais trop éreintée. Aujourd'hui encore du reste je me demande comment je pourrai danser chez Madame Cornebois le surlendemain du bal du cercle. Enfin, nous verrons.

 

Je me suis parfaitement amusée chez Madame Ambroise, j’ai beaucoup dansé, comme toujours je ne suis pas restée une seule fois sur ma chaise. Personne n’y reste du reste. Les gens avec qui j’ai le plus dansé avant le cotillon sont Mr Viriath, Mr Viotte et Biesse. Mon cotillon a été charmant avec Monsieur Fondeur qui est on ne peut plus gentil et m’a beaucoup causé, m’a raconté que sa famille est de près de Metz. Il a un frère et une sœur, un frère qui viendra probablement à Forestière l’année prochaine. Le cotillon était très joli. Les ailes faisaient bon effet. Il y avait aussi des petits nœuds, des étoiles, etc. J’ai eu sept bouquets de Mr Fondeur, Biesse, Viotte, Buisson, Houël, Viriath, Etienne. J’ai promis mon cotillon du cercle à Mr Hellé. Les Salle n’y vont pas. Je ne sais pourquoi. Est-ce Mr Collombier qui s’y oppose ? c'est probable, de sorte que j’hérite du danseur de Marguerite. J’ai promis celui de Madame Cornebois à Mr  Viotte, aussi grande joie.

 

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Lundi 17 février

 

C

ette fois, c’est après un intervalle de 15 jours que j’écris. Si j’arrive à le faire régulièrement cela m’étonnera bien et pourtant j’aurais tant de plaisir à relire tout cela plus tard. Aujourd’hui beaucoup de choses à dire, deux bals à raconter et qui feront peut-être époque dans ma vie. Le bal du cercle militaire d'abord qui avait lieu vendredi et qui était superbe mais trop court, de 10H à 2H1/2. Nous avions mis nos robes bleues avec la décolleture en ruban. Les salons du cercle sont splendides. Il y avait foule, beaucoup d’animation, mais je dois dire que je me suis bien amusée mais pas autant qu’ailleurs, d’abord en raison de sa durée et puis nos danseurs préférés étaient occupés par leurs femmes du bataillon.

 

J’ai dansé le cotillon avec Mr Hellé, le chasseur à pied. I1 est très causant mais comme il n’y a pas beaucoup de sympathie entre nous c’était assez froid. Il me préfère et de beaucoup Jeanne et s’entendent très bien entre eux. Parlons maintenant de la matinée Cornebois qui ne peut pas pour moi se comparer au cercle. Il y avait une surprise : on devait danser le menuet et pour cela il fallait naturellement se faire une tête de marquise. Aussi on avait demandé que toutes les jeunes filles se poudrent. Nous, nous n’avions pas envie mais comme nous dînions chez Bonne-maman, elle nous a changé les idées, a fait dire à Mr Dufour, artiste capillaire, de venir nous coiffer et tout a été dit, de sorte que j’ai connu pour la première fois le supplice du coiffeur venant en retard et coiffant avec une lenteur ! Enfin, nous qui nous étions promis d’arriver à 3H1/2 au plus tard, il était plus de 4 heures quand nous sommes arrivées. Cette tête de marquise nous embellissait, a-t-on trouvé, tant mieux, tant mieux. Enfin, cela s’est passé comme toujours, beaucoup d’entrain. J’ai dansé avec presque tout le monde et puis enfin le souper est arrivé, moment palpitant que j’aborde avec bonheur tellement cela me fait de plaisir de me remémorer tout cela. Il faut encore que je dise un mot du menuet admirablement réussi, dansé avec un imperturbable sang-froid par 4 jeunes filles charmantes, Les Salle, G.Kesseler et J. Mafre et les quatre chasseurs : Viotte, Biesse, Fatoux, Hellé. C'est très joli, on l’a dansé deux fois, mais la seconde fois le sérieux était moins parfait. Monsieur Biesse riait à se pâmer. Ce qu’il y a de joli c’est qu'il m’a tout mis sur le dos, prétendant que c’était moi qui le faisait rire.

 

Je dansais mon cotillon avec Monsieur Viotte et j’ai naturellement aussi soupé avec lui. Nous avons parlé d'abord de choses et autres et puis nous nous sommes lamentés sur la fin des soirées et il m’a dit qu’il ne pouvait pas accepter cela et qu’ils tacheraient (les chasseurs) d’organiser un tennis, un croquet, enfin quelque chose qui permette de se revoir. Je doute que les parents des jeunes filles y consentent. Enfin, nous verrons. Alors je ne sais pas comment je lui disais que c’était drôle de se connaître aussi bien que nous nous connaissons avec nos danseurs et de ne se connaître qu’à la surface. Alors Mr Viotte m’a prétendu qu’on se connaissait autrement que superficiellement et qu’il me connaissait parfaitement. Je me suis regimbée naturellement et je lui ai demandé qu’il me dise alors les principaux traits de mon caractère pour voir si c’était vrai mais il n’a pas voulu, prétendant que c’était trop flatteur et qu’il n'osait pas me les dire en face. Par exemple, il croit que je suis un peu brusque et çà n’est malheureusement que trop vrai. Combien de fois Maman me l’a-t-elle reproché.

 

Ensuite, nous avons parlé du mariage Briquel. J’ai dit que c’était se marier un peu trop jeune, que le bon âge est 22 ans, que c’était l'âge où je voudrais me marier, que du reste j’avais des principes là-dessus. Mr Viotte m’a assurée qu’il était sûr que je n’attendrais pas cet âge là. Il ne sait pas, lui qui est sûrement un caractère désintéressé, que nos sacs d'écus ne sont pas pesants. Enfin il m’a demandé la permission de me faire à la fin de la soirée une question à laquelle j’ai promis de répondre. Nous nous étions mis dans un petit coin pour le cotillon. Nous étions parfaitement. Mr Fauché m’avait demandé mon second coté pour le cotillon. Je lui avais accordé en soupirant mais vraiment il n’a pas été gênant. Nous avons encore beaucoup causé avec Mr Viotte. Il est décidément charmant et il m’a assuré que les hommes sentent et souffrent aussi profondément que les femmes. Moi, je n’en sais rien mais je ne crois pas. Enfin vers la fin il a sorti sa demande, Il m’a demandé sérieusement et en me regardant en face si mes principes étaient absolus. J’ai dit que non et demandé la suite que je devinais mais que je voulais me faire dire si ma limite de 22 ans pour me marier était arrêtée et irrévocable. J’ai bien été forcée de dire que non puisque ce n’est pas vrai. 22 ans, je trouve que c'est le meilleur âge mais tout dépend des circonstances. Enfin je suis revenue avec la conviction profonde qu’il m’aime. J’en suis troublée, tellement, tellement. Je n’en ai presque pas pu dormir et je ne crois pas que ce soit un effet de mon imagination. Il me regardait avec des yeux qui en disaient long et si ce n’était pas vrai ce serait très mal. Les bouquets de cotillon sont arrivés, il a voulu à toute force avoir un bouquet de marguerites pour me l'offrir. J’ai fait une bonne valse avec lui et puis j’ai fait une chose bien irréfléchie et peut-être bien peu correcte : j’ai séparé exprès une belle marguerite de mon bouquet de façon qu’il puisse la prendre s’il la voulait. Maman nous appelait. Il m’a reconduit à me place puis a cassé net la marguerite, l’a prise et s’est enfui avec et l’a mise en sûreté je ne sais où. Je l’ai retrouvé ensuite sur ma route (Mr Viotte). Je lui ai tendu la main, il me l’a serrée en me regardant avec ses yeux (biffé).

 

Aussitôt rentrée, j’ai pris une marguerite de mon bouquet que j’ai effeuillée et j’ai trouvé qu'il m’aimait passionnément. C’est peut-être vrai. Et moi ? Et bien moi aussi je l’aime et j’en suis triste comme tout. Hier soir j’aurais bien pleuré. L’avoir pour mari, vivre toujours avec lui serait le bonheur, un bonheur énorme auquel je n’ose pas trop songer car je la crois irréalisable. Pour le moment il m’aime certainement mais, bien qu’il assure le contraire, on change et quand il ne m’aura plus vue pendant deux mois je serais oubliée certainement. J’ai réfléchi toute la nuit à cela. Il est certainement désintéressé et me demanderait bien en mariage mais Papa et toute la famille ne voudront jamais, prétendant qu’une jeune fille pauvre ne peut épouser un militaire sans fortune et pour moi ce serait la désolation des désolations de le refuser. Ce serait affreux. J’en serais horriblement malheureuse parce que (biffé).

 

Et voila comment on bâtit un roman sur des suppositions. Mon premier roman ! Quand je serai bien vieille, si ces feuillets ne sont brûlés avant et que je relirai ceci peut-être n’aurai-je qu'un sourire de pitié et pourtant j’en suis si pénétrée pour le moment. Comme nous approchons de la fête de St joseph, je vais le prier de tout mon cœur afin que tout s'arrange.

 

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Mardi midi

 

I

l fait un soleil splendide, un temps magnifique. Comme j’en jouirais si je n’étais si absorbée par lui. Je ne peux plus penser qu’à cela. Hier matin j’étais si persuadée, si sûre de son amour et aujourd’hui je doute, je me méfie, je crains les exagérations de mon imagination et pourtant, quand j’y réfléchi, quand je pense à tout ce qu'il m’a dit dimanche, à ses yeux, je me dis bien qu’il m’aime, mais pour combien de temps ? Il n’y a pas à dire, cela n’est pas bien profond. Il me connaît trop peu et dans quinze jours, un mois, six semaines, ne pensera plus du tout à moi et si je continue à penser, à m’exalter, je me réserve peut-être bien des chagrins. Mais c’est plus fort que moi, j’y pense sans cesse, je n’ai qu'un désir : l’apercevoir et je ne sais ce que je ferais pour pouvoir lui parler. Ce matin en allant à la messe, je l’ai vu, nous nous sommes regardés, cela a suffit pour me rendre contente. Tout le reste m’est égal. Je ne rougis plus en passant devant Mr Biesse. J’ai passé ma matinée à me représenter ce que serait ma vie si je  l’épousais. Je me voyais à table près de lui, lui causant, enfin mille folies. Qu'on est donc fou quand on est jeune. Demain commence le carême, eh bien, à partir de demain, je ferai des efforts pour ne plus penser à lui, mais du tout, c'est le seul moyen de me guérir. Il fait si beau, si beau. Si seulement je pouvais être calme et ne pas me tourmenter. Je ne sais ce que je donnerais pour connaître l’avenir. Nous allons aller avec les Salle et Marg. Ambroise au cercle catholique pour une séance récréative. Cela sera drôle car les ouvriers ont un choix de monologues qui laisse à désirer. Enfin, on verra.

 

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Mercredi midi

 

C

’est aujourd'hui le mercredi des cendres, le commencement du carême, la fin des plaisirs. Nous sommes allés prendre les cendres ce matin et cela m’a donné envie de rire. Il faut être bien enfant, mais c’est Mr l'Abbé Vermon qui en a été cause. Il m’en a administré une telle quantité que mon sérieux n’a pu y tenir. Je n’ai pas dû édifier les fidèles. Il n'y a pas à dire. Maintenant c’est le calme qui va succéder à la vie de plaisir que nous avons menée cet hiver. Il faut devenir sérieuse et profiter du carême pour m’améliorer un peu. Il  faut toujours viser à la perfection me disait Mr Viotte dimanche. J’ai tant à faire. Je crois qu’il  faut surtout m'exercer à la patience car j’en ai bien peu pour supporter les petites misères ce cette vie.

 

Nous avons enterré le carême hier au cercle catholique. On jouait deux comédies, une folie "le carnaval des marmitons" et une charge contre les juifs " la bête noire de Baptistin". Il y avait des coups de poing, des chutes, des claques, enfin cela m’a beaucoup amusée.

 

Dorénavant, je ferai une espèce d’examen de conscience sur mon journal pour voir si vraiment je fais des progrès. Ce matin, j’ai moins pensé à Monsieur Viotte. Je ne l’ai pas rencontré et je tâche d’oublier mes folles idées, il faut que je redevienne gaie et calme comme avant l'hiver.

 

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Jeudi midi

 

J

’écris avant de m’habiller. Nous allons avoir une après-midi de jeunes filles qui a été décidée bien drôlement ce matin. J’écrivais aux Salle pour avoir le cahier d’exercices de Quidant et il m’a pris l’envie de les voir pour faire enrager Louise à propos de son mariage avec Monsieur Collombier qu’on n’annonce toujours pas. Maman a permis que je les invite mais Jeanne a voulu inviter aussi Jeanne Maire. J’ai donc écrit. On nous apporte la réponse des Salle qui avaient une réunion d’enfants. Etre seule avec Jeanne Maire ne nous souriant pas, nous envoyons inviter les Antoine et M. Ambroise. Puis arrive la réponse de Jeanne Maire qui refuse, devant aller à la campagne. De sorte que je ne sais pas encore qui nous aurons. Ce sera une distraction et me fera peut-être sortir de mes idées persisTantes. Je vis toujours comme dans un nuage. Pauvre Monsieur Viotte. S’il savait le nombre de fois que je pense à lui. C’est insensé, c’est stupide, je me mets en colère contre moi-même quand je me surprend en tête à tête de pensées avec lui et de faire des rêves impossibles. Jamais je n’ai été comme cela après aucune sortie. Il me vient des désespoirs en pensant que je ne le verrai plus de longtemps, que je ne lui parlerai plus. Ce matin, j’étais désolée en pensant qu’il ne m’aime peut-être plus car je suis persuadée que dimanche il m’aimait. Que cela me paraît loin. Je voudrais tant retourner en arrière, être à la veille de la soirée Maire ! Il faut à tout prix que je retrouve mon calme et que je chasse mes rêveries. Je  devrais m’imposer cela en mortification mais je n’ai pas du tout de courage. Je me berce de rêves, j’y suis heureuse. Si je l’avais revu et qu’il se soit montré tout à fait indifférent à mon égard, peut-être aurais-je été guérie du coup. Je ne peux pas dire comme je me trouve bête par moments. Qu’est-ce que cela signifie de passer mon temps à me faire croire qu'il m’aime, qu’il me demandera en mariage, à me représenter la vie de Madame Viotte. Tout part de suppositions plus ou moins fondées et je ne peux me procurer que des regrets car, à supposer même qu’il me demande en mariage, comment pourrais-je l’épouser sans fortune, et puis lui ne savait pas ma dot dimanche et quand il la saura il reculera sûrement car c'est très joli d’épouser une jeune fille qui vous plait, mais il faut encore vivre. Dans le temps où je raffolais de Mr Biesse, je me disais que lui devait être riche et qu’il y aurait moins d’obstacles et que peut-être j’arriverai à l’épouser et maintenant que je ne vois pas une seule chance de réussite, je vogue dans la chimère .

 

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Vendredi matin

 

L

e temps est toujours magnifique, le printemps arrive, tout est à la joie, moi aussi. J’oublie mes chimères, faute d’aliment. Nous allons passer l’après-midi chez les Dejardin. Maman se lamente de ce que nous ne restions pas un jour tranquille mais c’est une heureuse transition entre l’agitation de ces temps derniers et le calme plat qui nous attend. Hier nous avons eu Mr Ambroise, Marie Antoine, Emilie Briquel et Elizabeth Malhorty qui est venue faire visite. Nous nous sommes très bien amusées. Émilie Briquel est exubérante de bonheur. Nous l’avons taquinée toute l’après-midi mais tout l’enchante. Mr Lalitte la comble de fleurs, vient la voir tous les jours, il n’a manqué qu’une fois depuis 11 jours. Marie Antoine attend Mr Viaud dans quinze jours. Il vient définitivement jusqu’au mariage qui aura lieu dans le commencement de mars. Voila nos amies qui commencent à partir. C’est un peu triste. On assure que le mariage Collombier-Salle s’annoncera sous peu. Moi, ça m’attristait de les voir si heureuses et de penser qu’un peu d’argent m’empêchait de faire des rêves de bonheur.  Enfin. Jeanne se décide à écrire aussi un journal. Ce sera un supplice pour ma curiosité mais il faudra que je résiste car je n’aimerais pas que quelqu'un fouille ces pages.

 

J’ai été me confesser aujourd’hui. Mr le Curé m’engage à prendre de bonnes résolutions, à m’examiner et à m’imposer des pénitences pour tous les manquements à mes résolutions. Je voudrais bien le faire.

 

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Samedi 22 février 1896

 

M

aintenant nous sommes rentrées dans le calme. C’est la vie d'autrefois qui reprend. Il  me semble que j’ai fait un rêve, un beau rêve bien amusant mais que ce n’était qu'un rêve. C’est la vie monotone qui nous possède pour le moment : on se lève, je vais en ville, je reviens, j’étudie mon piano, je travaille, je dîne, je travaille, j’étudie mon piano, je remange et je me couche. Cela n’est pas varié. Hier, nous avons été travailler chez les Dejardin qui ne nous ont rien appris de neuf. Marie jeûne rigoureusement. C’est pourtant la seule de sa génération. Les bonnes autres s'en dispensent.

 

Nous avons été communier ce matin. J’ai pris des résolutions de pénitence et de mortifications mais le tout est de savoir si je les tiendrai. Nous ne rencontrons plus Mr Viotte. Ca me navre mais c’est très heureux pour mon repos. Le matin, Monsieur Houël était à la tête de ses artilleurs juste devant la maison. Je ne suis pas sûre que Jeanne n’ait pas piqué un beau soleil, Louis ne vient pas demain. Son capitaine doit être en congé.

 

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Dimanche matin

 

N

ous sommes consternées. Madame Majorelle qui a été à Nancy hier nous a rapporté de mauvaises nouvelles. La pauvre Zette a bien décidément une fièvre muqueuse si ce n’est typhoïde. Elle est très prise, délire, depuis deux jours ne reconnaît personne. La pauvre Tante  Marie est désolée et pour comble d’infortune Pierre est pris aussi. On dit que c’est aussi le fièvre muqueuse, mais très bénigne. C’est une situation épouvantable pour Tante Marie sans bonne ni personne. Maman ira demain, pourvu qu’elle ne l’attrape pas. Mon Dieu, quand je pense que je ne m’occupais que d'idées extravagantes, que je me lamentais sur des chagrins imaginaires pendant qu'ils étaient accablés comme cela à Nancy. Il parait que dans son délire Zette ne cesse de parler du menuet. La pauvre petite, il faudra probablement lui couper ses beaux cheveux. J’espère encore que Madame Majorelle exagère un peu. Nous aurons des nouvelles par Maman. Elle a une telle fièvre qu’elle sort de son lit. Il faut toujours quelqu'un pour la garder et pas moyen d’avoir une sœur. Pourvu encore que Tante Marie, qui est fatiguée, brisée au moral et au physique, n’aille pas gagner cette horrible fièvre muqueuse. Ce serait le comble. Nous sommes bien occupées d’eux tous. Je lis "De Constantinople au Caire" de Xavier Marmer. Ca m’intéresse beaucoup, C'est très bien écrit. Nous allons aller entendre le 1er sermon de carême. J’en donnerai le compte-rendu demain.

 

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Lundi 24 février soir

 

M

aman est partie pour Nancy. Nous sommes seules et pas gaies. Une carte postale de Tante Marie de ce matin dit que l’état de Zette s’aggrave. Elle a le délire depuis vendredi, parle sans cesse, n’a pas une minute de repos, l’état nerveux se complique. La pauvre Tante Marie est désespérée et il y a de quoi. Toute la matinée, j’ai été horriblement navrée. Je ne pouvais penser qu'à cela. L’après-midi j’ai été au cours de piano, ça m’a distrait et en revenant je ne sais quelle réflexion de Jeanne nous a ramenées sur le chapitre de nos danseurs et c’est un sujet qui fait oublier bien des choses. Je voudrais être à demain pour avoir d'autres nouvelles. Le Bon Dieu ne permettra pas qu’elle aille plus mal et cela ne peut qu’aller mieux. Pauvre petite Zette, comme cela doit être affreux de la voir dans cet état.

 

Le sermon d'hier sur le sujet (illisible) était médiocre. Il ne m’a pas enchantée du tout mais du tout. En sortant des vêpres, j’ai vu dans la rue des Capucins Mr Viotte et Mr Collardelle. J’ai éprouvé une sensation de plaisir intense. Nous entrions chez (illisible). Je suis entrée la dernière et j’ai tourné la tête de son côté. Aussitôt il m’a saluée en me souriant. Si j’étais aussi exaltée qu’il y a huit jours je dirais, mon imagination aidant, qu’un reflet de bonheur a éclairé son visage sérieux mais je ne suis plus si folle et je rétracte. Nous sommes allées chez les Launois retour de Nancy très enrhumées toutes les trois. Elles ont rapporté comme cadeau de noce pour Marie Antoine un album en cuir avec applications de cuir Gallée pour écrire ou plutôt peindre. Je trouve que c’est une idée bizarre, mais venant des Launois !

 

Nous avons aussi rencontré Monsieur Hellé, l’artilleur, avec Monsieur (illisible) et son père dans la grande rue et je ne sais pourquoi il m’est immédiatement venu à l’esprit qu’ils allaient chez les Jeanmaire et qu’un mariage pourrait bien avoir lieu avec l’aînée. Nous verrons. A midi, Papa nous a fait une théorie sur ce qu’une jeune fille ayant la dot réglementaire ne peut pas épouser un officier sans fortune. On a aligné des chiffres et c’est en effet une vie assez misérable. Une chaumière et un cœur ne vont plus au XIXème siècle, et pourtant si Mr Viotte me demandait en mariage, je crois que je n’hésiterais pas. Un de ces jours il faudra que je décrive mon idéal et mes idées au sujet du mariage.

 

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Mardi

 

Z

ette va un peu mieux. On ne dit pas même qu’elle va mieux mais enfin la journée d’hier a été un peu moins agitée. La maladie suit son cours. Nous attendons impatiemment des nouvelles.

 

Nous n’avons pensé à elle que par intervalles car nous avons passé la journée chez les Salle et avec elles on est toujours un peu folles. Elles nous ont montré des photographies du menuet où les jeunes filles ne sont pas du tout embellies. Les hommes ne sont pas trop mal. Mr Viotte est le seul qui soit vraiment bien. Je voudrais bien avoir cette photographie mais il vaut mieux que je ne l’ai pas car je la regarderais trop souvent. J’ai vu les albums des Salle qu’elles ont passé dans le bataillon. Sur celui de Louise, Monsieur Viotte a écrit quelque chose où il parle de la douleur d’aimer que certains hommes portent partout sans qu’on s'en doute et qui le soir grandit et monte, une douleur qu'ils veulent garder car ils désirent aimer et un sourire est toute leur joie. Mr Collardelle, qui lui parle du moment où elle aura vraiment des cheveux blancs et où, feuilletant de ses doigts tremblants les pages de son album elle se rappellera un heureux hiver mondain. Sur celui de Marguerite, Mr  Biesse a dessiné un chasseur des Vosges et il met en dessous "Puisse ce chasseur des Vosges vous faire songer quelquefois à celui du Jura". Il y a aussi quelque chose de joli de Monsieur Hellé et quelque chose de très insignifiant de Mr Fatoux. Nelly Cordier est arrivée avec Jeanne Maire chez les Salle. Elle était très folle selon son habitude et excitait tout le monde. Là-dessus arrive Charles Guérin qui venait faire visite à Madame Salle et qui était monté je ne sais comment. Nous étions toutes prises de fou rire. C’était atroce. La conversation était d’un languissant. Nous avons dîné chez les Salle, un dîner qui traînait en longueur. Nous nous sommes bien amusées mais de temps en temps quand je pensais à la pauvre Zette ça me jetait un petit froid.

 

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Mercredi

 

Z

ette ne va toujours pas mieux. Elle est vraiment très malade. Nous sommes inquiètes au possible. Je voudrais bien être à dans quinze jours pour la savoir en convalescence. Elle délire moins mais est plus abattue, plus fiévreuse. Le médecin vient la voir matin et soir. Bonne-maman Jacquet est aussi à Nancy. Tout le monde entoure la pauvre Tante Marie. J'ai été toute la journée triste et morne comme tout. Je tâchais de me rassurer en me disant qu’il fallait que ça suive son cours et que tant qu’il n’y avait pas de complications ça ne prenait pas et je voudrais bien savoir Thérèse en convalescence.

 

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Jeudi 27

 

Z

ette est au plus mal. Il y a eu une consultation hier de Mr Spilman. On a ordonné des bains froids. Dieu veuille que cela apporte un peu de mieux. Nous sommes désolées et c’est si pénible d’être sans nouvelles toute la journée. Que nous apportera demain ? J’en tremble et pourtant j’ai promis 200 chapelets aux âmes du purgatoire si elles la tiraient de ce mauvais pas et j’ai promis aussi de ne manger que du pain à déjeuner et à goûter pendant quinze jours si elle allait mieux.

 

On patinait au skating aujourd'hui. Il nous est même arrivé quelque chose qui nous aurait bien amusées si cela avait été un autre jour. Je faisais la salle à une heure quand Ferdinand est arrivé et m’a dit : "Mademoiselle Marguerite, un Lieutenant du 8éme d’artillerie m’a chargé de vous dire qu’il y aurait musique au patinage de 3 à 4 heures". Est-ce Mr Houël ou Mr Fondeur qui nous donnait ce rendez-vous ? Nous n’en savons rien et ne le saurons peut-être jamais mais nous en aurions bien ri si nous avions été moins tristes.

 

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Vendredi 28

 

J

e copie la lettre de Maman. Je n'ai pas le courage d’écrire autre chose "Encore une mauvaise journée qui touche à sa fin. Celles qui suivent, que seront-elles ? Je tremble en rentrant le matin. Aujourd’hui je me suis croisée avec la sœur qui la trouvait bien mal et trouvait qu'il était temps de prévenir un prêtre. Le curé est venu peu après et a donné l’extrême-onction à la pauvre petite qui sourit encore quand on arrive mais est bien mal. Les sœurs craignaient qu’elle ne reste dans le bain mais elle a supporté assez bien les deux premiers. On donnera le troisième ce soir. Le pauvre Mr Bichat était déjà là à 7 heures 1/2 pour avoir des nouvelles et Mme Bichat sort d'ici. Son mari avait vu Mr Spilman qui trouve la pauvre malade bien mal et regrette qu’on n’ait pas commencé les bains un peu plus tôt. Il faut plutôt compter sur un miracle du bon Dieu car on prie de tous côtés et on montre un grand intérêt à la pauvre Marie qui est navrante à voir. On ne peut penser à ce qui peut lui arriver. On a coupé les deux pauvres tresses tout à l'heure en sortant du bain pour lequel elles gênaient.

 

C’est affreux. Papa est parti pour Nancy. Quelles nouvelles nous rapportera-t-il. On nous cite des tas de gens dont on a désespéré ayant la fièvre thyroïde et qui en sont revenus. Dieu fera-t-il ce miracle pour la pauvre Tante Marie. J’espère que oui, nous l’en prions de tout notre cœur. J’en suis à 250 chapelets promis aux âmes du purgatoire, un mois de pain sec à goûter et à déjeuner et 100 au pain de Saint Antoine. J'ai encore de l’espoir, je ne peux croire que cette chose arrivera. Mon Dieu, exaucez toutes les prières qui vous sont faites pour elles.

 

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8 heures

 

P

apa est revenu. Tout est fini. Mon Dieu, ayez pitié d'elle.

 

 

 

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Samedi 7 mars 1896

 

D

epuis huit jours je n’ai pas eu le courage d’écrire une seule ligne. C’est que c’est si affreux ce que j’ai à raconter que je ne m’en sentais pas le courage.

 

Il y a 9 jours que tout est fini, que la pauvre petite Zette a quitté ce monde. C’est horrible quand on y pense : à 16 ans mourir comme cela sans pouvoir s’y préparer. Moi, je ne peux pas encore le croire, je ne peux pas me figurer que nous ne la reverrons plus jamais, qu’elle ne viendra plus jamais à la maison, que nous n’aurons plus jamais de lettres d’elle. Non, je ne peux pas le croire. Il me semble que je fais un rêve affreux, épouvantable, dont je vais me réveiller mais hélas il n’y aura point de réveil, ce n’est que trop vrai. Je revois cette funèbre cérémonie de dimanche, ce moment horrible entre tous où nous avons vu descendre du train son cercueil couvert de fleurs. Toute la famille était réunie, on n’entendait que des sanglots, sa mère était là, brisée, et elle, si bonne, ne devait plus la consoler.

 

Et ce retour du cimetière, quand Tante Marie, perdant un instant de courage, doutait de son malheur, ne le croyait pas possible. C’est trop, mon Dieu, c’est trop, gémissait-elle. Nous étions là, Jeanne et moi, étouffées par les larmes, n’y voyant plus, n’entendant que les plaintes qui se faisaient entendre de toutes parts. C’était notre premier chagrin mais qu’il a été et qu’il est encore grand. Mon Dieu, comment vous si bon avez-vous pu enlever cette enfant à sa mère ?

 

Au sortir de tous les bals, fêtes, quel événement ! Il me semble que cela m’enlèvera de mon insouciance. Je ne pourrai plus jouir entièrement de rien, j’aurai peur du lendemain. Quand je pense que la dernière fois que nous l’avons vue, c’était à la matinée de Tante Claire. Elle était alors si fraîche, si bien porTante, si gaie, et maintenant ! Elle est partie si précipitamment le lundi matin que nous l’avons à peine embrassée. Comme nous nous doutions peu de ce qui arriverait. Je sens seulement un vide cruel qui ira en s'aggravant. Quelle place elle tenait dans ma vie. Mon piano n'aura plus d’attraits maintenant qu’elle ne pourra plus juger de mes progrès, que je ne pourrais plus jamais jouer à 4 mains avec elle. Les plaisirs seront moins grands maintenant qu’elle ne sera plus là pour en écouter le récit, Maizières n’aura plus d’attraits maintenant qu’elle ne sera plus là pour nous y attirer. Partout, je retrouve des souvenirs d’elle, de son écriture, de son travail. Si seulement nous avions sa photographie. Nous ne l’avons que dans des groupes des Antoine et des Salle et elle n’est pas bien. Ce serait au moins quelque chose mais le malheur est complet, il est écrasant.

 

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Lundi 9 mars

 

P

ierre est ici depuis samedi. On lui avait conseillé un changement d’air et il est venu du samedi au lundi. Cela m’a fait énormément de peine de le voir. Je ne pouvais cesser de penser à cette malheureuse Zette. Pierre est très triste, foncièrement triste, plus que je ne m’y serais attendu de lui qui a un caractère si léger. Tante Marie fait peine à voir, écrit Mr Bichat. Cela ne m’étonne pas. Il ne lui reste plus rien. Pierre a été chercher chez les Antoine le cliché de photographie du groupe. On espère pouvoir en faire quelque chose mais elle est si mal réussie que je ne sais à quoi on pourra arriver.

 

Quant à Pierre, il a refusé d’aller à la messe et a déclaré que maintenant c’était fini, qu’il ne prierait plus jamais puisque Dieu écoutait si mal ses prières. Reviendra-t-il de sa résolution ? N’est-ce pas un prétexte ? Sa petite sœur veillera sur lui du haut du ciel.

 

Je vais aller au cours. Je ne saurai rien mais ça m’est égal. Je ne peux dire quelle impression horrible j’éprouve en ouvrant ce piano sur lequel elle ne jouera plus jamais !

 

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Mardi midi

 

L

e temps a l’air de se remettre et comme cela influe sur mon humeur, ce matin, quand le soleil a paru j’étais presque gaie et j’en étais toute honteuse. Avoir un sentiment de joie en revoyant  le soleil qu’elle elle ne verra plus jamais et cela si peu de temps après.

 

Hier, je me faisais raconter ses derniers moments. Maman croit qu’elle avait sa connaissance car peu de temps avant sa mort elle a regardé sa mère d'un air navré puis une grosse larme est tombée de ses yeux. Pauvre petite. Comprenait-elle son état ? Elle est morte sans agonie. Elle était plutôt plus calme ce matin-là, elle s’est éteinte. On lui a mis sa robe blanche avec sa ruche, la même que les nôtres, qui était préparée pour aller à une soirée chez Madame Valentin.

 

Je comprends que Tante Marie n’ait plus de goût à rien. Son existence est brisée, finie. Il ne peut plus rien lui arriver d’heureux. Si Pierre ne réussit pas, ce sera une amertume de plus, s’il réussit, ce sera la solitude. Pour Zette, qu’aurait été la vie ? Peut-être Dieu l’a­-t-il bien aimée en la prenant, mais pour les survivante c'est affreux.

 

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Mercredi midi

 

R

ien d’intéressant à dire aujourd’hui. Je n’ai pas envie d'écrire. Nous sommes allées hier chez Jeanne Maire qui a encore des névralgies dans la tête, pauvre fille, et chez les Launois qui nous ont montré leurs programmes pour le concert. Ils sont charmants.

 

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Jeudi midi

 

C

’est en attendant l’heure des visites que j’écris. La vie a repris son cours tranquille. Rien n’est changé; nous sommes même très gaies par moment comme si le grand malheur auquel nous ne pouvons pas nous faire n’était pas arrivé.

 

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Soir

 

A

près plusieurs visites, entre autres Madame Georges Keller qui a le talent de nous mettre en gaieté. Elle est restée très longtemps, a  été comme toujours très aimable et très drôle. On joue ce soir Pour la Couronne. Il paraît que toute la ville y sera. Nos bonnes amies, Salle, Ambroise, Briquel y seront. Moi je ne le regrette que pour une chose que je n’ose presque pas dire : pour y entrevoir nos danseurs.

 

          Aujourd'hui j’ai rencontré Monsieur Viotte et comme toujours j’ai été troublée. Mon cœur bat tellement quand je le vois que je me demande avec terreur si vraiment je n’ai pas un peu d’amour pour lui. Il n'y a pas à dire, quand je pense aux réunions qui doivent avoir lieu à Paques chez Madame de Pully et Madame Maire, je ne les regrette absolument que parce que je ne verrais plus mes danseurs préférés. Sans cela, ça me serait complètement égal mais quand je pense que quelqu’un peut les séduire pendant ce temps-là et qu’ils m’oublieront alors je suis désolée et bien honteuse de l’être. Je fais une neuvaine à St joseph. Je m’y prends d'avance pour lui donner le temps de me chercher un bon mari. Je désire me marier. Il me vient des désespoirs quand je songe que faute d’un peu d’argent je peux rester vieille fille. Vieille fille ! Un état sans émotions, sans joies, qui me fait horreur. Une femme qui ne se marie pas, il lui manque quelque chose. J’ai, je le sens, bien des tendresses infinies et un dévouement extrême en réserve pour celui qui sera mon mari… Eh bien ! Si je dois les refouler, ces tendresses, si je n'ai personne à qui offrir mon dévouement, j’en serais malheureuse, j'en souffrirais. Quelques fois, trop souvent, je songe à ma vie de jeune femme, je me vois mariée, je vois les deux yeux de mon mari, deux yeux que je connais bien qui me suivent avec tendresse et je suis heureuse.

 

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Vendredi une heure

 

I

l y a aujourd’hui quinze jours que nous sommes en deuil. Dans les moments où je crois à la possibilité de ce malheur il me semble qu’il y a un siècle tant les jours m’ont paru longs mais vraiment, plus j’avance et moins j’y crois. Cela me semble impossible. Je prie pour elle, je sens que je dois prier pour elle mais je ne sais pas pourquoi je me demande pourquoi je m’habille en noir. Non, c'est une chose à laquelle je ne peux pas me faire. Je ne souffre même plus mais quand je reverrai Tante Marie et Pierre et que sa place restera vide j’arriverai seulement à la longue à croire à la réalité et c’est surtout alors que je souffrirai. En attendant, cela me parait un rêve, un mauvais rêve.

 

                                                                                           Nous avons été à la messe ce matin. Je prie toujours St Joseph avec ferveur mais c’est drôle je prie pour que Saint joseph me fasse la grâce de me marier et je ne peux pas le prier pour que ce soit avec Monsieur Viotte. Je n’ose pas le demander je ne sais pourquoi et pourtant ce serait mon rêve. Au mois de décembre dernier, quand c’était Monsieur Biesse qui avait mes faveurs, je priais très souvent pour qu’il m'aime et qu’il m’épouse et maintenant, pour Monsieur Viotte, je désire qu’il m'aime et j’en ai peur. C’est bizarre. Ce sont des choses que je pense parfois mais je ne sais comment j’ose les écrire. Peut-être arracherais-je ces pages dans huit ou quinze jours comme une folie et pourtant maintenant c’est vrai je n’écris pas une ligne que je ne pense et je n’écris pas encore tout ce que je pense.

 

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Samedi

 

A

ujourd’hui , un temps radieux, splendide, et je suis extrêmement heureuse en pensant que c’est ce soir que Louis arrive probablement. Oh Louis ! Je l’aime follement, passionnément et je comprends en réfléchissant à mon affection pour lui pourquoi je voudrais tant me marier. C’est pour avoir quelqu’un qui m’aime comme je l’aime et qui n’aime que moi car voilà le fond de ma nature profondément aimante et jalouse.

 

                                                                                           J’ai beaucoup souffert étant petite. J’étais jalouse de Jeanne que Maman aimait et aime encore mieux que moi et Maman n’a jamais compris ma nature. Elle n’a jamais senti que c’était de l’affection qu’il me fallait et pas de dureté et qu’elle ne faisait que m’exciter davantage en disant "Quel caractère", alors qu’en m’aimant elle aurait tout obtenu. Elle ne s’est jamais douté que j’en ai pu souffrir même ! Et à la maison, je n’ai personne qui m’aime comme je voudrais. Papa m’aime beaucoup. je suis sa préférée mais je n’ose que par moments lui témoigner toute l’affection que j’ai pour lui. De la sévérité de notre enfance, il me reste cela. J'ai peur de lui souvent. Maman, d’abord, elle aime mieux Jeanne et puis elle m’impatiente tant par moments. Jeanne, elle, fait pour ainsi dire partie de moi mais ça ne compte. Il n’y a que Louis, mais il est si gâté, si choyé qu’il ne fait pas attention à moi plus que quelqu’un d'autre et ce qu’il me faut…

 

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Lundi

 

J

’ai été bien désolée samedi soir. Louis n’était pas venu. J’étais tout à fait maussade. Je me couche et puis, à 9H1/2, il arrive. Nous sommes allées lui ouvrir, Jeanne et moi, lui donner à dîner sans que Papa et Maman aient rien entendu. Je ne l’ai pas quitté du tout hier. J’aime tant à m’occuper de lui. Ca fait rire mes amies de ce qu’on ne voit jamais Louis sans moi mais cela m’est bien égal. Il y a un nouveau mariage : Mr Collardelle, le beau, l’élégant Collardelle avec Marguerite Bertrand. J’en suis extrêmement contente, ça me fait énormément de plaisir quand on annonce des mariages et puis celui-la c’est sûrement un mariage d’inclination. Il était facile de s’en rendre compte dans les soirées de cet hiver. Je crois que c’est un mariage qui n’étonnera personne. Je suis curieuse de savoir ce que les Salle en diront. Le concert a été très réussi. Beaucoup de recette parait-il. Tant mieux.

 

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Mardi 17 mars

 

E

ncore un autre mariage d’annoncé, mais qui ne nous a pas étonnées du tout celui-là : Mr Collombier et Louise Salle. La permutation est signée depuis samedi et elles sont venues nous l’annoncer hier sous le sceau du secret car on ne l'annoncera publiquement que dimanche. Louise avait l’air radieux. Son cher Capitaine arrive jeudi, Cela fait quatre fiancées pour le moment à Lunéville. Je crois décidément que c'est contagieux, La date du mariage n’est pas encore fixée. Louise nous a dit qu’elle espérait bien que ce serait le plus tôt possible et nous qui nous réjouissions d’aller à sa noce ! Nous avons porté dimanche notre cadeau à Marie Antoine : deux flambeaux en bronze représentant des ibis, et pas chers. Nous les avons eus pour vingt francs. On nous les faisait 26 mais en marchandant chez Pommier on obtient des rabais étonnants. Je ne sais pas encore ce que nous donnerons à Emilie Briquel et à Louise Salle. Ce sera dur.

 

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Mercredi midi

 

J

’écris avant l’arrivée de Bonne-maman et de Tante Marie. Cela va être bien triste et nous allons passer de tristes jours en face de la désolation de Tante Marie. Nous commencerons à croire à ce malheur.

 

          Nous avons revu Louise Salle hier qui venait nous apporter des photographies. Elle est toujours aussi enchantée, rayonnante. Elle a son dîner de fiançailles samedi, un dîner de 30 personnes. Jeanne doit les aider à peindre des menus.

 

Tante Claire nous racontait hier (est-ce vrai?) qu’il y a une des Tadini toquée de Mr Buisson. Il paraît qu’elle raconte à tout le monde que si Mr Buisson ne la demande pas en mariage, elle se fera religieuse. C’est demain la fête de St Joseph. Nous irons communier pour finir ma neuvaine et je demanderai aussi à St Joseph qu’il me fasse voir en rêve mon futur mari pendant la nuit de jeudi à vendredi. Je voudrais bien qu'il me l’accorde.

 

Les visites de Louise Salle m’excitent tellement, hier je ne pouvais plus rien faire. Est-ce bête !

 

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Jeudi midi

 

T

ante Marie est arrivée hier et depuis hier je suis d’une tristesse mortelle. Sa venue a remémoré toutes les douleurs. Pauvre, pauvre Tante Marie, elle est navrante à voir, pleure sans cesse et ne peut parler que de Zette. Que d’amertume dans la vie. Il y a encore pourtant des moment où je ne comprends pas, où je ne veux pas croire la chose possible. C’est tellement horrible qu’on ne peut pas se le figurer. Jeanne est partie depuis le matin et je suis si triste, si lasse et pourtant j’aime tant la vie. Quand je pense à ce que sera la mienne je n’y vois guère de bonheur et pourtant je l’aime, j’espère en elle et je crois qu’il n’y a pas que des tristesses ici bas.

 

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Samedi

 

I

l fait toujours magnifique. Je ne peux pas dire comme je suis heureuse de voir le soleil. J’aspire à sortir, à me promener et je me sens oh si heureuse de vivre. Et pourtant, l’on n’est pas gai ici. Tante Marie est navrante à voir. C'est un sanglot perpétuel. Bonne-maman Jacquet ne peut que parler d’elle et au milieu de tout cela je m’étonne de me sentir si gaie par moments. C’est inouï le ressort de la jeunesse et c’est pourquoi on est moins à plaindre. Sur le moment, on souffre plus violemment mais la jeunesse reprend si vite le dessus, la gaieté reparaît si facilement, l’oubli hélas arrive si vite.

 

C’est aujourd’hui le dîner des fiançailles des Salle. il doit y avoir 38 personnes à dîner. Jeanne a peint 10 menus. Nous nous réjouissons d’aller voir sa bague, sa corbeille de fleurs. Pourvu que nous puissions aller à sa noce.

 

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Dimanche midi

 

J

e ne sais pas ce que j’ai. Je suis tellement énervée et pourtant ce n’est pas la vue de mes danseurs puisque Louis n’étant pas venu je ne suis pas allée à la messe d’onze heures et demie. Il fait beau, presque trop chaud. Je ne sais si c'est cela qui m’énerve et puis j’aurais tant désiré que Louis vienne. Mais comme Pierre est à Gérardmer jusqu’à demain, il ne pouvait naturellement pas venir. Et puis je n’ai rien à faire, rien à dire, alors je pense et pour moi c’est mauvais de penser car je reprends mon rêve d'amour. J’avais pris comme résolution jeudi de ne plus du tout penser à Monsieur Viotte et j’ai remarqué seulement le nombre de fois auquel je pense à lui. C'est stupide d'avoir laissé pénétrer ainsi dans ma vie un monsieur que j’ai peu vu en somme. Pourtant il y a un progrès, au moins extérieurement : je ne rougis plus quand je le rencontre ou qu’on parle de lui devant moi. Mon cœur bat encore un peu et c’est tout. Mais que de fois dans la journée je m’amuse, car c'est un plaisir à penser à lui. Je donnerai je ne sais quoi pour savoir au juste ce qu’il pense de moi et ce qu’il éprouve pour moi. Je suis sûre que j’éprouverais une fameuse désillusion. C’est très bien dans un sens de ne plus le revoir avant longtemps car cela me donnera le temps de me calmer complètement. J’espère et d’un autre côté je souffrirai peut-être quand je le reverrai et qu'il m’aura oubliée tout à fait grâce aux distractions auxquelles je n’étais pas.

 

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Samedi 28

 

V

oila plusieurs jours que je n’ai rien écrit. J’étais fatiguée, j’étais lasse. Je n’avais envie de rien faire. Depuis dimanche, j’ai mal à la tête presque toute la journée. J’ai eu mal à la gorge. J’ai eu deux saignements de nez, alors je me suis figurée que j’allais avoir la fièvre thyroïde. Je crois que Maman était un peu inquiète aussi car elle m’a obligée  à me purger aujourd'hui. C’est de l'eau hongroise que j’ai prise. C’est assez mauvais mais ce n’est rien à côté de l’huile de ricin.

 

Pour le moment, je ne suis occupée que de la noce Briquel qui aura lieu le 23 mai. Je crois que nous irons. Ca n’enchante pas Maman qui trouve que c’est encore un peu tôt mais nous n’avons pas le courage de manquer la soirée car il y aura soirée le jour même de la noce. Les Launois iront probablement au cortège mais ça ne vaut guère la peine s’il n’y a pas de lunch. Je rêve à ça tout le temps, à mon cavalier, je voudrais tant que ce soit Mr Biesse, car si j’avais Mr Viotte il me demanderait peut-être encore mon cotillon et ce ne serait pas la peine d’avoir combattu pendant 3 mois pour l’oublier car après une journée comme cela je reviendrais plus folle que jamais, c’est sûr, tandis qu'avec Mr Biesse je m’amuserais joliment. C’est lui que j’aime le mieux après Mr Viotte mais je ne l’aime pas de la même manière, je l’aime parce qu’il est amusant, qu’il me fait de petits compliments et que je le taquine. Je n’ai qu’une crainte, c’est d’être prise pour demoiselle d’honneur.

 

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Lundi 30 mars

 

V

oila le froid revenu, on gèle, il neige. C'est désespérant, moi qui aime tant le soleil. Enfin, il faut espérer qu’il reparaîtra bientôt pour Pâques dont nous approchons si vite. Nous quêterons vendredi saint. Louis est venu hier. Je ne l'ai pas quitté, comme c’était mon tour d’aller à la messe avec lui. Maintenant, je ne sais plus quoi écrire. Nous ne pensons et ne parlons que des noces, cavaliers que nous pourrons avoir, etc. Nous allons aller porter notre cadeau à Emilie Briquel. C'est une lampe en argent qui nous coûte 18 Frs. Elle va nous parler de sa noce. Je crois que je vais faire comme Jeanne qui fait le portrait de tous nos danseurs de cet hiver. Quand nous serons vieilles, cela nous amusera peut-être beaucoup de relire et de nous les rappeler. Seulement, l’embarrassant, c'est de savoir par qui commencer.

 

Je vais prendre nos plus anciens danseurs, les deux de la Vasselais.

 

Le grand d’abord, Mr Edouard de la Vasselais, un grand blond, assez beau garçon. Il est quelque chose dans les douanes, je ne pas  quoi. Il ne doit pas être très fier de sa position car elle n'est pas mentionnée sur ses cartes de visites. L’année dernière, il était déjà venu à toutes nos petites matinées et il faisait alors une cour assidue à Louise Salle qui tout de suite ne pouvait pas le sentir. Je me rappelle, à la première réunion de cette année chez les Kesseler, il s’est précipité sur elle et lui a demandé son cotillon et elle lui a refusé sans avoir d’autre danseur. Elle était même bien en peine après craignant qu’il n’en vienne pas d’autre. Et puis Mr de la Vasselais lui avait retenu son prochain cotillon. Mais comme elle n’y tenait pas elle l’avait promis celui de chez nous à Pierre. Fureur du grand de la Vasselais. Il était dans une colère bleue.

 

Mais à partir de ce moment-là cela a été fini. Il ne l’a fait presque plus danser et, bizarrerie, cela vexe Louise Salle de voir qu’il a si bien pris son parti. C’est Mr Collombier qui l’avait fait fuir probablement.

 

Moi, je ne l’ai jamais aimé. Je trouve qu’avec lui il faut se tenir très à distance, sans cela il deviendrait familier et c’est désagréable.

 

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Vendredi saint

 

A

ujourd'hui, nous avons quêté. C’est amusant comme tout. On voit tous les gens qui sont à l'église. Il y a énormément de militaires mais peu de nos danseurs.

 

 

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Dimanche 5 avril

P

âques ! C’est aujourd’hui Pâques. Je ne sais quoi faire, je m’ennuie, je n’ai rien à lire et c’est pourquoi je reprends ce journal bien délaissé depuis quelque temps. Nous sommes allés à la messe de sept heures ce matin avec Louis, nous avons tous communié. C’est une messe superbe, bien édifiante par la quantité d’hommes qui vont communier. Il y a encore plus de religion qu’on ne croit. Si seulement Papa avait été avec nous !

 

Louis est arrivé vendredi soir et il repart demain, ce qui nous empêche d’inviter Marguerite Salle qui est toute seule car on les marie toujours ensemble. Comme ce carême a encore passé vite et que de choses tristes ! Vraiment, je ne peux pas encore y croire. Je ne peux pas me figurer qu’il n’y a plus de Zette. Je n’en parle pas souvent dans ce journal, que dirais-je ? Mais j’y pense toujours et si je peux encore m’amuser,  rêver, je suis bien triste à d’autres moments. La noce Briquel m’enchante toujours mais je voudrais déjà y être car maintenant je n’ai plus foi dans l’avenir, dans 6 semaines, mais dans 6 semaines je peux être morte, je peux avoir d’autres chagrins.

 

Mais assez de tristes réflexions, je reprends la description de mes danseurs et des plus amusants. Ce que je pense de Mr Viotte. La première fois que je l’ai vu, c’était chez Madame Maire. Mr Biesse m’en avait parlé et je l’avais mis sur la liste que nous donnions à Mme Maire. Aussi ais-je été très désappointée quand il ne m’a pas du tout invitée à danser et pourtant Mr Biesse avait eu soin de me le présenter tout de suite et puis voilà que pendant le cotillon il était tout seul, sa danseuse était partie et il était vis-à-vis de nous, un accessoire en main et je ne sais ce que me disait Mr Biesse mais nous riions comme des  fous. Il nous regardait. Alors Mr Biesse l’a invité, à causé un peu avec lui et il m’a offert son accessoire. J’ai fait alors une valse délicieuse avec lui. Il avait l'air très gai et comme je lui demandais pourquoi il n’avait pas de danseuse de cotillon : "Ah ! Mademoiselle, m’a-t-il répliqué, j’en avais une, le Bon Dieu me l'avait donnée et il me l'a reprise". C’était Melle de Tadini, il était tout à fait lancé dans les vieilles, ne dansait qu’avec les Tadini, Ollagne, Limbourg, etc. Puis, peu à peu, c’est notre génération qui l’a emporté et les pauvres vieilles délaissées. Il était chez Madame Salle le dimanche suivant. Là, il m'a invitée presque tout de suite et pourtant il ne dansait presque pas. Il avait fait une chute de bicyclette et le médecin lui avait ordonné le repos. Je ne sais mas pourquoi mais il m’avait plu tout de suite. Aussi j’ai été très aimable et fait tout ce que je pouvais pour lui plaire. Mais à ce moment-là j’était plus occupée de Mr  Biesse que de lui.

 

Et puis voila que le jeudi suivant, sans raison, il vient faire visite à Maman. J’étais près de lui, je causais et voilà qu’en partant il me dit assez bas et en me regardant pour la première fois avec ses yeux doux : "Mademoiselle, est-ce que vous avez déjà promis votre cotillon pour lundi ?" et, comme je faisais un signe affirmatif : "Je le regrette beaucoup, a-t-il ajouté, j’espérais avoir le bonheur de le danser avec vous". Ce que j’ai regretté ce soir là de n’avoir pas pu lui accorder ! Chez Mme Majorelle, j’ai dansé avec lui mais pas énormément. Là, il m’a demandé le cotillon de Mme George que j’avais aussi promis et alors le suivant, celui de Tante Claire que je lui ai promis aussitôt, ne tenant pas à le conduire. Chez Mme George, il le dansait avec Mary Henry que le grand le Vasselais absorbait et qui lui tournait assez souvent le dos, aussi il causait beaucoup avec notre petit coin. Mais c’est surtout depuis chez Tante Claire, après ce bon cotillon dansé avec lui, que je le préfère, tant il est extrêmement gentil mais par exemple ne parle jamais de lui. Entre temps, il y avait encore eu une petite sauterie le 1er jour de l’an chez Mme Kesseler, ce qu'on était gai ce soir-là. Je me rappelle qu’on le plaisantait sur son mariage avec Marthe Alschall et ce qu’il disait de folies. Je dansais encore avec lui le cotillon mais nous n’avons pas pu beaucoup causer car je suis restée pendant 1/4 d'heure seulement en cotillon. Mais c’est surtout depuis chez Adam Cornebois que mon enthousiasme est arrivé à son apogée. J’éprouve pour lui une grande sympathie et qui est partagée, j’en suis presque sûre car enfin il danse beaucoup avec moi et surtout m’a demandé deux cotillons et puis enfin, sans s’exprimer ouvertement il a des petits sous-entendus, surtout le soir de chez Madame Ambroise, il a eu l’air jaloux. On faisait les saluts de la fin, j'étais naturellement avec Mr Fondeur et puis, en passant, j’avise Mr Biesse qui était seul d’un air penaud et je lui dis "Venez donc avec nous". Il accepte avec plaisir mais voilà que Mr Viotte qui marchait devant nous voit çà. Alors il se retourne d’un air furieux et me dit d’un ton oh si sec "Ah ! Il vous faut deux cavaliers à présent." Et bien, ça m’a fait plaisir car sa fureur ne s’expliquait que par un peu de jalousie. Ce que j’ai regretté l’autre jour en quêtant de ne pas l’avoir. Le matin, il s’était mis du côté où il se met toujours, à gauche, et c’est Jeanne qui l’a eu. Mais pour le chemin de croix, il avait changé et s’était mis de mon côté. Malheureusement, j'avais eu aussi l'idée de changer et c’est encore Jeanne qui l’a eu. C'était pas de chance. Enfin, cela prouvait qu'il tenait un peu à moi.

 

Ce serait très bien si l'idée de mariage ne troublait pas tout. C’est étonnant comme on y pense tout de suite et puis c’est qu’il réalise tout à fait mon idéal. Il ne lui manque qu’une seule chose un peu de fortune. Je suis sure que ce serait un mari charmant, doux, tendre, attentionné et avec cela sérieux, extrêmement intelligent, très consciencieux et pieux puisqu'il était le seul de tous les chasseurs qui assistait aux deux offices du vendredi saint. Il est vrai que c’est un peu lui qui m’a mis  ces idées-là dans la tête par quelques parole, comme mon journal d’il y a six semaines le prouve. J’en ai été joliment toquée, maintenant c’est calmé mais je ne voudrais pas l'avoir comme Valentin à la noce Briquel car ma passion reprendrait de plus belle.

 

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Mercredi 8 avril

 

N

ous avons passé une bonne après-midi hier. D’abord Mme Bichat et Jeanne sont venus passer l'après-midi et, après leur départ, nous sommes allées voir Marguerite Salle qui est toute seule et qui était un peu souffrante. Elle nous a raconté la brouille avec les Kesseler. Il paraît que ce n’est pas gai pour elle quand Mr Colombier est là. Louise ne la tolère pas avec eux et ne lui raconte rien. C'est bien drôle entre deux sœurs. Nous avons parlé de la noce Briquel. Elle voudrait bien avoir Mr Hellé. Elle a un petit faible pour lui. On se l’arrache décidément. Marguerite salle nous disait qu'elle avait perdu bien des illusions cet hiver. Je ne comprends pas ça. Moi, je n’en ai pas perdu, au contraire, je crois que j’en ai de nouvelles. Je trouve que cela vaut mieux. C’est amusant de voir la vie en beau.

 

Maintenant, c’est au tour de Mr Biesse de passer sur la sellette. C’est le second dans l'ordre des préférés. Je l’avais déjà remarqué à la messe d’11H1/2 où il est très exact et comme je cherchais à savoir son nom, Louis m’a dit "Mais c'est Biesse". C’était son ancien à St Cyr. Je l’avais trouvé beau et j’avais très envie de le connaître, aussi j'ai été enchantée quand je l’ai vu chez Mme Briquel. C’est Mr Fatoux qui nous l’a présenté. Je n’ai pas pu danser avec lui chez Mme Briquel, c’est la grande presse des danseurs, mais pendant le cotillon il était pas loin de moi et je l’ai trouvé charmant, très amusant et encore très enfant.

 

Au commencement des réunions, j’en était toquée. Il était du reste plus séduisant, plus timide, plus respectueux. Maintenant, il a pris de l’aplomb et nous fait des compliments en pleine figure. C’est moi et Marguerite Salle qui avons ses faveurs. J’ai dansé deux cotillons avec lui et je le fais enrager de temps en temps. Je pense souvent à lui depuis les réunions grâce à un singe qu'il m’a donné et qui est à la tête de mon lit. Son principal charme est son enfantillage. Il s’amuse si franchement. Je me rappelle, chez Mme Salle, il avait une trompette d’enfant comme accessoire et cela l’amusait tant et puis les monocles, il avait du mal de mettre le sien et il me tirait le mien pour le faire tomber parce que cela lui faisait honte.

 

Le 3ème, c'est Mr Fondeur, un artilleur un peu chauve, à la physionomie très fine et très spirituelle. J’étais sa danseuse préférée avant le cotillon Cornebois mais là il a beaucoup causé avec Marguerite Ambroise et je ne sais laquelle l’emporte. Nous verrons cela chez Mme Briquel. Il est très poli, très déférent, très empressé, mais très original. Il a les juifs en horreur et tombe dessus tant qu’il peut. La cavalerie n’a pas ses sympathies non plus. Il ne fait pas de visites et ne danse pas avec les femmes de dragons et de cuirassiers. Il a l’air d'avoir des idées assez arrêtées, d’être même passablement entêté. Sa famille est des Ardennes.

 

Après Mr Jean Fondeur, les autres se confondent un peu dans mon affection et je ne sais plus par lequel commencer.

 

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28 avril 1896, mardi

 

V

oilà longtemps, longtemps que je n’ai rien écrit. C'est ennuyeux d’écrire son journal quand on n’a rien à dire et je crois bien que je le laisserai jusqu'aux noces qui seront amusantes à raconter. Il y a pourtant un horrible événement. Pierre Hacquard, de Toul, s’est suicidé vendredi dernier dans un accès de folie, cinq coups de pistolet sous le menton. Sa pauvre mère est bien à plaindre. Maman est à Nancy aujourd’hui, près de Tante Marie qui aurait été bien seule sans cela, Pierre étant probablement à l’enterrement à Toul de ce pauvre Pierre Hacquard.

 

Il y a aussi un autre événement, mais gai celui-là. Isidore a un cinquième fils depuis samedi.

 

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Samedi 9 mai 1896

 

C

’est pour raconter la noce Collardelle-Bertrand, qui a eu lieu mardi 5 mai, que je me décide à écrire aujourd'hui. C’était très réussi, la mariée était bien, quoique un peu trop petite, Mr Collardelle toujours superbe et tous deux rayonnants. Un cortège très nombreux. Les Salle brillaient comme toujours, Louise en soie changeante au bras de Mr Collombier naturellement, et Marguerite en soie blanche à bouquets roses au bras de Mr Viotte. La veille, elle était très anxieuse de savoir qui elle aurait, aussi, en arrivant à l’église, elle m’a lancé un regard de triomphe que j’ai compris car je lui portais envie car il est toujours mon préféré. Emilie Briquel pas bien du tout dans une robe suisse et un chapeau à panache vert. Mr Lalitte avait l’air effondré. Nous sommes allées à la sacristie au milieu d’une foule considérable. Nous avons embrassé Marguerite et une vigoureuse poignée de mains à Mr Collardelle et nous sommes rentrées chez nous pendant que la noce allait luncher. Il paraît que c'était un lunch charmant avec des masses de petites tables éparpillées dans le jardin et après on a dansé pendant une heure mais les cavaliers n’étaient pas très nombreux et les jeunes filles dansaient assez souvent entre elles. Germaine Kesseler, bien que venant d’enterrer son Grand-oncle Mr Kesseler il y a aujourd'hui 3 semaines, était en superbe robe de foulard bleu et blanc et elle a dansé à la grand­e indignation de l’assistance paraît-il. Marg. Salle, qui est au mieux avec Mr Hellé, disait que les chasseurs étaient indignés et que Mr Hellé ne l’avait pas fait danser. Germaine a dû être bien furieuse d’autan­t plus qu’il dansait beaucoup avec Marg. Salle qui l’a charmé tout à fait je crois. Ils sont au mieux ensemble et font leurs arrangements entre eux, ainsi ils ont décidé de ne pas danser ensemble le cotillon Briquel parce qu’on avait trouvé qu’ils avaient trop patiné ensemble cet hiver au Skating. Je ne sais toujours pas qui j’aurai à la noce Briquel. Cela m’inquiète, me trouble. Je me berce je ne sais pourquoi de d’avoir Mr Viotte ou Mr Biesse. Thérèse Launois nous a raconté l’autre jour quelque chose qui nous a bien émues. Elle a fait la promesse l’année dernière de ne plus jamais danser de sa vie si son oncle (illisible) se confessait avant de mourir. Cela est arrivé et la voilà forcée de ne plus jamais danser. C'est horrible et admirable. Comme je me trouvais lâche près d'une foi pareille, moi qui n’aurai jamais le courage de sacrifier une seule soirée et cette promesse qui lui coûtera de toutes manières, le plaisir de danser à part, mais que pensera toute la ville en la voyant refuser obstinément de danser ? Elle s’effraye de l’hiver tout en ne regrettant pas du tout sa promesse.

 

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20 mai 1896

 

N

ous avons été à Maizières ces jours derniers et je ne peux pas dire le vide affreux ! C’était si horrible. Les deux premiers jours ont été oh bien pénibles. Nous y avons aussi appris une triste nouvelle : Marie Rossignon est morte vendredi dernier 15 mai d’une fièvre typhoïde. C’est une vraie fatalité. Il y a un an, nous étions si gaiement à dîner et maintenant deux tombes et pour la plus jeune de chaque famille.

 

Nous approchons de la noce Briquel. J’aurai Mr Hellé, l’artilleur, comme valentin. J’ai encore de la chance et pourtant j’ai eu une déception. J’aurais tant voulu avoir un chasseur. Nous sommes invitées au cortège Salle. C’est joliment amusant.

 

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Mercredi 27 mai 1896

 

M

aintenant, la noce Briquel est passée. Il ne nous reste absolument que des souvenirs, mais des souvenirs amusants. Je ne peux pas dire comme je m’y suis amusée. Je vais tâcher de la raconter bien en détail car ce mariage a été célébré avec tant de pompe que dans 50 ans d’ici on en parlera peut-être encore.

 

Depuis dimanche, nous savions quels valentins nous avions. J’avais bien Mr Paul Hellé (l’artilleur). Jeanne, la pauvre Jeanne, avait cet affreux Malhorthy et Louis Antoinette Launois. Nous nous étions fait des robes en tussor vert avec le devant du corsage en mousseline de soie blanche plissée accordéon et des chapeaux blancs, le tout très réussi de l’avis de tout le monde. On était venu nous prendre en voiture tous les trois à 9H1/2. Nous sommes arrivés les premiers, Mr Briquel mettait ses gants, puis la famille Lalitte est entrée. Du reste la famille se composait de Mme Lalitte, la mère et Mr Lalitte, le médecin, et sa femme. Enfin, peu à peu, tout le cortège a été réuni. Alors, on s’est arrangé par couples et l’on est allé à l'église en voiture et pas à pied comme on en avait d’abord l'intention. On a attendu dans la cour que le marié arrive et l’on a fait enfin vers il heures 1/2 une entrée solennelle. Il parait que c’était charmant, 54 couples dont 24 de jeunes filles, toutes en toilettes claires. La messe a été très brillante, les carillons de cloches, les morceaux de violon et de chant se sont succédés sans interruption presque. Ensuite le défilé à la sacristie. Enormément de monde et enfin retour à la maison et lunch qui était un vrai dîner. En voici le menu du reste :

 

Potage Argenteuil

Turbans de soles à la Joinville

Filet de bœuf à la moderne

Caisses de mauviettes à la St Hubert

Sorbets au kirsch

Poulets de grain au cresson

Petits pois à la française

Homards sauce mayonnaise

Glaces praline et pistache

Fruits, desserts, café

 

et le tout excellent. Je me suis très bien amusée au lunch. Mr Hellé est d'abord très causant et nous avions en face de nous Mr Buisson et Melle Chalot qui nous faisaient bien rire. Enfin, ça a été très gai. Nous avons eu des fleurs d’oranger. J’en ai pour 18 mois. Enfin, vers 4 heures, tout le monde est rentré chez soi.

 

Nous avons eu le temps de nous recoiffer, de nous rhabiller et nous sommes reparties chez les Briquel vers 8H1/2 . La pauvre Emilie n’était pas trop mal en mariée, mais elle avait l’air bien fatiguée. Mme Lalitte et elle avaient plutôt des têtes d’enterrement que de mariage. Du reste, Mme Lalitte a bien mauvaise mine depuis quelque temps.

 

La soirée maintenant à laquelle je me suis amusée follement. J’avais pris la résolution d’être très aimable pour Mr Faucher, Gerbois, Viriath, pour leur faire oublier la matinée Cornebois où je ne l’avais pas trop été. J’ai très bien réussi, trop même, car Mr Gerbois m’a demandé mon cotillon que je lui ai accordé d’un air gracieux quoique je ne sois pas trop enchantée. Il revenait de Paris. Il m’a même dit qu’il était revenu tout exprès dans l'intention de me le demander. Je ne sais si Paris l’avait dégourdi, mais il était très aimable et très gentil. Il n’y avait pas beaucoup de danseurs amusants, à part bien entendu Mr Viotte.

 

Mr Houël et Fondeur n’y étaient pas. Ils avaient une inspection paraît-il. Mr Biesse que je me préparais si bien à faire enrager, n’y était pas non plus. Je crois que Mme Briquet ne lui donnait pas de valentine et qu’alors il a été furieux et a tout refusé. Je crois que c’est cela mais je n’en sais absolument rien. Ce qu’il y a d'ennuyeux c’est que c’était la dernière occasion de le voir que j’avais. Il part dimanche pour le camp de Chalons et ne sera par conséquent pas à la noce Salle et s’il doit toujours aller à Joinville au mois d’août ce sera un agréable danseur de moins. Je le regrette, mais pas très très profondément, moins que je regretterais Mr...

 

Il y avait un souper gras à 11 heures. J’étais près de Mr de la Vasselais, le chasseur, qui est toujours aussi amusant, et prés de Mr Fleurot et de Mr Lorrain, de Nancy. Nous l’avions déjà vu à la matinée Briquel il y a 3 ans et je l’ai tout de suite reconnu. Il n’avait pas du tout cherché à me faire danser avant le souper mais là il a été très aimable pendant tout le temps, a beaucoup insisté pour avoir une valse que j’ai fini par lui promettre en laissant là mon carnet et enfin m’a demandé le premier cotillon de Lunéville où il serait. Je lui ai accordé avec plaisir. Il m’amuse beaucoup Mr Lorrain, nous en avons tant entendu parler par Jeanne Bichat qui prétend même qu'il est toujours à ses pieds, mais voila que Mr Viotte m’a demandé le prochain cotillon quel qu’il soit et toute mon envie de le danser avec ce pauvre Lorrain a disparu. J’ai retrouvé Mr Viotte tout à fait comme il y a 3 mois. Il a toujours la même façon de me regarder dans les yeux et il dit sans cesse des phrases qui m’agitent. C'est surtout la façon dont il les dit. Ainsi, il m’a dit que depuis 3 mois il s’était ennuyé et il avait absolument l’air de dire sans l’ajouter pourtant que c’était parce que je n’y étais pas et puis, je ne sais ce qu'il m’a dit, qu’il avait justement reçu ce jour-là une lettre d’un ami à qui il avait écrit il y a 3 mois, après la matinée Cornebois. Maintenant, je ne crois pas que je me fais des illusions. Je suis presque sûre que Mr Viotte m’aime. Par exemple, je ne sais pas jusqu’à quel point c’est profond et je ne sais pas surtout à quel point je lui rends. Ce qu'il y a de sûr, c'est que j’éprouve un plaisir intense à être près de lui, à le voir, à lui parler. Je ne peux pas savoir si c’est de l’amour puisque je ne sais pas ce que c’est mais je crains bien que cela ne le frise de bien près si ce n’en est pas.

 

Maintenant, je suis bien en peine pour le cotillon Salle. Je ne sais à qui je veux l’accorder. Je peux faire absolument ce que je veux. Mr Lorrain a dit cela comme cela. Il y tient moins que Mr Viotte et Mr Viotte connaît la situation. Enfin, je réfléchirai encore. Immédiatement après le souper, on a redansé. J’avais fait disparaître mon carnet et je n’ai plus dansé qu’avec des gens amusants. Les jeunes mariés avaient disparu vers minuit. Ils n’avaient l’air très gai ni l’un ni l’autre et leur noce n’a pas dû trop les amuser. Tandis que les Collombier avaient l’air rayonnant comme toujours. Ils n’ont pas dansé non plus. Ils étaient toujours dans un petit coin tout seuls, trop seuls même au dire de certaines personnes. Mr Hellé a continué à être très aimable pour Marguerite Salle et plusieurs personnes l’ont remarqué et ils ont demandé s’ils étaient fiancés. Je crois que ça agaçait Louis. Marguerite prenait son dédommagement d’avoir eu Mr Fatoux le matin et de s’être trouvée près de Germaine avec qui elles sont toujours plus brouillées. Elles ne l’invitent ni au cortège ni à la matinée de la noce. Mme Kesseler a demandé des explications, Mme Salle lui a répondu qu’elle devait se rappeler ce qu’elle avait dit de ses filles et qu’en tout cas ce n’est pas un lieu d’explications et le lendemain Mme Kesseler aurait écrit une lettre très impertinente au dire de Marguerite qui, ardente comme elle est, ne voit pas de petit (illisible).

 

Je ne sais toujours pas à qui je donnerai mon cotillon. J’ai beaucoup réfléchi depuis avant-hier et le résultat a été que je ne crois que je pourrai jamais épouser Mr Viotte. Je ne sais rien de sa famille et la mienne ne voudra jamais que j’épouse quelqu'un sans fortune, alors à quoi bon m'attacher encore plus à lui ? Il a l'air de tenir sérieusement à moi, et bien, si j'y réponds trop, je lui prépare une fameuse déception. C'est bien difficile, et d’un autre côté je ne tiens pas à Lorrain. Je ne peux pas valser avec lui, il a l’ancien système de la valse à trois temps. C'est très drôle, je ne pense pas que je pourrai épouser Mr Viotte et il n’y a presque pas de jour où en écrivant mon journal je suis persuadée qu’un jour Mr Viotte lira tout cela et pour le faire il faudrait nécessairement qu’il soit devenu mon mari. Quelle drôle de chose. Maintenant, mon cahier est fini. Que contiendra la suite, que m’arrivera-t-il, je ne sais, mais je crains l’avenir.

 

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Pensées écrites par mes danseurs chez Madame de Pully
le dimanche 12 janvier 1896

Les femmes n’aiment que ceux qui les font pleurer.

L. Biesse

 

Les hommes sont comme des éponges, il suffit de les presser pour les faire pleurer.

J. Fondeur

 

Les pleurs sont comme des gouttes de rosée. Ils s’évaporent aussitôt tombés.

J. Fondeur

 

L’amour est comme la clarté de la lune. Plus il est discret, plus il est agréable.

J. Fondeur

 

L'amour des femmes n'a qu'un temps. Il s'enfuit comme le printemps.

L. Biesse

 

Et pour comble d'infortune, on ne voyait pas la lune.

Collardelle

Si le roi Henry me donnait Paris la grand ville... et la suite

C. Viotte

 

Dieu vit sur la terre un lis virginal

Où guêpe jamais ne s’était posée,

Où tremblait encore un grain de rosée,

Trésor oublié du vent matinal.

Et, soufflant dessus, il en fit ton âme.

 

Dieu vit une rose aux couleurs de flamme,

Eclose aux baisers du soleil vainqueur.

Elle était pudique et tenait rigueur

A l’abeille ayant soif de son dictame.

Et, soufflant dessus, il en fit ton cœur.


 

 

 

 

 

 

Carnet n°2

Marguerite Parmentier

30 mai  1896

 

M

aintenant, c’est tout à fait un besoin pour moi d’écrire mon journal, Quand on est jeune, à 19 ans, on a des impressions qu’on ne peut pas raconter et qu’on a pourtant envie de confier à quelqu'un. Et bien mon journal m’est tout à fait nécessaire pour parler de Monsieur Viotte. A Jeanne, je dis bien quelque chose mais pas tout ce que je pense. Elle ne comprend pas ce que j’éprouve et croit que je me monte l’imagination et qu’il n’y a rien de vrai. Quant à Maman, il me serait impossible de rien lui dire, je n’oserais jamais parler de cela et puis cela ne pourrait que m’attirer des ennuis, on m’empêcherait de danser avec lui aussi souvent, on me gronderait, que sais-je, tandis que comme cela je vis avec mes rêves et mon journal, mon seul confident gardera discrètement ce que je lui confie. Je suis presque aussi occupée qu’après la matinée Cornebois, mais ce n’est plus du tout la même chose. Après j’ai la matinée Cornebois j’ai eu huit jours d’exaltation folle, mais il y avait de quoi. Pour la première fois de ma vie j’avais découvert qu’un homme m’aimait et que j’étais pour lui plus que toutes les autres jeunes filles. A la soirée Briquel, je l’ai retrouvé comme au fond de moi-même je l’espérais, aussi empressé, aussi tendre sans qu’il m’ait dit pourtant une seule parole que je n’aurais pas voulu qu’on entende et moi maintenant je ne suis pas du tout dans un état d’exaltation. Je pense à lui très tranquillement. Par exemple, j’y pense souvent et je désire presque avec passion le voir et lui parler. Aujourd’hui j’ai appris une mauvaise nouvelle. Mme Clause est très malade, elle a une fluxion de poitrine, eh bien ma première pensée a été de désolation en me disant : pas de matinée Salle, alors je ne verrai pas Mr Viotte et je ne peux pas dire l’ennui et la peine que cela me ferait et pourtant maintenant je ne crains plus comme auparavant qu’il m’oublie : puisqu’il ne l’a pas fait pendant 3 mois, pourquoi m’oublierait-il maintenant ? Je ne veux pas chercher à voir plus loin, je jouis du présent, je n'espère pas l’avenir, ce serait trop beau d’être à lui pour toute la vie. Mon Dieu, comme je l’aimerais !

 

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Dimanche 31 mai

 

M

adame Clause va mieux. J’ai eu un moment de joie folle et pourtant je crains cette matinée. Je sais d’avance que je m’y amuserai follement et qu’après je serai triste comme je ne l’ai jamais été car je l’aimerai toujours plus et ce sera la dernière occasion de le voir avant longtemps et je trouve que c’est si triste de se quitter sans s’être dit tout ce qu'on pense. Cela ne pourrait rien amener de bon mais enfin il saurait ce que j’éprouve pour lui. Je n’ai qu’une peur c’est qu’il me demande en mariage. Je déteste la lutte et je n’aurai jamais la force de lutter contre Papa et toute la famille et pourtant jamais je ne retrouverai un homme qui me plaise autant et qui réalise aussi bien mon idéal. C’est tout à fait l’homme sérieux et tendre, doux et ferme, respectueux et pieux que je désire et que j'ai désiré de tout temps. Comment tout finira-t-il ?

 

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Lundi 1er juin

 

C

’est fini. La matinée Salle est dans l’eau. Madame Salle va plutôt moins bien et nous les avons trouvés en train de décommander tout le monde. Les pauvres filles étaient bien ennuyées et nous donc ! Et pourtant, pour moi, ce n’est peut-être pas un mal. Dieu sait dans quel état je serais revenue de cette matinée, ça ne fait rien je ne peux m’empêcher de la regretter, cette bonne occasion de se voir et de se parler.

 

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Lundi soir

 

J

e suis triste comme tout et je viens de m’examiner. Ce n’est pas parce qu’il n’y aura pas de matinée à la noce Salle, c’est parce que je ne verrai pas Mr Viotte. S’il n'avait pas y être, je crois que cela ne me ferait rien du tout. Ce qui prouve que j’y tiens déjà joliment. Enfin, je me suis déjà demandé ce que je ferais si quelqu'un d'autre me demandait en mariage. Est-ce que je refuserais à cause de lui et pourrais-je accepter quelqu'un d’autre si je l’aime vraiment ? Heureusement que cette situation ne se présentera pas, les filles pauvres ne comptent pas les épouseurs à la dizaine.

 

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Jeudi 3 heures

 

C

'est jeudi. Nous attendons la visite de Nelly Cordier, de Clémence Maire, des Launois, Mothré, etc. Il va falloir rire, causer. J’en ai tellement peu envie. Je suis fatiguée, lasse, énervée, je n’ai pas cessé de travailler et de remuer depuis ce matin. Renaudin est resté dîner avec nous. Il est assez amusant, a voyagé mais je ne sais pas, je n’étais pas en train du tout. Il a dû me juger un peu idiote car mes paroles ont été rares et bêtes et tout d’un coup, je ne sais pourquoi, j’ai pensé : "Mon Dieu, si c’était Mr Viotte qui était là comme mon fiancé comme ce serait différent et comme je parlerais et j’écouterais". Déjà hier ça m'avait fait le même effet avec Mr L'Abbé Ludwig. Il y a pas à dire, pour le moment c’est une idée fixe. Je rapporte tout à lui. J’espère que cela passera bientôt puisqu’il n'y a pas de solution.

 

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Vendredi 5 Juin 1896

 

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ncore un mariage à enregistrer et un mariage qui m’a fait énormément de plaisir, celui de Melle Chalot et de Mr Bauvais, un Lieutenant du 2éme bataillon de chasseurs, J'ai été ravie d’abord parce que la pauvre Melle Chalot avait grande envie de se marier depuis longtemps et puis cela prouve qu’on peut sans grande fortune soi-même épouser un officier qui n’a que sa solde. Il paraît que c'est au bal du cercle que le coup de foudre s’est produit. C’est là qu’ils ont fait connaissance et que Mr Bauvais a été séduit. Nous ne le connaissons pas du tout. Nous pensons avec Jeanne que ce doit être un officier que nous voyons quelquefois aux bosquets et que nous appelons irrévérencieusement "le nez tordu". Comme quoi la vieille garde disparaît.

 

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Dimanche 7 juin 1896

 

C

’est toujours un mauvais jour pour moi que le dimanche. Dans la semaine, je tache de beaucoup m’occuper et j’oublie l’obsédante pensée, mais le dimanche, n’ayant rien pour me distraire, les rêveries reprennent d'autant plus que je vois presque toujours Mr Viotte. Comme Louis était ici, je suis allée avec lui à la messe de 11H1/2. Je sentais qu’il était derrière moi. Quand l’évangile est arrivé, en retournant ma chaise je l’ai vu tout prés de moi, ses yeux fixés sur les miens. J’ai éprouvé une impression intense effrayante. J’ai rougi violemment et cela a duré comme cela jusqu’à la fin de la messe car je sentais qu’il me regardait et en sortant il marchait devant moi. Je le regardais et je l’ai trouvé superbe. Qu’il me plaît donc. Si jamais je l'épouse, je crois que j'en deviendrais folle de bonheur. Je le verrai encore mardi. Il viendra sûrement à la sacristie, mais après je crains que ce ne soit bien long. Oh, si maintenant il m’oubliait !

 

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Mardi 9 Juin 1896

 

L

a noce de Louise Salle est finie. Nous venons de revenir après nous être parfaitement amusées, mais c’est un mariage qui m’a causé beaucoup plus d’impressions que les autres. D’abord Louise était celle de toutes les mariées que nous aimions le mieux à beaucoup près. Quand je l’ai vue en mariée cela m'a causé un petit frisson. Elle était charmante et ce n’était pas les airs rayonnants qui leur manquaient à eux. Mr Collardier avait un air véritablement triomphant et Louise très heureuse. La journée s’est très bien passée. On est venu nous chercher vers 9H1/2, 10H-1/4. Personne n’était encore prêt mais bientôt tous les invités sont arrivés et j’ai été agréablement surprise en trouvant Mr Viotte que je ne croyais pas invité. J’avais pour valentin un très beau Capitaine d’infanterie de Marine, Mr Brouet. Il est assez gentil mais pas très causant. Il est vrai que cela m’était égal. Marguerite Salle avait eu l’attention de me placer vis à vis de Mr Viotte et j’ai beaucoup causé avec lui et avec Marg. Salle et Melle Roget qui est charmante. Après le lunch, on s’est précipité pour avoir des fleurs d’oranger. Louise m’a donné une fleur et trois boutons et tout d’un coup j’aperçois Mr Viotte qui, d'un air de triomphe, me montre ce qu’il avait : une fleur et trois boutons. Après on est allé au jardin et enfin on a dansé. Nous avons été ravies car cela finit bien la journée. Il n’y avait pas beaucoup de cavaliers puisqu’il n'y avait que le cortège mais on s’amusait bien tout de même. Il y avait un Capitaine d'infanterie de marine, Mr Anscher, qui est très amusant. Il fait des masses de compliments. Il trouve que je valse admirablement bien. Ce que c’est que d’être habitué aux négresses du Soudan, C’est avec lui que j’ai le plus dansé, après, c’est avec Mr Viotte. J’ai dansé avec lui la première et la dernière valse et puis une autre. A la dernière, il m’a rappelé que je lui avais promis le premier cotillon quel qu’il soit et puis il m’a dit tout à coup "Vous savez, c'est intentionnellement que Madame Collombier m’a donné le même nombre de fleurs d'oranger". Je m’en suis défendue, mais enfin cela m’a un peu troublée tout de même. Il s’est lamenté sur la longueur du temps pendant lequel on ne se reverra plus. Enfin, il est toujours le même. Je crois que je l’aime à la folie. Avec lui, je trouve tout charmant et sans lui tout ennuyeux. Maintenant, Louise Collombier est partie. Marguerite est comme une âme en peine et pleure toutes les larmes de son cœur. Nous, nous avons une amie de moins, car elle est perdue pour nous, c’est bien triste.

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10 juin 1896

 

J

e suis énervée et lasse comme tout. Je n’ose presque pas dire ce que j’éprouve. C’est trop bête car je trouve le temps trop long. Je l’ai vu hier et aujourd’hui je trouve déjà le temps long. Et dire que ce sera comme cela pendant trois mois, que dis-je, 5 mois. C’est trop long : s'il allait m’oublier. Je suis désolée de n’avoir pas pu lui dire une bonne fois à quel point il m’était sympathique. J’ai donné à Jeanne une grande preuve d’amour et de confiance. Je lui ai laissé lire mon journal et c’est très drôle. Maintenant elle est persuadée que j’épouserai un jour Mr Viotte et quand je la vois si confiante, cela me fait l’effet contraire, je me reprends à douter. Est-vrai ou ne l’est-ce pas ?

 

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Lundi 15 juin 1896

 

D

epuis cinq heures nous sommes en retraite aux Sts Anges, retraite prêchée par le Père Vergne. Il va falloir rentrer en moi-même, bien m’examiner et probablement supprimer mes rêveries, mes douces rêveries. Je vais tout examiner et j’aurai la conviction que mon rêve ne sera qu’un rêve, qu’une chimère et qu’il faut dès maintenant l’ôter de ma vie. Ce ne sera probablement pas sans souffrance, il fait déjà si partie de ma vie qu’il me fera un vide mais il vaux mieux souffrir maintenant que plus tard. Prévoyant les résolutions que je prendrai pendant la retraite, je me suis accordée dimanche le plaisir d'une bonne rêverie. Je rêvais que j’était riche à millions et j’en étais oh si heureuse car ce n’était que pour les apporter à Monsieur Viotte. J’éprouve déjà un découragement amer. Je vais lutter, souffrir, l’arracher de ma vie où il tient déjà une si grande place et cela pendant cinq mois et au bout de ce temps je le reverrai et je sens bien qu’alors qu’il m’ait oublié ou qu’il m’adore mon cœur volera de nouveau vers lui parce que je l’aime profondément, plus même que je ne le croie et pourtant je sais bien que jamais, qu’il le veuille ou non, je ne serai sa femme avec le consentement de ma famille. Que le cœur humain est donc effrayant.

 

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Vendredi 19 juin 1896

 

L

a retraite est finie et je veux dire ici aussi combien elle m’a été douce. Il me semble que je suis plus pieuse, que cette retraite a ranimé ma piété. J’ai dit sur mon carnet de retraite mes impressions, aussi je ne veux plus les recommencer ici. Le Père Vergne m'a énormément plu. J’ai été le trouver deux fois et j’en ai été ravie. Il m’a recommandé de beaucoup étudier l'évangile et de m’imposer des mortifications et des privations dès que je tomberais et que je pêcherais. Il est très bon, il s’intéresse à vous et puis vous devine tout de suite et pour moi il a surtout insisté sur la nécessité de gouverner mon imagination. Je le comprends très bien et j’ai pris la résolution de supprimer toutes ces rêveries qui m’excitent et de ne plus penser à Monsieur Viotte, que j'en souffre ou non.

 

Pendant la retraite, nous en avons pourtant parlé avec Marguerite Salle qui l’aime aussi beaucoup. Il est immédiatement après Mr Hellé Je lui ai laissé voir comme j’avais de la sympathie pour lui mais pourtant pas tout car elle l’aime aussi. J’éprouvais une singulière douceur à parler de lui avec quelqu'un qui le comprenne comme moi et je n’éprouvais pas de jalousie car je sais bien que lui m’aime mieux qu'elle.

 

Tout le monde était ému à la messe de clôture ce matin mais Mary Ambroise était dans un état qui faisait peine. Je me demande pourquoi car enfin, si elle a bien la vocation religieuse, ses parents finiront bien par lui permettre. Les Launois parlaient aussi d’entrer en religion. De la part de Thérèse c’est une pure folie mais cela a l’air plus sérieux pour Marthe qui y pense paraît-il depuis 3 ou 4 ans. Après cette fournée de mariages y aurait-il une fournée de religieuses ?

 

Je ne crois pas que je ne serai ni de l’une ni de l'autre. Personne ne voudra de moi pour se marier et le cloître n’a décidément pas d’attraits pour moi. Enfin, il n’arrivera que ce que Dieu voudra. Nous sommes dans sa main, il fait de nous tout ce qu’il lui plaît. Qu’Il veuille bien me rendre assez pieuse pour que la religion me devienne une consolation dans les épreuves que je pressens. Qu’Il me protège et me garde.

 

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Dimanche 21 Juin 1896

 

I

l n’y a encore que deux jours que je suis sortie de retraite et je suis déjà en l’air. Il a suffi pour cela d'une visite de Marguerite Salle qui avait eu la visite des chasseurs hier, d’être allée à des courses de bicyclettes aujourd'hui et je suis replongée dans les pensées mondaines. Hier, quand nous revenions de faire une course en ville, nous avons trouvé les Bichat qui sortaient de chez nous, Madame Bichat toute fière d’exhiber Albert qui a un mois de congé. Nous ne l’avons pas trouvé changé du tout et pourtant voilà deux ans que nous ne l’avons vu. C'est un homme maintenant. J’ai été aimable pour lui et pourtant tout au fond de moi il me déplaît. Quand je pense qu’autrefois je rêvais de lui.  Je me figurais que c’était lui qui serait mon mari. Je me rappelle que Jeanne Bichat nous avait confié qu’il m’aimait et j’en étais très fière et maintenant, je n’en voudrais pour rien au monde. D’abord, il n’est pas comme il faut, il vous tend la main, il a un vieux chapeau mais tout cela n’est rien. Il me choque, il n’a pas de convictions religieuses, il parle légèrement de choses qui me sont sacrées, il se raille un peu de tout et cela me révolte, je vois décidément qu’il me faut un mari qui ait les mêmes idées que moi, sans cela je serais malheureuse. Aujourd’hui Tante Claire et Tante Fanny nous ont emmené aux courses. C’était assommant mais comme j’y ai vu Monsieur Viotte qui est passé huit ou dix fois derrière ma chaise j’en ai gardé bon souvenir et puis j’avais le Général L’Hotte qui faisait l’aimable et les petits Gadel qui me faisaient rire. Cela m’a amusé mais j'en ai rapporté cette impression énervante qu’avant tout je veux éviter.

 

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Mardi 23 juin 1896

 

C

e que je suis énervée, lasse, à bout de forces. Je voudrais dormir ou rêver mais comme je me l’interdit c’est une lutte perpétuelle qui me brise moralement s’entend. Car je l’aime plus que jamais, je l’aime, je crois que je ne peux plus douter. Sans cesse, sans cesse je pense à lui et je donnerai quelque chose de précieux pour savoir à quoi il pense. Je lisais aujourd'hui un roman, un bon roman "Cruelle vengeance". Il y avait une description d’amour que je comprenais bien. Voilà seulement le moment où les romans sont dangereux car ils exaltent. Avant cet hiver, je pouvais lire les livres les plus passionnés sans que cela m’émeuve le moins du monde et maintenant cela me donne une tristesse profonde. Je vois des gens qui aiment comme j’aime et qui sont oh si heureux. Est-ce que je ne connaîtrai jamais cette vie à deux ? Est-ce que je ne serai jamais à lui, n’entendrais-je pas sa voix me dire des paroles d’amour, ses yeux me fixer avec tendresse et surtout ne sentirais-je ses lèvres se poser sur mon front ? Je crois que si cela arrivait je deviendrai folle de bonheur.

 

Mon Dieu, pardonnez-moi de me  perdre dans ces rêves, c’est vous qui avez mis l’amour sur la terre. Faites que ce ne soit pas pour mon malheur. Et en tout cas calmez ma tête folle et mon cœur surtout.

 

Tout à l'heure, en quittant Marguerite Salle qui parle toujours de Monsieur Viotte, Jeanne m’a donné un frisson de jalousie en me disant "Marguerite Salle a l'air de l’aimer aussi. Peut-être est-il près de toutes les jeunes filles comme il est près de toi et ne t’aime-t-il pas du tout."

 

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Mercredi

 

J

’ai été interrompue hier par une espèce de faiblesse. Je tournais, je suis devenue toute blanche et j’avais mal partout. Je n’ai eu que le temps de me jeter sur mon lit je suis restée absolument anéantie jusqu’à ce matin et je ne vais pas encore très bien. Je ne sais à propos de quoi j’avais été énervée toute la journée et bouleversée moralement et probablement que d’écrire des choses aussi exaltées et un certain verre de bière qui m’était resté sur l'estomac, cela m'a achevé et puis cette Jeanne qui me torture. Car enfin ce n'est pas vrai ce qu’elle a dit. Il m’aime et il n’aime que moi. On ne se trompe pas à ce point-là. Depuis l’hiver il cherche toujours à se rapprocher de moi, il me demande des cotillons, il m’a dit qu’il s’était ennuyé pendant les mois qu’il ne m’a pas vue, je vois encore son expression de triomphe au lunch Salle quand il m’indiquait une place en face de lui. C’était moi qu’il servait la première, c’est à ma santé qu’il a d’abord bu et quand je suis partie il se trouvait tout près de moi, il me ramassait mes fleurs et surtout il me regardait avec des yeux brûlants. Je frémissais en lui tendant la main et puis c’est un homme d’honneur. Il ne jouerait pas cette comédie indigne. Du reste, Marg. Salle n’a jamais pu dire une phrase de lui tandis qu’elle en a des masses de Mr Hellé.

 

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Jeudi 2 juillet 1896

 

I

l y a longtemps que je n’ai rien écrit mais comme je n’avais rien à dire je ne prenais pas le temps d’écrire. Aujourd’hui, j’ai un peu de temps et puis nous avons beaucoup causé avec les Launois et nous avons pris notre sujet favori : les mariages, l’amour, etc. Comme j’ai déjà beaucoup réfléchi à tout cela, j’ai émis des idées qui stupéfient Maman. J’ai parlé de l’amour qui fait passer sur tout et Maman m’a regardée comme une folle. Pourtant, il y avait un peu d'anxiété dans son regard. Non, je ne suis pas folle, je ne dis pas que je connais l’amour, mais je sais tout à fait ce que c’est et l'amour sûr, dans le mariage, doit être délicieux, idéal. Maintenant, je suis beaucoup plus calme, j’ai été occupée, je n’ai pas eu le temps de penser, les chasseurs partent demain pour dix jours. Aussi j’espère que je vais retrouver ma tranquillité. Ce matin, je l’ai rencontré. Cela m’a encore fait une impression étrange, heureuse et un peu triste parce qu'il m’avait regardée un peu distraitement. Il était en conférence avec Maurice Denis. Les jours derniers, nous avons beaucoup joué au tennis, tous les jours même. Nous avons eu les Bralley trois fois en cinq jours. Nous les trouvons charmants. Après un an de mariage, ils sont encore en adoration l’un devant l'autre. Ils font plaisir à voir, ont l’air parfaitement heureux. La seule ombre à leur tableau était une petite séparation de 10 jours pendant les feux de guerre que le bataillon va faire à Bois l’Evêque.

 

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Jeudi 16 juillet 1896

 

V

ictoire !!! Enfin, je me suis ressaisie. A force de combattre je suis arrivée à un résultat satisfaisant. De l’affolement, de l’exaltation des premiers jours, il ne me reste plus qu’une préférence et un sentiment un peu tendre. Certainement, je préfère de beaucoup Mr Viotte à tous mes autres danseurs. J’ai encore du plaisir à le voir, c’est toujours mon idéal comme mari mais je n’ai plus pour lui ce sentiment exclusif qui m’absorbait tant et me faisait vivre dans le rêve. J’ai repris ma gaieté et ma liberté d’esprit et je vais tâcher que cela continue le plus longtemps possible.

 

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Mercredi 22 juillet 1896

 

L

a victoire n’a pas été longue. Je suis replongée dans l’affolement le plus complet mais vraiment cette fois il y a de quoi. Je me doutais peu en écrivant l’autre jour de ce qui suivrait. Aujourd'hui nous avions les Majorelle, Nothré, Bonne-maman, Tante Claire, Tante Marie à dîner et puis voila que vers 2H1/2 Pépita arrive, accompagnée de ses deux enfants. Elle fait une assez longue visite puis voilà que, comme je la reconduisais, elle me dit qu’elle avait quelque chose à me dire de la part de Mr Viotte et alors elle m’a raconté que Mr Viotte partait pour Joinville les ponts, qu’il était désespoir et qu’il me faisait demander si je penserais quelquefois à lui pendant ce temps-là. Cela m’a mis dans un état impossible. Je ne savais plus ce que je faisais, mais j’ai refusé de rien lui faire dire et je riais nerveusement. Alors, elle m’a dit qu’il ne fallait pas rire, que si j’avais vu l’état dans lequel il était, que c’était effrayant et enfin elle m’a raconté que Mr Viotte était venu la trouver au mois de février et qu’il l’avait chargée de venir à la maison. Elle ne nous avait pas trouvées mais elle a vu Maman quelque temps après et alors elle lui a exposé toute la situation m’a-t-elle dit et Maman avait répondu que nous étions encore trop jeunes tous les deux, qu’on verrait plus tard, mais, comme il part, Mr Viotte a une frayeur atroce que je ne l’oublie, et il voulait que je sache qu’il m’a demandée. Il faut que je dise quelque chose à Maman, je ne peux plus vivre comme cela. Il faut que je sache si je pourrai l'épouser, oui ou non. Je crois que j’ai la fièvre, je ne sais plus comment je vis et il me semble que je flotte dans un nuage de bonheur. Est-ce que ce bonheur que je n’ai jamais cru possible se réaliserait ?

 

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Jeudi 23 juillet 5 heures du soir

 

J

e ne sais qu’écrire car je suis complètement brisée. C’est trop d’émotions, j’en suis malade, Depuis les fameuses confidences de Pépita je ne peux plus rien avaler, je n’ai presque rien soupé hier soir, je n’ai pas déjeuné du tout ce matin et à midi presque rien, c’est que je n’en peux plus. Je voudrais tant savoir si Papa et Maman consentiront à ce que je me marie avec Monsieur Viotte. Si je le savais, il me semble que je serais plus tranquille. J’ai dit à Maman qu’il m’avait fait dire qu’il partait pour Joinville mais qu’il reviendrait pour le premier cotillon et puis j’ai entamé son éloge, mais Maman n’a rien sorti, elle avait un air un peu étrange comme quelqu’un qui en sait plus qu’elle n’en dit mais voila tout. Je n’ai plus d'espoir qu'en Pépita. Je désire la voir de tout mon cœur. Par elle, j’espère savoir si cela pourra marcher. Je tâcherai de la voir à la noce Bauvais-Chalot. Je suis au désespoir de ne lui avoir rien dît pour Monsieur Viotte. Pourtant, c’était mieux comme cela, je l’ai bien compris sur le moment, mais maintenant je trouve cela si dur, le pauvre garçon qui attendait anxieusement ce que je lui répondrais et puis pas un mot. Pourvu que le premier cotillon ne soit pas trop tard car l’attente me semble si longue car je l’aime toujours plus. Je ne sais comment je ferais à présent pour accepter une séparation. Ah ! Mes pauvres parents peuvent s’attendre à une forte lutte car je ne sacrifierai pas le bonheur pour des bagatelles.

 

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Samedi 25 juillet 1896

 

M

arguerite Salle vient de me faire à ma demande le cadeau qui pouvait me faire le plus de plaisir pour le moment. Elle m’a donné la photographie de Mr Viotte qu’elle avait dans les fameuses photographies du menuet. J’en suis tellement ravie que je ne peux pas le dire. Quand je trouverai le temps trop long je le regarderai et j’aurai du bonheur. Et Maman qui ne se doute pas de ce qui se passe en moi, qui ne sait pas à quel point j’ai été bouleversée puisque cela m’a produit une révolution intime. Je regrette de tout mon cœur de ne pas pouvoir parler à cœur ouvert avec elle de tout cela mais c’est impossible, elle croit que j’ignore tout et je ne pourrai rien dire sans nommer Pépita que Maman blâmerait et puis qu’est-ce que cela produirait ? Je saurai si on le voudra oui ou non mais je trouve qu’il vaut mieux ne pas user ses forces avant le moment décisif où il renouvellera sa demande et où je serai forcément instruite de tout. Cela ne fait rien, cela me coûte d’avoir un secret comme cela pour Maman. Heureusement que j’ai Jeanne qui partage mes angoisses et mes joies. Pour le moment, je suis relativement tranquille. Je suis heureuse, cela me produit une sensation étrangement agréable de me dire que je suis aimée beaucoup, presque passionnément par un homme sérieux, qui m’a choisie entre toutes les jeunes filles jolies et riches qu’il a vues en même temps que moi, qui ne rêve que de m’avoir pour femme, pour compagne de toute son existence. Et c'est drôle, cela a été tout de suite, cette violente sympathie qui a éclaté entre nous dès la matinée Salle puisqu’il s'est précipité à la maison le jeudi suivant pour avoir mon cotillon. Je revois la matinée Cornebois, quand j’ai découvert tout d'un coup qu’il devait m’aimer. Je ne me doutais pas alors à quel point c’était fort puisque c’est au mois de février qu’il est allé trouver Pépita en lui demandant qui pourrait le présenter chez Mr Parmentier. C’est alors qu’elle s’est offerte et qu’elle est venue à la maison sans trouver personne du reste, mais ce que je ne comprends pas c'est qu’il me semble que Pépita a dit que c’est Maman qui a entamé la question en venant la voir et en lui disant : "Vous étiez venue pour me parler de Mr Viotte n’est-ce-pas ?" Moi qui croyait si bien que Maman ne se doutait de rien. Quand on pense qu’au mois de février il m’aimait déjà assez pour désirer que je sois sa femme et que cela n’a été qu’en augmentant, car j’avais trouvé bien plus de passion chez lui au bal Briquel et à la noce Salle. On comprend qu’il soit dans un tel état de partir pour six mois, car enfin six mois c’est long et comme je ne savais rien, j’aurais pu l’oublier, tandis que maintenant ! Et puis, en six mois, je pouvais être mariée. C’est pour cela qu’il m’a envoyée Pépita, pauvre garçon. Et moi qui n’ai rien voulu lui dire. Je me console en me disant que c’était mon devoir, mais c’est dur  tout de même. Je crois que Pépita en a plus deviné à mon air qu’à mes paroles et qu’elle lui aura redit ce qu’elle croyait. Je le désire de tout mon cœur. Peut-être, pendant que j’écris ces lignes, lui pense à moi.

 

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Samedi soir

 

O

n ne parle que de mariage pour le moment. Les Mothré, qui n’étaient venues chez Madame Majorelle que dans l’espoir de trouver un mari, sont sur le point de voir leurs désirs s’accomplir. Pour Thérèse, c’est a peu près arrangé. Quant à Henriette, Tante Claire a trouvé qu’elle ferait tout à l’affaire de Frédéric Lacombe, de Cirey, qui est je ne sais quoi dans les chemins de fer. Alors, on a tout arrangé, il doit venir demain voir Henriette chez Tante Claire mais le plus joli c’est qu’on arrange tout devant Henriette. On ne cherche pas à lui laisser des illusions. Moi, je trouve cela horrible, un mariage absolument de convenance comme cela, Quand je compare ce que serait le  nôtre si mes rêves s’accomplissaient, quelle différence, mon Dieu.

 

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Dimanche soir

 

T

out s’effondre, tout s’écroule, je ne vois plus que désespoirs et pleurs tout autour de moi. Je n’y comprends plus rien. Louis devait venir hier soir. Nous l’avons attendu à tous les trains en vain, et puis aujourd’hui, pendant que nous dînions chez Tante Claire vers une heure, nous voyons apparaître Louis. Il n’avait pas pu venir hier à cause de Mr  Viotte qui était venu passer la journée et même coucher chez lui. Cela m’a causé une grande émotion. J’ai cru qu’il avait voulu gagner Louis à sa cause, d’autant plus que Louis s’est penché vers moi et m’a dit "Tu viendras à la Ménagerie avec moi, n’est-ce pas ?". Tout le temps de la route, je m’imaginais qu’il allait me parler de lui, et puis rien. C’est moi qui, en revenant, ait abordé la question. Alors il m’a dit que Mr Viotte était venu faire un petit tour à Gérardmer en revenant de permission, qu’il allait partir pour Joinville pour 6 mois et qu’il ne reviendrait probablement pas, qu’il irait dans l'Infanterie de marine ou dans la Légion. Cela m'a fait un effet terrible, je ne sais comment je, ne suis pas tombée. Enfin, je n'y comprends plus rien. Il me rappelle par Pépita le premier cotillon, il me fait demander par elle si je penserai à lui pendant son absence, Pépita me raconte qu’il m’adore et j’éprouve une joie folle  pendant deux ou trois jours et puis j’apprends qu’il quitte Lunéville et probablement pour toujours, qu’il partira pour l’Afrique, que sais-je ? Je n’y comprends plus rien, à moins qu’il n’ait pas été satisfait de ma réponse et que, ajourné par Maman, pas encouragé par moi, il ne se décide à partir pour l’Afrique si je ne veux pas de lui. Mais je ne crois pas que Pépita ait dû le désespérer. Enfin, je n’y comprends plus rien. Je vis dans un cauchemar perpétuel, c’est horrible. Ma joie n’aura pas été de longue durée. Oh St Joseph protégez-moi, je vous en supplie de tout mon cœur.

 

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Lundi 27 Juillet 1896

 

C

’est étonnant comme on admet plus vite la joie que la tristesse. Hier j’étais triste mais foncièrement triste eh bien, aujourd'hui, c’est déjà presque fini. Hier, je ne voyais plus que de la désolation et de la tristesse autour de moi. Aujourd’hui c’est fini (pas tout à fait mais enfin). Je ne sais comment l’espérance s’est de nouveau glissée dans mon âme. Je ne puis croire que s’il m’aimait tant mercredi dernier, ce soit fini aujourd’hui. Et s’il m’aime, pourquoi partirait-il. Personne ne l’a désespéré. Il a dit à Louis qu’il partirait peut-être mais ce n’est pas r.  Je l’ai vu deux fois aujourd'hui, ce matin et tout à l’heure. Ca m’a fait une petite émotion, j'ai éprouvé une impression étrange que je ne peux absolument définir. J’aurais donné je ne sais pas quoi pour pouvoir lui parler, pour lui dire en face "Ne partez .pas, je  vous aime". Maman regardait quelle figure je faisais. Toute la journée, hier, Maman m’a regardée avec inquiétude mais sans me faire de questions car elle devinait pourquoi. Des yeux battus et des airs languissants ne viennent pas sans cause d’une minute à l’autre. Au fond, Maman doit avoir un petit remord car enfin, si elle avait accepté la demande, je n’aurais pas été plongée dans le désespoir hier.

 

Je prie avec ferveur tous les saints du paradis et en particulier St Joseph pour que tout finisse par s’arranger. Que ce doit être ­terrible de ne pas avoir de religion. Enfin hier, quand j’étais si désolée, c’était ma seule consolation de me dire que le bon Dieu pouvait tout et que si je le priais bien il m’accorderait ce que je lui demande. Que je plains les impies.

 

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Lundi soir.­

 

C

ette après-midi, je croyais que cela allait presque bien, mais ce soir je suis de nouveau triste comme tout. Je me rappelle que Mr Viotte avait écrit sur l'album de Louise Salle quelque chose d’assez joli. Il parlait de l’amour et il disait je ne sais plus comment que tous les soirs la douleur d’aimer grandit et monte. Ce qu’il disait en général ou pour lui je l’éprouve pour le moment. je suis triste, triste. Les Bralley sont venue jouer au tennis et ils sont un si bon petit ménage, ils s’aiment tant que cela me fait toujours envie et puis j’avais gardé je ne sais quelle espérance. Je m’était dit :il viendra peut-être faire ses adieux et mon espérance a été trompée et l’on souffre de toutes les déceptions. Je crois qu’il faut renoncer à mon fol espoir. Décidément, il ne doit plus m’aimer. C’est terrible, comme dirait Tante Marie, de s’être bercée pendant plusieurs jours de rêveries charmantes, de songes délicieux et de voir tout s’écrouler, de se retrouver seule avec un amour brisé, des espérances rompues, un cœur meurtri d’avoir tant perdu sans savoir pour quelle cause. Qui me rendra la foi dans l’amour ? J’ai presque envie de dire du mal de lui car enfin, pourquoi m’avoir fait remuer comme cela mercredi, si le samedi il était décidé à m’abandonner et à courir en Afrique ? Je suis furieuse mais tout au fond de moi-même j’entend une voix qui l’excuse car, et c’est le plus terrible, je l’aime encore toujours plus que jamais malgré la folie de cet acte et je crois que s’il venait maintenant me tendre la main il m’emmènerait sans résistance.

 

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Mardi matin

 

J

e ne peux pas dire à quel point je souffre aujourd’hui. C’est tout ce que je peux faire, de m’empêcher de sangloter. J’ai été obligée d’inventer un mal de tête fou pour expliquer ma figure décomposée. Du reste, ce n’est pas une invention complète car j’avais vraiment mal.  J’avais essayé de jouer du piano pour me distraire et machinalement je commençais à jouer la valse des ivresses et je me suis interrompue, les larmes aux yeux. La dernière fois que je l’avais jouée, c’était à la noce Salle. Je venais de quitter Mr Viotte et je la jouais pendant qu’i­l dansait avec M. Ambroise et chaque fois qu’il passait, il me regardait tendrement. Pourquoi tout cela est-il fini, pour quoi ne m’aime-t-il plus ? C’est désolant. Dimanche, dans mon désespoir il y avait de le colère. J’ai été sur le point de déchirer sa photographie, mon journal, de brûler les accessoires de cotillon qu’il m’avait donnés. Je ne l’ai pas fait pour ne pas anéantir mon premier amour. Maintenant, je suis noyée dans une insondable tristesse. L’avenir me parait sombre, le présent est tout noir. J’ai envie de dire comme Coppée :

 

La nuit devient noire, voici l'hiver

Et je ne vois plus d'étoiles filer.

 

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Mardi matin

 

C

’est absolument un besoin pour moi d’écrire mon journal. Là au moins je peux tout dire, mes joies et mes tristesses. A Jeanne, je pourrais tout dire mais je crains d’abord de l’ennuyer, c’est monotone à la longue, et puis surtout elle prend tout trop à cœur. A quoi bon attrister cette enfant de dix huit ans, à quoi bon lui montrer le néant de tout, à quoi bon lui enlever toutes ses illusions.

 

Je suis toujours aussi triste. Il  y a huit jours, je me demandais si je l’aimais vraiment d’amour. Aujourd'hui il n’y a plus à se le dissimuler. Je l’aime d’amour et avec passion. Il a suffi pour m’éclairer de me voir menacée de le perdre à jamais, Alors, j'ai compris au déchirement qui s'est produit en moi, au dégoût que j’éprouvais pour tout ce qui n’était pas lui que je l’aimais autant qu’il souhaitait l’être. Il y a deux mois, pourquoi ne lui ais-je rien fait dire par Pépita. Je m’en veux tellement. Je me dis que c’est moi qui ai causé mon malheur et je suis bien à plaindre.

 

J’attends jusqu’à samedi. Il faut absolument que je vois Pépita et que je sache tout par elle. Alors, il sera temps de prendre un parti, de me lamenter et de déchirer sa photographie. Oh, sa photographie. Quand je suis trop malheureuse je la regarde et cela me calme, il a une expression que je connais bien, qu’il prenait quand il me disait chez  Mme Cornebois "Mais non, mais non. soyez tranquille. L’homme, pas plus que la femme, n’oublie jamais." Alors, il me semble que c’est encore lui qui me dit cela et cela me procure un sentiment de paix.

 

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Mercredi 29 juillet 1896 8 heures matin

 

C

omme je serais heureuse si ne n’était ce maudit départ. Hier, je ne sais comment, on parlait mariage et nous en avons profité, Jeanne et moi, pour exposer toutes nos idées sur le mariage. On a discuté longtemps et j’ai acquis la conviction que, tout en n’étant pas ravis, Papa et Maman consentiraient à mon mariage. Pourquoi s’en va-t-il, lui ? Il n’y a que Pépita qui peut me sauver. Il y a huit jours j’étais si tranquille, j’étais une enfant et maintenant je sais ce que c’est que l’ amour. J’en ai connu les joies et les angoisses et je ressors de tous ces moments l’âme brisée et le cœur endolori. Il doit être parti maintenant pour Joinville. Je n’aurai plus la joie de le rencontrer mais ce ne serait rien si je ne craignais de le perdre à jamais.

 

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Jeudi 30 juillet 1896

 

J

e n’éprouve plus de désespoir. Je suis extrêmement absorbée toujours par lui mais il y a autant de bonheur que d’anxiété chez moi. Je ne peux pas croire qu’il ne m’aime plus. Hier, j’ai été assez distraite et par moments je me disais : après tout, je m’en moque. Qu’il arrive ce qu’il voudra. Mais ces moments-là n’ont que la durée de l’éclair. Hier nous dînions le soir. Tout était fermé, la lampe était allumée et je me disais : qu’il fait bon ici, comme on se sent bien en famille et immédiatement j’ai entrevu une autre salle à manger toute petite, une table devant laquelle nous nous trouvions seuls, Mr Viotte et moi et j’ai ressenti un frémissement de joie intense, une allégresse infinie. Que je serais donc heureuse.

 

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Vendredi 31 juillet

 

N

ous avons eu des tas de monde aujourd’hui, Eva Rolland, les Launois, M. Salle. Aussi ais-je été bien distraite de mes sombres pensées. J’étais même si calme que je me suis demandée si ce n’était pas fini, si je n’en avais pas pris mon parti quand, pendant le dîner, je ne sais à propos de quoi, Maman a prononcé le nom de Mr Viotte. J’ai ressenti une telle émotion, un tel frémissement rien que d’entendre parler de lui que j’ai pu voir à quel point il est loin de m’être indifférent. C'est demain que je tâcherai de voir Pépita.

 

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Dimanche 2 août 1896

 

L

e ciel m'a protégée, il m’a permis de voir Pépita. Elle est venue jouer au tennis et j’ai pu lui parler seule à seule et j’ai pu lui poser la question qui me torturait depuis huit jours, si oui on non il partirait pour l’Infanterie de marine après Joinville et pourquoi. Voila ce que Pépita m’a raconté. Elle m’a dit qu’il m’aimait comme un fou et qu’il se désespérait de voir que tous les autres se mariaient et que lui seul ne pouvait pas m’avoir, qu’il lui disait : Vous verrez. Moi, je n’arriverai pas à l’épouser, on ne voudra pas de moi., etc. et qu’il ne pouvait pas dans ces conditions rester à Lunéville, qu’il demanderait à partir pour l’Infanterie de marine. J’ai dit alors à Pépita que je ne voyais pas pourquoi il voulait partir, qu’il n’y avait pas de quoi se désespérer, qu’en tout cas je voulais savoir s’il partirait oui ou non parce que je ne veux pas penser à lui et me créer des illusions pour être encore plus malheureuse dans quelques mois. Que Mr Denis lui demande catégoriquement et au moins je serai fixée. Je souffre assez pour le moment pour désirer de m’épargner des souffrances encore plus cruelles et inutiles.

J'ai beaucoup pensé à lui aujourd'hui, Il a donné sa chienne à Louis qui va l’emmener aujourd'hui et je passe mon temps à  caresser sa chienne en pensant à lui. Je crois que s’il part cela  tuera mon amour car cela prouverait qu’il ne m'aimerait guère d’avoir si peu patience. J’ai avoué à Pépita que je l’aimais à la folie et que s’il me redemandait en mariage je n’hésiterais pas une minute avant de dire le oui solennel. Pépita a prétendu que Maman avait l'air de désirer plutôt que cela se fasse qu’elle avait seulement objecté que nous serions bien pauvres en commençant, mais tant pis, moi je l’aime et je ne serai heureuse qu’avec lui. Pourvu mon Dieu qu’il ne s'engage pas et ne s’enthousiasme pas pour l’Infanterie de marine avant le premier cotillon car je suie sûre de mon affaire. S’il m’a autant aimé que Pépita le dit, j’arriverai bien à lui prouver qu’il ne faut pas partir.

 

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Dimanche soir

 

P

épita est revenue jouer au tennis. Elle m’a dit que son mari avait écrit à Monsieur Viotte et qu’il lui avait dit carrément de rester et Monsieur Denis tâchera de me communiquer la réponse. C’est presque m’engager, mais je ne le regrette pas.

 

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Mardi 4 août midi

 

J

e suis encore une fois triste comme tout. Je ne sais pourquoi, je vis dans  l’attente, dans l’attente de sa réponse et cela me plonge dans une anxiété horrible. Je suis énervée comme tout. S’il ne m’aimait plus, si je devais cette fois renoncer à ma chimère sans garder d’espérance, ce serait affreux. Ma tristesse malgré mes efforts transpire même au dehors. Les Launois l’ont remarquée. Maman me parle comme à un enfant malade. C’est drôle, il me semble que je ne suis plus la même, il y a une transformation en moi : l’enfant est devenue femme, l’amour a développé mes passions, mes sentiments et je ne suis plus la  même. Je vais commencer à broder une taie d'oreiller. Comme je la ferais avec plaisir si je pouvais la marquer d'un V.P.

 

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Mardi 4 août 1896 soir

 

T

outes mes angoisses, mes  inquiétudes sont finies. Nous jouions au tennis tout à l'heure quand nous avons vu poindre Mr Denis. Jeanne m’a regardée. J’ai eu un battement de cœur d’abord, puis je me suis dit: non, c'est impossible qu’il ait déjà une réponse. Je me suis mise tout de même dans son camp. Nous avons fait un jeu complet. Il ne me disait rien et j’avais perdu tout espoir quand en cherchant une balle il s’est approché de moi et m’a dit : j’ai reçu une lettre de Viotte ce matin. Il me dit ce que vous désiriez, aussi  vous pouvez être rassurée. Je lui ai dit un merci du fond du cœur, puis j’ai rejoint les autres et je me suis mise à rire tant que je pouvais, le ciel me paraissait plus bleu et tout plus gai. Les Launois n’en revenaient  pas. Il faut dire qu’avant j’étais triste comme tout. J’ai tout mis sur le compte d’une chute de Thérèse qui m’a fait me pâmer. Qu’il faisait bon rire après les inquiétudes passées. Je me redis avec délices qu’il m’aime toujours et beaucoup si j’en juge par sa hâte de répondre. Mr Denis avait écrit Dimanche et j’ai sa réponse le mardi.

 

Pourvu que cela aille aussi bien jusqu'au bout. Mais je prierai tant pour cela que le ciel me l’accordera.

 

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Mercredi 5 août 1896

 

Q

ue le ciel  est beau, qu’il fait bon vivre. Je vis dans une allégresse intime qui est délicieuse. Je pense à lui. Je l’aime et je suis heureuse. J’éprouve un besoin d’expansion. je câline Papa, je fais l’enfant. Je ris, je suis gaie comme un pinson. Le seul ennui, c’est qu’il soit si loin. Oh, ce premier cotillon, comme je l’attends avec bonheur. Quand je vais le revoir !

 

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Samedi 8 août 1896

 

J

e n’ai plus rien écrit depuis mercredi parce que je ne saurais quoi écrire, je n'ai plus qu’une pensée, qu’une préoccupation : lui. Je vis presque avec lui, je l’associe à toutes mes pensées, à tous mes rêves, tout me fait penser à lui. Tantôt, je rêve à ce premier cotillon, à ce qu’il me dira, tantôt je me figure qu’il est mon mari, qu’i1 va venir tout à l'heure et puis je range notre maison, toutes nos affaires. Des chimères enfin, mais des chimères bien douces et qui me rendent très heureuse. L’autre jour, nous passions aux bosquets vers sept heures et ­immédiatement je me suis vue me rendant à son bras à la maison pour y dîner le soir et je sentais un frisson de bonheur me parcourir à cette idée. Et puis, quand je trouve le temps trop long, je regarde sa photographie et c'est drôle, sur sa photographie il est plutôt sérieux et bien, quand je le regarde je le vois me sourire, d’un sourire si doux, si attrayant. Que je laime, mon Dieu, comment ferais-je maintenant pour renoncer à lui. Je crois que si lui ne change pas, s’il ne m’oublie pas, nous finirons par nous marier. Je prépare les voies. Papa et Maman sont habitués à me voir épouser un homme pauvre. Il n’y a que Bonne-maman et Tante Claire qui pourraient faire des objections mais tant pis, ce n'est pas elles qui se marieront et moi je consens à tirer le diable par le queue comme on dit vulgairement pour être heureuse avec lui. Madame Bichat est venue hier, elle racontait des scandales de Nancy, des maris qui trompent leurs femmes, qui les battent, qui font des scènes. Moi, je crois que cela me tuerait, je ne peux pas supporter les scènes, cela me rend malade et je pensais avec joie que si je devenais Madame Viotte je n’aurais jamais de scènes. Il est sûrement très doux. Il me disait qu'il s’exerçai-t à avoir énormément d’empire sur lui-même et qu’il ne malmenait jamais ses hommes, Quand il est fâché, il leur dit comme injure : espèce de pompier.

 

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Mardi 11 aout 1896

 

J

e n’écris plus souvent parce que j’écrirais toujours la même chose et que cela serait monotone. On peut penser toujours à la même chose mais l’écrire c’est différent : que je l’aime de toute mon âme, voilà la vérité. Il me possède toute entière, complètement. Je ne sais ce que je deviendrais s’il me fallait renoncer à lui maintenant, mais j’espère que cela n’arrivera pas car je prie beaucoup et le ciel m’a toujours protégée jusqu’à présent. Cela a été extraordinaire comme tout s’arrangeait : Pépita ne pouvait pas me parler devant témoins, justement c'est moi qui la reconduit. Au milieu d’une série de pluies, il fait beau le jour de la noce Bauvais et elle peut venir jouer au tennis et causer seule avec moi et enfin la réponse de Monsieur Viotte arrive extraordinairement vite et Mr Denis peut me la communiquer tout de suite. Et il n’y a pas à dire, au commencement je priais avec ferveur en demandant qu’il m'aime ou bien que si nous ne devions pas nous marier ensemble que moi je ne l’aime plus du tout. Et je n’ai pas cessé de l’aimer et tout a l’air de s’arranger. Par exemple, je trouve le temps terriblement long. Je voudrais déjà être au mois d’octobre. Quand je pense qu’il n'y a même pas 10 jours qu'il est parti, cela me parait une éternité. Germaine Kesseler disait hier que Mme Voirand donnerait probablement une soirée au mois d'octobre. Si c’était seulement vrai. Oh ce cotillon, quand j’y pense il me passe des frissons de bonheur. Le revoir, c’est une allégresse profonde. Cette nuit j’ai été bien heureuse, j’ai rêvé de lui tout le temps.

 

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Mercredi 12 août 1896

 

I

l y a une douche glacée sur ma joie. Hier, les Bichat sont venus et je ne sais pourquoi Me Bichat a parlé mariage. On m’a plaisanté sur l’homme pauvre que je veux épouser et j’ai saisi bien vite l’occasion en disant : "Je ne tiens pas à épouser un homme pauvre, mais si quelqu'un sans fortune me plaisait énormément, je l’épouserais sans hésitation". Et en disant cela je pensais à lui. Alors Madame Bichat a dit que peut-être je ne le saurais pas. Comme je savais que cela était vrai, que les parents renvoyaient sans consulter leurs enfants, nous avons exprimé fortement notre indignation, Jeanne et moi, qui était très réelle. Maman était gênée, cela se voyait bien mais elle a dit une phrase qui m’a fait ma1 : Quand ce sont des choses qui ne peuvent pas avoir lieu, à quoi bon en parier ! Ensuite (quand lez Bichat ont été partis), nous avons reparlé de tout cela et Maman a dit carrément que nous, nous ne pouvions pas épouser des officiers sans fortune. Cela m’a glacée. Est-ce que vraiment on me forcera à renoncer à lui. J’espère que non car je ne le pourrais pas. Je l’aime tant que je ne pourrais me passer de lui. Je ne sais ce que je donnerais pour être au premier cotillon. Ce jour-là, je le sens bien, je m’enivrerai de sa vue et je prendrai près de lui une force pour lutter qui me fera emporter, je veux le croire, le consentement de Papa et de Maman.

 

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Samedi 15 août 1896

 

J

e ne suis pas bien aujourd’hui. J’ai une impression de malaise que j’éprouve presque tous les dimanches, je ne sais pourquoi. J’avais pensé, c’est une idée folle et romanesque, comme que n’ayant rien à faire le dimanche il pense constamment à moi et que la pensée appelant la pensée je suis attirée par lui. Si Papa n’avait pas eu mal au pied nous serions à Maizières aujourd'hui. Du reste, ce n’est que partie remise, nous irons demain ou lundi. Cela me fait une impression pénible de m’en aller. D’abord, ce ne sera pas un séjour gai que nous ferons là­ bas et puis je ne sais pas, il me semble que c’est m’arracher à quelque chose. Bien qu’il ne soit plus ici, c’est un lieu il a vécu, où sa pensée vient me retrouver, je peux encore parler de lui sans que personne devine ce qu’il est pour moi. Hier, on parlait de soirées et de cotillons et je disais que le premier ne me préoccupait pas. Alors Jeanne a dit : "Je pense bien, tu peux compter sur M Viotte ; il reviendrait plutôt sur sa tête." Maman m'a regardée et a dit : "Lui ou un autre, cela ne fait rien." Je n’ai rien dit, mais un frémissement m’a parcourue. "Lui ou un autre, c’est la même chose". Oh non par exemple.

 

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Samedi 17 août 1896

 

N

ous allons partir pour Maizières sans enthousiasme et d’autant moins que je n’emporte pas mon journal, le confident de mes rêves et de mes folies, auquel je confie le trop plein de mon cœur. Je le laisse. Il me serait trop difficile de le cacher et Maman pourrait bien le lire. Je suis sûre que je trouverai très dur de ne pas pouvoir écrire. Enfin, dans quinze jours je serai de retour et bien contente de voir 15 jours passés. Cette nuit, je ne sais pas ce que je rêvais et ce qu’on me disait, enfin je faisais des calculs et je disais : "Non décidément je ne peux pas l’épouser, nous ne pourrions jamais vivre. C'est le raisonnement que font Papa et Maman. Ils alignent des chiffres et disent: non décidément, ils ne peuvent pas." Mais que me font à moi tous les raisonnements de la terre. Je sais que je l’aime de tout mon cœur, que je ne peux pas vivre sans lui. Tant pis si je n'ai pas beaucoup d’argent, si je suis obligée de m’imposer des privations si un jour je l’ai tout à moi, si nous ne vivons plus que l'un pour l'autre.

 

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Dimanche 30 août 1896

 

N

ous voici de retour. Je suis bien heureuse de voir 15 jours passés et pourtant je me dis que c’est peut-être encore mes jours les plus heureux, Qui sait ce qui arrivera. Peut-être m’aura-t-il oublié, ne pourra-t-il pas venir pour le premier cotillon, peut-être n’y aura-t-il pas de soirées, il peut se passer tant de choses et puis même si je le voyais, si je dansais un cotillon avec lui, ce serait un jour de bonheur qui ne ferait que me rendre plus affreux son éloignement et puis si Papa et Maman ne veulent pas, que d’ennuis, que de luttes, que de larmes, que de chagrin. Je suis triste mais j’ai encore de l'espoir. Je crois qu'il m’aimera toujours et je me berce de l’espoir que mes parents consentiront. Ils se disent : ils n’auraient pas assez d’argent, il vaut mieux y renoncer. Mais ils comptent sans moi, sans moi qui l’aime et que feront-ils quand je viendrai leur dire : "En voulant faire mon bonheur, c’est mon malheur que vous préparez car je l’aime à la folie".

 

Maizières a été bien triste. C'est un vide si affreux auquel je ne peux pas m’accoutumer et qui aurait été encore bien plus triste si n’avais pas ma pensée absorbante.

 

J'ai beaucoup lu de romans la bas, de bons romans, mis cela fait du mal.  Ah ! c'est l’âge où les romans devraient être mis de côté ; petite, jusqu'à dix-sept, dix-huit ans même, cela ne fait rien, mais après, toutes ces descriptions d’amour vous les comprenez. Elles remuent en vous les fibres les plus secrètes, vous sentez plus vivement les peines et les joies de vos héros. A seize ans, on peut vous dire et le croire que l’amour est faux, que les romans sont des choses d’imagination mais quand on aime, on voit que tout est possible. Est-ce que mon roman à moi ne vaut pas celui de tous ces livres que je lis. Ah, si seulement il avait leur dénouement heureux !

 

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Samedi 12 septembre 1896

 

L

e temps se passe. C'est de retour de Cirey que j’écris aujourd’hui, très heureuse d’être rentrée dans mes pénates. Nous avons fait un séjour peu agréable, la pluie tout le temps. J’ai vécu là comme je vis depuis 6 semaines, en pensant à lui et en passant par des alternatives de craintes et d’espoir. Un rien me plonge dans le désespoir. J’ai été pendant deux jours triste comme tout parce que Tante Mina m’a parlé de lui. Nous parlions de danseurs et de mariages, alors elle m’a dit : il y a un Lieutenant de chasseurs qui quitte Lunéville. N'est-ce pas Mr Viotte ? Moi, j’ai répondu d’une voix calme, bien que mes mains tremblotaient : "Oui, il est parti pour 6 mois à Joinville". Mais on m’a dit, a poursuivi Tante mina, qu’il partait pour toujours. Je n’ai rien répondu et puis, une minute après elle a fait un grand discours, comme quoi les jeunes filles sans grande fortune ne pouvaient pas épouser des jeunes gens qui n’en ont pas et surtout des militaires. Cela m’a fait un mal affreux, cela m’a prouvé que la famille entière avait été informée, que la question avait été débattue et que tout le monde était unanime pour trouver que c'était un mariage impossible.

 

J’ai souffert énormément et puis l’espoir est revenu. Je prie tant que je ne peux pas croire que mes prières ne seront pas exaucées et puis je pourrais citer un exemple dans les Bauvais qui sont tous les deux sans fortune et qui vivent bien pourtant. En tout cas, ce ne sera pas sans réflexions que je m’engagerai. Depuis le temps que j’y pense, j’ai eu le temps de voir tous les ennuis que je pourrais avoir, 1es privations qu’il me faudra supporter, toutes les choses agréables qu’i­l me faudra supprimer, mais qu’est tout cela à côté de la privation de le voir. Ah certes, une chaumière et un cœur, c’est tout ce que j’ambitionne et je désire. C’est une folie, dira-t-on, mais que m’importe. J’ai un tel besoin d’affection, j’ai besoin d’avoir quelqu’un qui m’aimera passionnément et je ferais tout pour cela.

 

 

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Dimanche 27 septembre 1896

 

C

’est après un séjour de 15 ,jours à la (illisible) que j’écris. J’ai mené là bas une vie calme et paisible, sans agitations, sans grandes distractions. Je pensais bien tous les jours à lui mais c’était plus tranquillement et je me suis demandée si je ne m’étais pas abusée sur mes sentiments, si vraiment je souffrirais tant, tant que cela s'il me fallait renoncer à lui. Je sentais que ce serait toujours une peine, mais serait-ce du désespoir ? Et puis voilà que l'autre jour j’ai aperçu Pépita et j’ai compris au bouleversement de mon âme, au désir fou qui m’a pris d’entendre parler de lui qu’il y a toujours la même passion en moi et pourtant que j’aurai de mal mon Dieu à l’épouser.

 

A la (illisible), j'ai un peu exposé mes idées à Tante Claire et j’ai vu qu’elle serait tout à fait opposée à un mariage sans fortune. Elle, elle a refusé pour elle des jeunes gens sans fortune. Ainsi pour moi ce sera la même chose. Par exemple j’ai éprouvé une grande joie. Maman me soutenait dans mes idées, Maman était de mon avis et trouvait qu'il ne fallait pas se montrer trop difficile sous le rapport de l'argent pourvu qu’on puisse vivre. J’ai attribué cette conversion à St Joseph et j’ai redoublé de zèle. Et puis, j’ai vu là bas que je pouvais très bien me passer de bonne. C’est moi qui faisais la cuisine là bas et je n’ai pas trouvé cela désagréable du tout. Certainement, il y aura des moments pénibles mais pourvu que je lise toujours une tendresse ardente dans ses yeux, que me fera le reste. J’oublierai près de lui mes fatigues et mes ennuis.

 

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Vendredi 2 octobre midi

 

J

e suis extrêmement heureuse depuis hier. Je me suis acheté une montre ravissante. J’en avais envie depuis longtemps et puis à la (illisible) j'ai tellement désiré en avoir une que j’ai pris la résolution de m’en acheter une dès mon retour à Lunéville. Tante Claire  me conseillait d’attendre pour que mon mari me la donne mais pour moi ce raisonnement n’avait aucune valeur car de deux choses l’une : ou j’aurai le mari que je désire ou bien je ne me marierai peut-être pas. Eh bien, si j’épouse Mr Viotte de dépenser son argent pour m’acheter une montre quand nous en aurons si peu` une fois mariés et si je ne dois pas l’épouser à quoi bon attendre. Aussi, j’ai revendu la montre que m’avait donné Bonne-maman et celle de l’Oncle Prosper pour 75 Frs et j’ai acheté la mienne pour 110 Frs et une chaîne 12 Frs. Cela me fait 50 Frs de moins mais je ne les regrette pas. Je suis absolument en admiration devant ma petite montre et quand j’aurai un joli chiffre derrière, elle sera idéale. Si seulement c’était M.V.

 

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Lundi 5 octobre 1896

 

D

écidément mon journal va devenir palpitant. C’est un vrai roman dont le dénouement approche. Hier, nous sommes allées comme d’habitude goûter chez Tante Marie quand arrive Mr Schott accompagné d’un jeune homme qu’il présente à Tante Marie sous le non de Mr Valette et Tante Marie dit tout de suite â Papa : "Mr Schott t’a cherché toute la matinée. Si tu veux aller à côté pour causer avec lui de cette affaire." Tout de suite, Papa et Mr Schott se lèvent et partent au jardin laissant ce malheureux tout seul en face de dix personnes. J’ai tout de suite pensé que c'était une entrevue et que ce ne pouvait être que pour moi. Cela m’a donné tout de suite chaud et je l’ai bien examiné. Il est plutôt petit, blond, le devant un peu dégarni, des yeux un peu drôles, un ensemble plutôt laid ; assez mal habillé, des façons pas distinguées mais pas très mal non plus. Un détail : il était assis avec les pieds en dedans. En partant, ce pauvre garçon, ( qui rêvait d’Angleterre) , a tendu la main à tout le monde. Alors, un fou rire m’a pris, un tel fou rire que je ne pouvais plus arrêter. Tout de suite en sortant Jeanne m’a dit "c'est un mari". De retour à la maison nous avons dit à Maman : C’est un prétendant n’est-ce pas ? Alors Maman nous a dit que oui et nous a tout expliqué. Ce sont les Schott qui ont eu l’idée et qui ont tout arrangé. Il s’appelle Albert Valette, il a 31 ans, il est inspecteur des chemins de fer avec 7 à 8 mille francs d’appointements. Il est très intelligent. Il a été reçu à Polytechnique et c’est à cause de ses yeux qu’il n'a pas pu y rester mais c'est un garçon d’avenir et de mérites. Je croyais qu’une entrevue m’amuserait mais j’ai vu que pas du tout. Je me suis mise tout de suite à pleurer comme une madeleine mais c’était un peu en pensant à Mr Viotte et j’ai pris la résolution de tout dire à Maman et de savoir enfin si je peux garder un espoir.

 

Alors ce matin, j’étais seule avec Maman. Elle m’a demandé si décidément Mr Valette me plaisait oui ou non. J’ai dit que non et puis j’ai pris mon grand courage à deux mains et j’ai avoué que c’était surtout parce que je connaissais Mr Viotte. J’ai tout dit à Maman, que je l’aimais et voulais l’épouser sans craindre la misère. Maman a pleuré, je pleurais aussi du reste. Elle s’est lamentée d’avoir une fille si folle, si passionnée. Elle m’a dit que je voulais donc la misère, que c’était impossible, mais Maman ne m’a pas dit carrément : C’est une chose qui ne se peut pas et ne se fera pas. Et c’est là-dessus que je fonde mon espoir, mais du reste je le redemanderai carrément car je veux savoir. Je me dis tout de même que c’est bien heureux qu’il n’ait pas été séduisant car s’il l’avait été qu’est-ce que j’aurais fait ? J’avais autant, même plus de chance de bonheur, alors à quoi bon le sacrifier pour des rêves. J’aurais pu être peut-être aussi heureuse en étant Marguerite Valette que je désire l’être. Comme cela, il n’y a pas d’indécision. C’est beaucoup mieux. C’est malheureux pour ce pauvre garçon à qui cette présentation devait être désagréable. Il avait les oreilles toutes rouges. Mais vraiment jamais je n’aurais pu m’en aller si loin à Paris avec un monsieur qui ne m’est pas vraiment sympathique. S’il avait été à Lunéville, ç’aurait été un peu différent. Enfin, le sort en est jeté. Je suis gaie, Maman pas, par exemple. Je ne sais pourquoi, elle a envie de pleurer tout le temps. Ce n’est pas si triste si c’est parce que j’ai envie de devenir Mme Viotte. Pourtant, elle devait s'en douter.

 

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Mardi 6 octobre 1896

 

J

e tremble, j’ai peur, je suis lâche, je n'ose pas demander moi-même une réponse catégorique pour Mr Viotte. J’ai chargé Jeanne de le faire à ma place. Je crains tellement une mauvaise réponse. Que deviendrais-je s’il  me fallait renoncer à ce rêve chimérique qui est ma vie depuis deux mois. D’un autre côté, il est sûr que ce serait un mariage peu raisonnable et je comprends que Papa et Maman qui jugent les choses de sang-froid et ne sont pas entraînés par la passion ne veulent pas consentir et pourtant j’ai encore de l’espoir. Toutes mes prières ne seront pas sans résultat, j’en ai la conviction. J’ai encore eu une lutte à subir hier soir. Maman n’admet pas que je refuse comme cela sans connaître et elle me dit tout ce qui pourrait me tenter mais...

 

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Mercredi 7 octobre 1896

 

I

l n’y a encore rien de décidé et j’en suis bien contente car je crains tellement un refus que je préfère encore vivre dans l’illusion. Oh, renoncer à lui pour toujours ce serait trop dur, je ne peux pas et pourtant c’est presque sûr que Papa et Maman ne voudront pas. A chaque instant les yeux de Maman se remplissent de larmes et comme dit Jeanne c’est mauvais signe. Car pourquoi Maman pleurerait-elle si ce n’était le chagrin qu’elle doit me causer. Je n’ai d’espoir qu’en mes prières et en Saint Joseph. J’ai vu Pépita mais le n’ai rien osé lui dire. Je le regrette car si Papa et Maman ne veulent pas de lui il faudra bien que je le dise à Pépita afin qu’il ne revienne plus. Je ne pourrais pas le revoir tout en le désirant passionnément.

 

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Vendredi 9 octobre 1896

 

D

epuis deux jours il fait beau comme tout et je suis dans la joie d’être encore libre de penser à lui. Il n’y a rien de décidé et j’aime bien mieux cela car je crains bien qu’une décision soit mauvaise. Jeanne a interrogé Maman. Elle lui a dit "Mais enfin, si Mr Viotte demandait Marguerite, tout de même". Alors Maman a répondu "Ton père ne voudrait pas". Jeanne croyait que cela allait me décourager mais pas du tout, tellement l’espoir est tenace chez moi. Cela m’a prouvé que Maman ne mettrait pas d’obstacles. Et bien, Papa fait quelquefois ce que je veux et dans une question comme celle-là on pourrait bien me demander mon avis, qui sera oui, n’est-ce pas Marguerite ? Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’on mette un obstacle à ce fameux cotillon.

 

J’ai revu Louise Collombier. Elle est venue nous voir hier et elle s’est trouvée en même temps que L. Heurlin et E. Lalitte. Trois jeunes mariées, c’était si drôle. Et toutes trois très heureuses. C’est Louise Collombier qui a l’air le plus éprise de son mari. Elle aime son mari comme j’aimerai le mien et je veux que mon mari m’aime encore plus que Mr Collombier aime sa femme.

 

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Dimanche 25 octobre 1896

 

V

oila 15 jours que je n’ai point écrit et pourtant il s’est passé bien des choses. J’ai eu des moments bien tristes et d’autres joliment heureux que je vais raconter aujourd’hui.

 

Depuis quelques jours, Maman me faisait pressentir que je rêvais à des choses impossibles mais je ne voulais rien comprendre. Je cherchais toujours à me faire illusion. Enfin, dans l’après-midi du samedi 10 Maman m’a dit "Je t’assure qu’il ne faut plus penser à Mr Viotte. C’est une chose impossible  et cela ne se fera pas, ton père ne veut pas". Première désolation, Et puis le soir, Louis arrive et après le dîner il me fait raconter l’entrevue avec Mr Valette, ce que j’en pense, etc. Quand j’ai eu fini, Maman m’a dit de lui dire pourquoi je refusais Mr Valette. Je me suis un peu débattue et puis Jeanne a tout expliqué. Alors Louis qui était au courant naturellement, m’a dit aussi que je n’y pense plus, que c’était vrai que Mr Viotte m’avait demandée en mariage mais que Papa l’avait catégoriquement refusé et qu’il ne reviendrait pas sur ce refus, que du reste il avait raison, je voulais une folie et qu’on faisait bien de m’en empêcher, etc. etc. Quelle soirée mon Dieu. Comment dire le désespoir qui m’envahissait, je sanglotais sans pouvoir rien dire, j’étais anéantie. Maman était désolée de me voir dans cet état, elle tâchait de me calmer mais elle ne pouvait rien. L’idée de l’avoir perdu pour moi me désolait tellement que je n’en pouvais plus. Et quelle nuit la dessus. Le lendemain, j’ai causé sérieusement avec Louis. Je lui dis que je renonçais à ma chimère puisqu’il le fallait mais que je n’étais pas convaincue et toujours désolée. Il m’a assuré que c’était pourtant mieux comme cela et m’a raconté que lui aussi avait eu une histoire comme cela, qu’il avait follement aimé une jeune femme de Gérardmer, Melle Yvonne de Guerse dont le père est Colonel à Sedan. Il s’étaient fait de mutuels aveux et puis ils ont compris qu’il fallait renoncer à leur folie et ils l’ont fait le cœur déchiré. Moi, je n’ai pas compris pourquoi. Louis était bien jeune, c’est vrai, sans fortune. Mais Melle de Guerse en avait et s’ils s’étaient tant aimé ils seraient passés outre.

 

Enfin, pour en revenir à moi, j’ai passé trois jours atroces et puis voilà que le mercredi Maman suggère de tout remettre entre les mains du bon Dieu qui peut tout arranger.

 

Je me suis demandé pourquoi Maman me disait cela et un rayon d’espoir s’était glissé dans mon abattement. Mais je n’osais pas trop y croire quand voila que le samedi Papa commence par m’annoncer d'un air lugubre qu’il avait été chez Mr Shott remercier Mr Valette qui était décidément un parti superbe puis il a ajouté : "Quant à Mr Viotte, il a fait demander s'il pouvait espérer pour le jour où il serait reçu à l'Ecole de guerre, si je n'étais pas mariée à ce moment là". Et Papa, Papa qui ne voulait pas, du jour au lendemain a accepté. Je ne peux pas dire quelle joie j’ai éprouvé. J'ai vu un instant tout tourner devant moi, mon cœur a bondi. Maman alors m’a tout raconté. Il m’avait fait demander en mariage par Mme Mangin au mois de mars. Papa avait refusé catégoriquement. Au mois d’août, il avait écrit à Louis pour demander de nouveau si on ne le voulait pas. Papa avait toujours dit non et enfin, l’autre jour, il a écrit de nouveau à Louis pour lui dire qu'il avait un permutant pour l’Infanterie de marine, mais qu’avant d’écrire au Ministre de la guerre il voulait tenter une dernière chance, il proposait de se présenter à l'École de guerre et demandait si le jour où il serait reçu il pourrait espérer quelque chose si je n’étais pas mariée. Et Papa, touché enfin de tant de désintéressement, attendri par mes airs défaits et les supplications de Maman et, je suppose, un peu éclairé par Saint Joseph a répondu que le jour où il serait reçu il pourrait renouveler sa demande et que ce jour-là je déciderai seule. Mais que jusque là il ne devait pas se considérer comme fiancé et que je gardais toute ma liberté. Je dois voir sa réponse ce soir. Maman a demandé des renseignements à Mr le curé. Toute la famille est furieuse. On se demande si je veux être tout à fait dans la misère et puis il doit être d’une famille ordinaire et l’orgueil de la famille en souffre. Mais à moi, qu’est-ce que cela me fait ? Je l’aime, lui est mon égal comme éducation et comme position. Alors, qu’est-ce que le reste peut me faire.

 

Voilà sa lettre que Louis vient de me donner et je la copie vite parce qu’elle le peint tout à fait et que j’aurai un plaisir intense à la relire :

 

Mon cher Parmentier,

 

Je veux vous parler à cœur ouvert. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Ma réponse est la suivante : "Voila un an que j’éprouve pour votre sœur les mêmes sentiments, ils n’ont pas changé et ne changeront pas. Et je vous l’avouerai franchement : si votre lettre ne m’avait pas montré l’avenir sous un jour meilleur, je serais parti et ne serais pas revenu. Or je comprends fort bien que tout ceci est de l'égoïsme de ma part et je ne dois pas seulement envisager ce que je regarde comme mon bonheur. Votre père peut donc être assuré qu’à mon retour à Lunéville, rien dans ma conduite ne pourra laisser croire que je me regarde comme un prétendant favorisé. De plus, ne me supposant aucun droit, je n’ai nullement à aller contre ce désir de vos parents de rechercher un parti qui ne saurait qu’être meilleur que le mien. Je n’ai qu’à me contenter de cet espoir entrevu. J’attendrai patiemment en faisant tout pour rapprocher la date fixée ; et si ce ,jour-là la fortune m’est contraire, je saurai vous éviter tout ennui en quittant définitivement Lunéville.

 

Que tout ceci reste entre nous. Encore une fois ne m’en voulez pas trop et croyez à mon amitié.

C. Viotte

 

Voilà maintenant les renseignements du curé.

 

Mr l’Archiprêtre,

 

J’ai toujours porté beaucoup d’intérêt au Lieutenant Viotte. C’est un enfant à qui j’ai fait la première communion, que j’ai encouragé au début de ses études et que j’ai été heureux de voir réussir. Car c’est lui qui s’est créé sa modeste situation par son travail et sa bonne conduite. Chaque fois qu’il vient en congé, il ne manque pas de me rendre visite et assiste régulièrement aux offices de la paroisse. Je ne peux vous donner sur le jeune homme que les renseignements les plus honorables et les plus avantageux. Quant à la famille, ce sont des ouvriers. Le père, décédé il y a quelques 8 ou 10 ans, était horloger. La mère continue à travailler du même métier. Il y a une sœur qui est couturière et un plus jeune fils qui fréquente encore l’école. Comme vous voyez, la situation est modeste mais ce sont des gens dont la réputation est bien intacte. Le père de Mr Camille Viotte est mort à la suite de l’influenza, si j'ai bonne mémoire. En tous cas, la santé est bonne dans la famille car le Grand-père vit encore âgé de près de 90 ans et la Grand-mère, que je crois encore vivante, n’est guère moins vieille. Ce sont des cultivateurs qui habitent la campagne. Je fais des vœux pour que les projets de mariage du jeune Lieutenant aboutissent. S’il n’apporte pas de fortune dans le mariage, il y apportera du moins le capital de son intelligence et de sa bonne conduite.

 

Curé de Montbéliard

 

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27 octobre 1896

 

I

l est dit décidément que je ne pourrai jamais être heureuse. Après avoir vu tout si près de s’arranger, après avoir vu le bonheur à portée de ma main, je suis replongée dans l'incertitude et la crainte de l’irréparable.

 

Dimanche, la lettre du curé de Montbéliard avait commencé par me porter un petit coup. Sur le moment j’en avais bien pris mon parti, mais en y réfléchissant pendant la nuit la perspective d’avoir une Belle-mère ouvrière, allant à la journée pour gagner peu d’argent et une Belle-sœur couturière ne m’enchantait plus du tout. Je me représentais ma visite de noces dans cet intérieur misérable, obligée d’être aimable, affectueuse même pour lui être agréable, la fureur de ma famille à la noce en voyant la sienne et tout cela m’ennuyait bien, sans hésitation pourtant, car qu’étaient ces piqûres d’épingles près du bonheur de l’avoir à moi pour toujours. Puis, Maman m’a fait un petit sermon "que si je passais sur tout cela vraiment j’étais folle, que ce serait me déclasser, ce que tout la ville dirait, les cris que Bonne-maman, Tante Marie, Tante Claire allaient jeter, etc."

 

J’étais navrée, je sentais bien que tout cela était vrai mais la force de renoncer à lui me manquait. Jeanne et moi nous sommes allées dîner chez Tante Marie, hier lundi. Je n’étais pas en train. Maman devait venir nous prendre et elle a été avant communiquer la lettre de Montbéliard à Bonne-maman. Elle ne les a pas trouvées furieuses comme elle s’y attendait, mais désolées. Elles seraient encore passées sur la famille, mais elles ne peuvent se faire à l'idée de me voir dans la misère, manquer de tout, acculée par toutes les nécessités. Toutes leurs raisons, qui sont bonnes du reste, ont naturellement bien ébranlé Maman. Elle m’a supplié de bien réfléchir et de renoncer à lui, cela vaut mieux maintenant que plus tard, c’est une chose impossible. Mais moi, je ne peux pas, non je ne peux pas renoncer à lui. Mon cœur s’est attaché trop fortement, Peut-être qu’à la longue je comprendrai qu’il faut renoncer à ma folie, mais maintenant, oh non, je ne peux pas. Quand je relis sa lettre et que je vois comme il s’y montre aimant, loyal, homme d’honneur, il me prend des instants de désespoir. Rencontrer l’idéal de mes rêves de jeune fille, le voir s’attacher à moi et y renoncer c’est trop dur. Je prie avec ferveur tous les saints du Paradis pour qu’ils arrangent tout. Je ne peux m’empêcher de voir le doigt de la Providence dans tout ce qui s’est passé jusqu’à présent. Tout s’est arrangé jusqu’à présent en somme et je veux espérer que Dieu me mènera jusqu’au bonheur complet. Je ne sais plus que promettre. J’ai déjà promis 500 chapelets aux âmes du Purgatoire, une messe à Mme Keller, une à Zette, et je promets maintenant d’aller en pèlerinage communier à Montmartre si Dieu m’accorde le bonheur de l’épouser. Pour cela, dire qu’il ne me faudrait qu’un peu d’argent. On est d’accord que c’est un jeune homme charmant, seulement nous ne pourrions pas vivre dit-on ; eh bien, un peu d’argent mon Dieu et nous pourrons vous servir ensemble puisqu’il est pieux et croyant.

 

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Lundi 2 novembre 1896

 

A

Ujourd’hui, le temps est radieux, un soleil magnifique auquel on n’était plus habitué et je me sens le cœur en joie. Cette semaine n’a pourtant pas été gaie. Maman et toute la famille me travaillent pour que je renonce à lui et moi je tiens à ma folie. Mais j’ai été indécise, je dois l’avouer. Il y a des moments où je pensais que vraiment nous n’aurions pas assez pour vivre et cette vie de privations m’effrayait et puis sa famille faisait souffrir mon orgueil et je ne savais absolument que faire. Enfin, samedi, voila ce que j’avais décidé ; je ne m’engagerais pas, je garderais toute ma liberté, j’écouterais d'autres propositions de mariage et si je trouvais quelqu’un qui me plaise et avec qui ce ne serait pas une vie de misère je le prendrais, mais je n’accepterais pas des gens qui me sont indifférente, fussent-ils riches à millions, Maintenant, rien n'est changé, mais je suis persuadée que nous nous marierons un jour ensemble. C’est une conviction intime et profonde. Je crois qu’un jour je pourrais l’aimer en toute sécurité qu’il sera pour moi l’univers et que les privations n’amoindriront pas mon bonheur. Quant à me marier avec quelqu’un d'autre, je ne crois pas que je le pourrai. Il me semble que ce serait me parjurer. Du reste, je ne trouverai jamais quelqu’un qui me plaise autant que lui.

 

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Jeudi 5 novembre 1896

 

T

ante Marie avait aussi demandé des renseignements à Montbéliard par les Monnier et les voilà, fidèlement transcrits : "Cette famille n’est pas de la société montbéliarde. C’est une famille d’ouvriers, honnêtes gens d’ailleurs et dignes d’estime. Le père, aujourd'hui décédé, était ouvrier horloger. Le Lieutenant Viotte a fait ses classes au collège de Montbéliard. Par ses remarquables aptitudes et ses heureuses dispositions, il s’est acquis l’intérêt du père d’un de ses condisciples, Mr le Docteur Tufferd. Grâce à cet appui il a pu obtenir une bourse et poursuivre ses études jusqu'à St Cyr où il est entré avec le rang que vous savez. C’est un garçon des plus méritants, de grand avenir, d’intelligence d’élite, de caractère sympathique, de bonne tenue, d’excellente conduite. En un mot, il m’a été fait de lui sous tout rapport le plus grand éloge. Il possède encore sa mère qui pour vivre travaille comme couturière à la journée et sa sœur ouvrière modiste, toutes deux habitant Montbéliard  et d’une parfaite honorabilité. Il n’y a pas d’autres proches parents. Inutile de dire que la fortune est nulle. Religion catholique".

 

Tous ces renseignements ne font que faire croître la désolation de la famille. La perspective de me voir devenir la fille d’une ouvrière à la journée et la sœur d’une ouvrière modiste consterne absolument tout le monde. Maman me supplie de réfléchir, de bien juger la situation. Moi, dans tous ces renseignements, je ne vois que son éloge, un éloge éloge splendide et qui me remplit l’âme de joie. Jeanne est comme moi, elle comprend que le bonheur se trouve dans un mari comme lui et son premier mot après ces renseignements a été : que tu as de la chance ! Oui certainement, une chance que je ne m'explique pas d’avoir été distinguée et aimée par cette intelligence d’élite, il paraît que dans mes lignes de la main j’ai une ligne de chance splendide. Voila qu’elle commence à se montrer.

 

J’ai été hier trouver le Père Vergne. Je voulais avoir son avis dans ce moment difficile. Il a d'abord commencé par me dire de toujours écouter mes parents, que la vie d’un ménage militaire sans fortune est pleine de privations et de déboires, que c’est presque la misère, et puis, quand je lui ai dit que ce n’était que s’il était reçu à l’Ecole de guerre et puis surtout que j’y tenais beaucoup, il m’a dit que c’était différent, l’avenir est quelque chose et la misère ne fait pas le malheur. Puis, il m’a demandé si j’avais beaucoup d’estime et de confiance en lui. J’ai répondu que oui avec un élan qui l’a convaincu. Alors, il m’a dit qu’il ne fallait pas me décider à dire oui ni non maintenant puisque le bon Dieu me laisse le temps de bien réfléchir, que s’il avait fallu répondre tout de suite j’aurais dû bien prier et puis j’aurais pu peut-être dire oui si les privations ne m’effrayaient pas ni lui non plus. Je suis sortie de cet entretien toute consolée et affermie. En somme, c’est tout à fait ce que je pensais. Maman a été déçue. Elle pensait je crois qu’il me dirait de me conformer à l’avis de mes parents et puis le père n’a rien dit de la famille, ce que je comprends très bien puisque ce n'est rien qu’un sentiment d’orgueil qu’un prêtre catholique ne peut encourager.

 

Nous avons été dans l’après-midi voir Germaine Kesseler qui nous a montré son album. Cela m’a fait un effet énorme de voir son écriture et son dessin, d’en entendre parler par d’autres, surtout par Germaine qui doit avoir un petit faible pour lui puisqu’elle l’a demandé à la noce Briquet comme cavalier. J’ai pensé que c’était bien heureux qu’il ne soit pas là cet hiver car ce serait une vraie souffrance pour moi d’en entendre parler par tous les indifférents et puis je ne saurais quelle contenance prendre vis à vis de lui. Je ne veux ni l’encourager ni le décourager. Je dois garder ma liberté d’allures et pourtant que devenir devant ses yeux qui me rendent folles.

 

Je n’ai pas encore dit que Louis était parti pour l'Autriche-Hongrie. Ce que c’est que de ne plus s’appartenir et pourtant je l'aime encore joliment Louis, mais voilà, quand je prends mon journal c’est pour dire ce que je ne peux pas dire à tout le monde et je peux me lamenter à mon aise sur le départ de mon cher frère.  Il est parti mardi dernier pour Innsbruck où il compte passer 3 mois pour apprendre l’allemand. Quelle avance ce sera pour l'Ecole de guerre. Quand je pense à lui qui n’aura pas toutes ces facilités je suis navrée. Cette nuit j’ai rêvé de lui, je rêvais que je causais avec le Général L'Hotte et  tout d'un coup je l’ai aperçu, derrière le Général, qui me regardait avec des yeux ardents. Quelle joie et quel trouble j’ai éprouvés puis je lui ai donné la main et j’ai senti un frémissement heureux quand nos mains se sont rencontrées. Pourquoi tout cela n’est-il qu'un rêve ?

 

C’est qu’il s'écoulera encore bien du temps avant que je ne le revoie. On ne parle pas de soirée et de cotillons par conséquent. L’autre jour Tante Marie est arrivée en disant qu’on me mariait avec Mr Viriath et Jeanne avec M Houël. Ce sont des bêtises naturellement mais c’est drôle comme les V jouent un grand rote dans ma vie : Mr Valette, Mr Viotte, je demande conseil au Père Vergne et maintenant on me marie avec Mr Viriath. Par moments, quand je me vois si enthousiasmée, j’ai des craintes. Je me dis que c’est une folie et que cela n’arrivera pas. Pourtant, je ne crois pas que j’arriverai à épouser quelqu’un d’autre. Ainsi, M. Viriath me plaît certainement beaucoup mais je crois que je le refuserais s’il me demandait car personne ne le vaut lui, le bien-aimé de mon cœur et je crois qu’un jour je l’épouserai.

 

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Dimanche 8 novembre 1896

 

P

arfois je me demande si je ne me fais illusion sur mes propres sentiments, mais je viens de réfléchir et je viens de voir que si ce que j’éprouve n’est pas de l’amour, je ne sais vraiment pas ce que c’est que l’amour. L’amour, c'est un sentiment absorbant près duquel tout pâlit, qui rend tout facile, pour lequel on fait tous les sacrifices et l’on abandonne tout. Eh bien, j’éprouve tout cela. J’avais bien des préférences avant de le connaître. Il y a deux ans je trouvais (illisible) bien à mon goût et j’étais ravie de danser avec lui. L’année dernière, j’avais un grand faible pour Mr Biesse que je trouvais charmant et que j’aurais désiré comme mari, mais qu’était tout cela près de ce sentiment exclusif qui m’a pris tout entière dès que je l’ai connu. J’étais franchement heureuse quand je dansais autrefois avec mes  préférés mais quand je danse avec lui, quand je le sens près de moi je ne m’appartiens plus, je deviens folle, je ferais les plus grandes bêtises sans presque même m’en apercevoir je crois. Et ce n’est pas le caprice d’un instant. Dès que je l’ai vu, il m’a charmée et il y aura un an au mois de janvier que je songe à lui tous les jours, qu’il fait partie de tous mes rêves d’avenir et de bonheur. Enfin, pour lui, je suis prête à tous les sacrifices et à tous les renoncements. Je ne suis pas accoutumée au luxe mais jai le désir presque le besoin de tous les raffinements. J’ai un petit orgueil sensible à toutes les piqûres. Je suis fière de voir les Parmentier remonter si haut dans leur généalogie, de me voir alliée à toutes les grandes familles de Cirey et des environs et je m’étais dit que je n’épouserais jamais un jeune homme dont la famille ne serait pas égale à la mienne. Enfin, j’aime énormément Papa, Maman, Jeanne surtout, toute la famille, eh bien, pour ce bonheur de lui appartenir, d’avoir droit à toute son affection et à toutes ses pensées, je suis disposée à me condamner non seulement à une vie peu fortunée mais misérable, à refouler toutes aspirations et tous mes désirs, je suis prête à aimer ces humbles couturière et modiste comme mère et comme sœur, à laisser là toute ma famille et je dis avec remords presque sans regret.

 

Quelquefois le soir, quand tout le monde est réuni près d’un bon feu autour de la table et qu’on se sent si bien chez soi, si heureuse de contempler tous ces visages aimés, je me demande comment je peux songer avec joie à quitter tout cela, à partir pour Paris, cette grande ville qui m’effraye, à me loger dans quelque petit appartement haut perché, sans bonne, obligée de faire moi-même quantité de besognes plus ou moins agréables. Quand Mr Valette m’a demandé en mariage, j’ai trouvé le sacrifice trop grand et je ne pouvais y penser seulement sans larmes, et, pour lui, je partirais le cœur en joie. Quelle drôle de chose.

 

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Dimanche 15 novembre 1896

 

J

e n’ai rien écrit depuis 8 jours et pourtant ce n’est pas l’envie qui m’en a manqué mais je n’ai pas eu beaucoup de temps cette semaine et puis il fait froid écrire dans notre chambre et je n’ose l’apporter à la salle car Maman meure d’envie de le lire et je redoute une indiscrétion. C’est que Maman jetterait de beaux cris en voyant combien sa fille est folle et passionnée. Pauvre Maman, cela la désole de me voir comme cela, mis que voulez-vous, plus je vais et plus j’envisage avec joie la perspective d’être sa femme. Je ne veux pas, oh ça absolument pas rester vieille fille. C’est un état qui me fait horreur et bien des jeunes filles sans fortune ne se marient guère et pourquoi ? Parce qu’elles se montrent trop difficiles, témoin les Faucher, de Tadini, etc. Donc, si je veux me marier, il faut passer sur quelque chose. Or je rencontre un jeune homme charmant qui me plaît infiniment, qui m’aime vraiment, qui m'épouse absolument pour moi, il ne lui manque que la fortune, et bien vraiment ne vaut-il pas mieux passer la-dessus que sur le mari lui-même. Moi je trouve que l’on peut être très heureux sans fortune et ne pas l’être dans l’opulence.

 

Maintenant je vais tacher de me mettre un peu à parler de tout car mon pauvre journal ne serait que redites et puis je m’exalte trop mentalement. Que deviendrais-je s’il n’était pas reçu ? Il vaut mieux que je n’en parle plus. J’y penserai, cela est bien sûr, toujours, mais il faut des bornes à tout et je mettrai un frein à ma plume.

 

Un mariage nouveau, celui de l’héritière de Blainville avec Mr Brouet, mon valentin de la noce Salle. Ces jours derniers, nous avons bien cru que Thérèse Launois se marierait aussi. Elle m’a demandé de la relever de sa promesse de me dire quand on la demanderait en mariage. Aussi nous ne savons plus rien de certain. Seulement, jeudi dernier, elle est allée avec son Père à Nancy et nous avons pensé que c’était ­pour une entrevue. Pourtant Mme Majorelle ne savait rien. Elle nous a dit qu’elle avait présenté un prétendant à Thérèse mais qu’elle avait refusé, disant qu’elle préférait quelqu'un de plus intelligent, même s’il n’avait pas une si belle position. Nous comptons l’interroger cette semaine après le départ de sa Tante.

 

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Mercredi 18 novembre 1895

 

M

adame Roche est partie. Aussi les Launois sont venues passer l’après-midi. Nous nous en réjouissons car nous les aimons beaucoup et nous trouvions le temps long. Et puis, nous voudrions bien savoir quelque chose pour Thérèse. Nous sommes toujours persuadées qu’il y a quelque projet en l’air et voila sur quoi nous nous basons :

1- ce dîner à Nancy où Thérèse est allée seule avec son père ;

2- elles sont allées se confesser samedi et comme habituelle­ment elles n’y vont pas tous les 15 jours nous présumons que c’est pour demander conseil ;

3- dimanche à vêpres Thérèse s’est penchée vers moi et m’a dit  : dis une petite prière pour moi pendant que j’en dirai une pour toi ;

4- Jeanne a dit à Antoinette que nous croyions à une entrevue et Antoinette s’est troublée ;

5- elles ont reçu lundi une lettre de Mme Keller pour Thérèse et toute la famille avait l’air d’y attacher grande importance. Enfin, qui vivra verra.

Je suis fatiguée, énervée comme tout ce matin. Je ne dormais pas et je faisais les comptes de toutes les dépenses qui seraient nécessaires. Alors, la misère m’apparaît tellement près que l’impossibilité d’une telle union m’apparaît clairement et alors je souffre jusqu’à ce que l’espérance me reprenne. Voici ces fameux comptes qui me torturent :

 

Revenu 3 500 Frs

 

                      Logement                                                        500

                      Ménage                                                         1 200      

                      Vêtements militaires                                          600

                      Robes et chapeaux pour moi                            300

                      Ordonnance                                                     120       

                      Chauffage, éclairage                                         150

                      Vin                                                                  150

 

                                              TOTAL                                3 020

                      Abonnement au cercle, frais

                      obligatoires                                                        80

 


                                                                                          3 100

 

Reste donc 400 Frs. C’est bien juste il n’y a pan à dire pour toutes les dépenses nécessaires et imprévues mais enfin c’est suffisant quand on ne fait pas de folies pour un jeune ménage mais sil survient des enfants alors il faut une petite bonne, au moins 200 Frs par an et la nourriture de la bonne et celle de l’enfant. Toutes les jeunes femmes ne peuvent pas nourrir leurs enfants. Que devenir alors. Le lait coûte cher et je n'aurais plus rien. Ce serait vraiment une situation horrible ! Oh, mon beau rêve, faut-il le voir s’évanouir. Je soupire après la 1ère soirée, au bonheur énorme de le voir et puis je voudrais bien qu’il me parle à moi. Je verrais bien ce qu’il en pense.

 

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Mardi 1er décembre 1896

 

C

’est avec une joie sans mélange que je prend ce journal  pensant que dans un mois je le verrai. Je vois s’écouler les jours qui me rapprochent de lui avec un sentiment de délivrance. Madame Kesseler a toujours parlé de donner une soirée le 1er ou le 2 janvier pour l’anniversaire de Germaine et je compte bien qu’il pourra venir ce jour-là et le revoir. Quelle allégresse. Dimanche, je lisais des romans et toutes ces descriptions d’amour m’avaient énervée et j’éprouvais une détresse infinie de le sentir si loin de moi, d’être encore incertaine sur l’avenir. Pourtant maintenant je suis décidée. Dans le mariage après tout le mari seul peut vous faire la vie heureuse ou pas. J’ai confiance en lui et je l’épouserai. Pourvu qu’il soit reçu mon Dieu ! Il n’y avait pas d’entrevue pour Thérèse Launois, elle nous l’a dit. Pauvre Thérèse. Je doute qu’elle trouve son idéal et pourtant elle a l’envie de se marier. Je crains bien qu’Antoinette ne parte avant elle. J’ai idée qu’Antoinette se mariera cette année. Elle a tout pour elle.

 

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Dimanche 6 décembre 1896

 

J

’ai été encore torturée cette nuit en pensant à tous ces chiffres maudits. Oh, quel malheur d’être forte en arithmétique. Comme je serais tranquille sans cela, tandis que dans le silence de la nuit, que tous ces chiffres se présentent à mon esprit et que le total m’apparaît désolant je suis navrée et je ne sais plus que faire. La soirée de Mme Kesseler est décidément pour le 9 janvier, dans un mois. Pourvu qu’il puisse venir, que je le revoie, que je me rende compte si l’idée que je me fais de lui n’est pas surfaite, car je le pare de toutes les qualités et je pourrais bien éprouver quelques désillusions. En tout cas, je le crois bon, je repense à cette matinée Cornebois où j’envoyais Mr Fauché au diable et où je n’étais que juste aimable avec lui et où il m’a lui-même rappelé à l'ordre en me disant de m’occuper de lui et pourtant il avait envie d’être avec moi ce jour-la. Il y a un an nous étions tout près de la soirée Maire où je l’ai vu pour la première fois. Quand je pense que c’est moi qui l’avait fait inviter !

 

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Lundi 28 décembre 1896

 

J

e n’arrive plus à écrire mon journal, d’abord nous sortons beaucoup, il fait trop froid dans notre chambre et je n’ose pas l’apporter à la salle, et pourtant j’en ai eu envie bien souvent. Voila 3 ou 4 jours que cela ne marche pas, je ne sais pourquoi. jusque là tout allait bien. Je me réjouissais tant de le revoir, j’étais toute prête à m’engager à l’attendre et j’étais heureuse. Et puis voila que la nuit de Noël, après m’être très bien amusée à la veillée, j’ai été très énervée pendant la messe. J’éprouvais une tristesse infinie à me sentir encore si loin de lui, j’éprouvai de l’effroi en pensant à tout ce qui nous séparait encore. Depuis hier, c’est encore autre chose. Je suis habituée à son manque de fortune, même à sa famille, mais j’éprouve une sorte d’obsession, je me figure la Mère et la Sœur tout à fait dans la misère, la misère noire et nous sans argent pour les secourir. C'est un cauchemar. Alors, je me dis que c’est impossible ce mariage, que c’est une chose folle et pourtant je n’ai pas envie, le courage de renoncer à lui. La soirée Kesseler même ne me sourit plus. Comment faire pour ne pas lui donner trop d’espérances, enfin je me torture. J’ai peur de l’avenir, je ne vois que luttes et tracas. Mon Dieu, sauvez-moi et trouvez un moyen qui me permette de l’épouser.

 

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Samedi 2 Janvier 1896

 

V

oila une année finie et l’autre qui commence. Que m’apportera-t­-elle ? Je n’en sais rien et j’ai peur. Hier matin je faisais des réflexions philosophiques et je constatais la différence qu’il y a en moi depuis l’année dernière. J’’étais si enfant, jouissant tant des plaisirs et des amusements de toutes sortes. Depuis j’ai connu la douleur de perdre quelqu’un de tendrement aimé. Il y a maintenant un vide inoubliable et j’ai connu aussi les joies infinies et les angoisses terribles de l’amour. J’ai eu des moments bien doux mais toujours suivis, de larmes. Et la matinée Cornebois, quand j’ai découvert qu’il m’aimait, quelle allégresse, suivie immédiatement de troubles et de désespoirs. Maintenant, vraiment, je ne sais plus que faire. On parlait hier d'une femme d’officier de cavalerie d’ici qui se mourait de la poitrine et qui manquait de tout. Mme de Rozières quêtait pour elle. C’est tout de même une situation horrible et qui me dit qu’un jour nous ne serions pas dans le même cas, lui, ou moi ou les enfants ? Et pourtant, renoncer à lui ! Alors j’hésite, je suis incertaine, la nuit je dis non et pendant le jour c’est oui. Oh, ce que cette soirée Kesseler que j’appelais de tous mes vœux me fait peur maintenant. Il faut qu’il sache que je ne suis pas engagée vis à vis de lui. J’en tremble.

 

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Dimanche 10 janvier 1807

 

C

’est passé cette fameuse soirée. J’écris dans mon lit avant de me lever, comme le lendemain de la matinée Cornebois et pourtant ce n’est pas la même chose car je ne l’ai pas vu, il est plongé dans les examens de sortie d’école et ne pouvait pas venir et malgré toutes mes histoires et mes angoisses d’avant je n’étais pas brave vendredi et samedi et je ne tenais plus guère à cette soirée et pourtant je m’y suis parfaitement amusée et savez-vous pourquoi ? Il ne pourrait pas être jaloux. J’ai beaucoup dansé et surtout causé avec Mr Biesse et nous avons parlé de lui et dans cette conversation enivrante toutes mes incertitudes étaient oubliées. Il est gentil comme tout Mr Biesse, nous avons parlé de tout. Il m’a parlé de lui, m’a dit combien il m’aimait, comme il avait été malheureux et il parait qu’il a été affreusement jaloux de Mr Viriath. C’est curieux, je ne sais qui lui avait donné cette idée-là, enfin il va lui écrire pour qu’il vienne à la soirée Voihrand et j’espère qu’il viendra. C’était bien drôle cette conversation roulant sur l’amour entre un jeune homme de 25 ans et moi. Il était navré de ce que personne ne l’aime et il m’a raconté qu’il avait failli se marier avec une jeune personne très riche qu’on avait du reste proposé à Mr Viotte avant lui et si la jeune fille avait dit oui il était marié mais sans enthousiasme, mais 150 000 de dot et des 400 OOO plus tard c’était tentant. C’était joliment étrange cette conversation sur l’amour entre deux aussi jeunes gens et je crois que ce n’est pas sans danger, par pour moi, j’ai le cœur pris et il n’y a pas de place pour deux amours comme celui-là et jamais Mr Biesse ne me fera oublier Mr Viotte. Il est très gentil, très amusant, très enfant, mais ce n’est pas du tout mon idéal et je ne le désirerais pas du tout comme mari. Mais je sais par expérience que je peux inspirer de l'amour et certainement je lui plais beaucoup. Il danse avec moi bien plus souvent qu’avec personne d’autres. Ainsi, il dansait le cotillon avec Jeanne, eh bien il a parlé presque tout le temps avec moi, et intimement, gentiment. Il ne faut pas que cela aille plus loin car on ne joue pas impunément avec le feu. Par moment, il avait l’air triste. Ah, mademoiselle, m’a-t-il dit, c’est la vie de s’aimer et moi personne ne m’aime, je resterai célibataire. Qui voudrait de moi, personne ne m’aime. Et à un autre moment je lui donnais un accessoire et je lui enfonçais l’épingle dans sa tunique à gauche. "Un peu plus, vous me perciez le cœur, a-t-il dit, et cela je ne le veux pas, a-t-il ajouté" avec un air sérieux. J’ai causé le malheur de son ami, cela suffit. Lui sait que je ne peux pas l’aimer. Cela me donne une grande liberté mais qu’il ne faut pas outrepasser. Il doit écrire pour que Mr Viotte puisse venir à la soirée Voihrand. Je le désire tant. J’ai besoin de le revoir.

 

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Mardi 12 janvier 1896

 

N

ous avons été hier au théâtre voir jouer "Le songe d’une nuit d’été" et cela m’a fait tant d'effet qu’il faut que je raconte mes impressions. Nous avons déjà vu jouer Martha à Strasbourg. J’avais trouvé cela très joli mais je n’avais jamais éprouvé cette sensation énervante qui doit être le mauvais du théâtre. La musique du reste m’émeut toujours beaucoup et celle-là était tellement jolie que ce n’est pas étonnant que cela m’ait fait de l’effet. Et puis on éprouvait si fortement les impressions des acteurs et toutes ces scènes d’amour, surtout dans la disposition spéciale où je suis émeuvent profondément. Ah, que j’aurais voulu l’avoir là près de moi. Je pense à lui sans cesse et je suis toute prête à l’épouser. Après tout, l’amour est tout et mettez même qu’il ne dure que un an ou deux ce doit être des moments assez délicieux pour faire oublier ceux qui suivent et qui sont pénibles. Oh, ce que je désire le revoir, revoir ces yeux qui me rendent folle, le sentir encore tout à moi, c’est un bonheur fou que j’espère pour bientôt.

 

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Vendredi 15 Janvier 1897

 

J

’écris si peu souvent maintenant que je n’ai pas encore parlé de toutes les histoires de Thérèse Launois et pourtant nous en sommes joliment occupées. En ne la voyant pas revenir pour la soirée Kesseler, nous avions bien pensé qu'il devait être question pour elle d’un mariage à Paris et il y a huit jours nous avons reçu une lettre d’elle, nous racontant tout. Les Tantes lui ont présenté un monsieur Léon Pigeon, professeur de chimie à la faculté de Dijon, 37 ans, grand, qui réalise tout à fait l’idéal de Thérèse. Aussi, elle en est tout à fait toquée. Mais, bien que se voyant très souvent, le monsieur ne se décide pas. Il fait poser Thérèse, la voit à tous les moments de la journée, dit qu’elle lui plaît mais ne la demande toujours pas en mariage. Thérèse est persuadée qu’il la demandera. Je le souhaite pour elle puisqu’elle le désire mais franchement je ne l’envie pas : un vieux professeur ! Elle en reviendra de son enthousiasme, je le crains. Et puis moi je le déteste, je trouve tellement mal de faire poser une jeune fille comme cela, il faut qu’elle y tienne joliment pour s’y prêter. Ah ! comme en pensant à tout cela j’apprécie mieux mon bonheur d’être aimée profondément pour moi-même, rien que pour moi. Il n’a pas attendu,  soupesé, palpé tout, lui. Il n’a pas eu besoin d’être hissé, poussé, au contraire, il ne s’est pas laissé rebuter par les obstacles et a tant, tant insisté qu’il finira par vaincre, je l’espère bien. Je vois s’écouler les jours qui me rapprochent de lui avec une joie indicible. Le jour où je l’apercevrai pour la première fois, ce sera un jour de bonheur.

 

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Jeudi  21 janvier 1897

 

J

’écris si rarement maintenant que je n'ai pas encore raconté la journée de lundi qui pourtant a été joliment palpitante pour moi. Jeanne avait été à Nancy pour le dimanche et nous allions Maman et moi la chercher à la gare lundi matin vers neuf heures, quand en passant aux bosquets j’aperçois Mr Biesse qui se promenait avec un autre officier en surveillant ses hommes. D’abord, j’ai cru à un effet de mon imagination en croyant reconnaître Monsieur Viotte mais en approchant j’ai reconnu que c’était bien lui. Il me regardait passer et j’ai éprouvé une émotion comme je crois que je n’en ai jamais ressentie, j’ai vu un instant tout tourner autour de moi. Je marchais comme une somnambule pendant que mon cœur battait la charge dans ma poitrine. Mais ce n’est pas encore un retour définitif. Je crois qu’il passait en allant chez lui à Montbéliard et il ne reviendra définitivement que dans 3 semaines ou un mois et je trouve le temps abominablement long et il me prend une terreur folle de ne pas le voir pendant cet hiver. Si la soirée Voirhand a lieu le 27 février, nous n’irons pas puisque ce sera le triste anniversaire. Et si la matinée de Pully est pour le 31 il ne sera probablement pas revenu. J’en suis tourmentée. C’est que ce serait bien pénible de ne pas le voir. Pour Thérèse Launois c’est fini. Ce malotru de Pigeon, après l’avoir palpée, retournée, regardée sous tous les jours, l’a trouvée trop jeune et n’a pu se décider. Pauvre Thérèse, je l’ai bien plainte, je sais ce que c’est que de renoncer à un rêve caressé. Je me reporte à mon désespoir du mois d’octobre et je la plains de tout mon cœur et puis cela nous ennuie tant de la revoir, ne sachant si elle désire qu’on ne lui en parle ou si elle attribuerait le silence à de l’indifférence. Enfin, il paraît qu’elle doit revenir lundi, ce n’est plus long. Louis est revenu hier après avoir visité Vienne, Budapest, Munich, etc., et il est ici pour jusqu’au 1er février, de sorte que mes désirs sont tirés en sens contraire. Je voudrais que les jours passent lentement pour jouir de sa présence, et vite pour revoir celui qui m’occupe tant. Je vois à ce que j’éprouve pour lui l'adoration que j’aurai pour mon mari et comme je souffrirais s'il n’éprouvait pour moi que des sentiments tièdes et indifférents. J’ai besoin d’être aimée et pour avoir le droit de l’être par lui, je sens que je passerai sur tout. Les Launois m’ont dit hier qu’on me mariait avec Mr Biesse. Cela m’a bien ennuyée parce que cela va m’enlever de ma liberté avec lui à cause du public qui ne peut voir deux jeunes gens se parler sans les marier, comme on marie pour le moment, avec plus de fondements peut-être Nelly Cordier et Mr Raoul Méquillet.

 

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Samedi 23 janvier 1897.

 

L

a soirée Voirhand est décidément le 27 février paraît-il. On ne parle plus de la matinée de Pully, de sorte que je ne vois plus d’occasions de le voir. Et j’en suis triste comme tout. je suis absolument à bout de forces et de courage. Je ne peux plus rester sans le voir, sans lui parler. Oh, ce que j’aspire après le bienheureux cotillon que je lui ai promis il y a presque neuf mois. C’est trop long maintenant. Je ne peux plus attendre.

 

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Jeudi 11 février 1897

 

E

nfin ! Enfin je l’ai revu. Il est de retour à Lunéville depuis huit Jours et il était au bal du cercle mardi dernier le 9 février. Je savais par Marg. Salle qu’il y serait et en arrivant au cercle je l’ai tout de suite cherché des yeux mais ce n’est qu’une fois installée à ma place que je l’ai aperçu. Il était tellement pâle que cela m’a effrayée. Il est venu nous saluer gravement, sans un mot, sans même un regard et je ne savais plus que penser. La pensée du cotillon me serrait le cœur et je vivais absolument dans le rêve, perdue dans mes pensées. Enfin, il s’est approché de moi et s’est inscrit sur mon carnet, d’abord vite vite pour le cotillon et pour deux danses et un seul regard de lui m’a appris que rien n’était changé. Après une soirée absolument charmante, le cotillon attendu avec tant d’impatience est arrivé, eh bien il m’a causé une toute petite déception. J’y avais trop pensé et j’avais pensé en rêve à trop de choses pour ne pas être un peu déçue. Il est trop loyal, il n’a pas voulu me dire ce que Papa et Maman ne voulaient pas qu’il me dise et il ne m’a pas dit les paroles d'amour que j’attendais de lui, mais à défaut de parler, certaines réticences et ses yeux surtout m’ont dit ce qu’il ne pouvait pas exprimer. Oh, les minutes délicieuses que nous avons passées là à côté l’un de l’autre, oublieux de tout ce qui n’était pas notre amour. Ah, jusqu’à maintenant je croyais aimer mais je ne savais pas encore complètement ce que c’était tandis que maintenant, oh, je l’aime de tout mon cœur. On dit que les gens qui ont pris de la morphine sont plongés dans un état de rêve et de langueur délicieux, Eh bien, c’est ça que je ressens, je vis dans le rêve, un rêve lumineux  qui est lui. J’aperçois son sourire et ses yeux et je suis heureuse. Ce matin j’étais réveillée, il faisait encore nuit et j’écoutais mon cœur qui battait étrangement, qui couvrait tous les autres bruits et je me disais qu’aimer c’est le sourire, le bonheur de la vie et que ce bonheur-là valait bien tous les sacrifices et toutes les privations, si sacrifices il y a.

 

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Vendredi 12 février 1897

 

I

l est venu hier faire sa visite de l'an à la maison. Je ne peux pas dire l’effet que cela m’a fait. Il y avait dans le salon le Général L'Hotte et Madame Bralley. Quand il est arrivé, nous nous sommes fait des graves saluts et la conversation a commencé, une conversation générale, j’étais absolument frémissante, intimidée. Je prêtais une oreille distraite à ce qui se disait autour de moi. De temps en temps, je rencontrais son regard. Nous nous accordions l’ivresse de lire dans nos yeux. Enfin, ce que je suis prise, c’est inouï. Je me demande si cela pourra durer longtemps à ce degré-là. Ma  vie, c’est lui et en dehors il n’y a plus rien, tout m’est indifférent et cela me fait peur. Comment attendre si longtemps. Et puis j’ai lu quelque part qu’il y en avait toujours un qui aimait mieux que l’autre et je crains bien qu’il ne puise pas m’aimer plus que moi je ne l’aime et alors s’il m’aimait moins, désolation, mais tout cela c'est de la folie, je sais que je puis avoir confiance en lui.

 

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Lundi 22 février 1897

 

M

aintenant, c'est fini ces soirées, ces soirées délicieuses que je passais auprès de lui. Je suis sûre que je vais trouver le temps bien long. La clôture a été hier chez Madame Voirand, un bal de tête. J’étais en Pierrette et cela m’allait extraordinairement bien. Hier soir j’étais jolie, vraiment jolie, je le voyais, on me le disait et cela me procurait de la vraie joie parce que je me disais qu’il devait me trouver bien mieux que certaine marquise dont j’étais jalouse par moments. C’était Mr Viotte qui conduisait le cotillon, Germaine Kesseler le prend toujours, lui la fait beaucoup danser. Alors moi, cela m’agace. Dans la semaine, quand j’y pensais, il me prenait de vraies peurs, mais dès que je me retrouve près de lui j'éprouve une telle confiance, il paraît si peu disposé à changer que toutes mes craintes s’évanouissent. Du reste hier soir il me l’a dit carrément. Je lui disais que c’était probablement la dernière fois que je le voyais, il me disait que non, qu’il espérait bien me voir au bal du cercle et puis il a ajouté : en tout cas vous pouvez être sûre que je ferai tout, tout pour être reçu le plus tôt possible et que je ne changerai pas. Je suis fidèle. Et puis nous nous sommes séparés après un serrement de main dans lequel nous avons mis toute notre passion. Quand je suis là près de lui, j’oublie tout et le moment était mal choisi hier matin pour me faire part d’une autre proposition de mariage. Je suis allée à la messe avec Maman et en route elle a commencé par me demander si Louis ne m’avait pas un peu calmée et si j’étais toujours aussi folle parce que si je voulais il y avait encore quelqu’un qui me voudrait bien. Les Demoiselles Thirion ont un frère, un frère que je n'ai jamais vu. il est dans les douanes. Il a 26 ans à peu près et ses sœurs désirent beaucoup ce mariage mais il vient trop tard. Certainement j’aurais consenti à des entrevues rien que pour sa famille et puis parce qu’il était jeune, mais maintenant je ne veux pas en entendre parler. Ah non, je suis bien décidée à l’attendre un an. D’abord, ce serait mal d'agir autrement. Je l’aime et très fort et je suis très franche, très passionnée, je ne sais pas cacher mes impressions et si je ne lui ai rien dit de formel je lui donne tous les encouragements possibles. Je passe mon temps à le chercher des yeux, à essayer de l’apercevoir et malgré moi mes yeux rayonnent en se posant sur lui, mais même en ne jugeant pas à son point de vue je ne peux pourtant pas épouser quelqu’un d’autre puisque c'est lui que j’aime. Mon Dieu, tant pis pour les privations, les ennuis, la famille, tout. S’il est reçu l’an prochain je l’épouse, pourvu que lui m’aime toujours ! Par moments, j’ai peur, il me semble qu’il ne m’aime pas assez, qu’il n’est pas aussi passionné que moi et pourtant c’est sûr que si. Et puis, à d’autres moments, je suis sûre du contraire. Hier, chez Madame Voirand, il avait l’air très heureux, je lisais souvent une vraie ivresse dans, son regard et cela me faisait du bien. Il m’a donné un carnet de bal sur lequel il a écrit : il faut savoir souffrir et se résigner et quelle que grande que puisse être notre douleur garder toujours la foi et l’espérance. Et puis, il a écrit aussi la devise du Jura : "Comtois rends-toi, nenni ma foi", une devise à laquelle il a droit par la constance qu’il a toujours témoigné.

 

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Mercredi matin

 

H

ier cela allait bien, aujourd’hui je trouve déjà le temps long et puis hier soir j’ai eu une déception. Nos danseurs nous avaient fait espérer que le bal du cercle n’aurait lieu qu’à la mi-carême et j’espérais pouvoir le revoir au moins une fois et voilà que c’est lundi et que nous n’y allons pas par conséquent. Cela m’a paru dur, les larmes m’en sont venues aux yeux. J’avais si bien compté jouir encore une fois de lui. Enfin, la vie est faite de déceptions !

 

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Jeudi 25 février 1897

 

C

’est avec délices que je prends mon journal. Je pense trop à lui, toute la journée il me prend des envies folles de crier à tout le monde que je l’aime et c’est un soulagement pour moi de l’écrire.

 

Hier soir, nous parlions avec Jeanne de Mr Houël et elle me disait des masses de choses sur lui, tous ses goûts, toutes ses aspirations et toutes ses impressions et je pensais que je serais bien en peine d’en faire autant. Celui auquel je pense à toutes les heures de la journée, celui qui m’occupe uniquement, je ne le connais pour ainsi dire pas. Nous nous absorbons l’un dans l’autre, je le vois, cela me suffit et je ne cherche pas à le connaître. Quels défauts a-t-il, je n’en sais rien. Il doit être jaloux, mais cela est un défaut qui me fait plaisir. Je ne le crois pas paresseux ni volontaire. Il n’y a qu’une chose que je redoute : le jeu. Louis m’a dit que le jour où il est allé à Gérardmer il avait gagné 2 ou 3 cents francs. Cela m’a causé une peur effroyable. Il m’a semblé voir s’élargir, se creuser l’abîme entre nous. Si jamais je l’épouse je lui ferai jurer de ne jamais jouer. C’est une passion trop terrible. J’avais pensé lui en dire un petit mot dans les dernières soirées et puis je ne l’ai pas fait. Près de lui, je deviens timide, et puis j’oublie tout. A côté de cela, je lui crois beaucoup de qualités.

 

Il est bon, délicat, pas égoïste du tout, il a une volonté très ferme, il est très maître de ses impressions, trop même à mon gré. Cela m’aurait fait tant plaisir s’il m'avait dit qu’il m’aimait et cela m’aurait donné un courage invincible pour l’attendre. Je crois qu’il ne se doute pas de ce que j’ai à subir de luttes, de mots piquants, de reproches. Il n’y a qu’à la fin de la soirée Voirand que son masque de glace semblait un peu entamé. Cette séparation lui faisait peur. "Si seulement je pouvais vous voir une fois chez les Bralley" et comme je n’approuvais pas, craignant le mécontentement de Maman "Enfin, il reste les rencontres fortuites aux bosquets" m’a-t-il dit avec un sourire. Ce n’est pas déjà si facile d’aller aux bosquets à des heures régulières. Au bout de deux rencontres, Maman s’est émue et cherché à changer d’heures. Moi, j’use de diplomatie pour la faire changer mais ce n’est pas toujours commode, et pourtant c’est toute ma joie maintenant que ces rencontres. C’est ce qui calme chez moi la peine de la séparation et de l’incertitude du lendemain.

 

Voilà mon carnet fini. Que contiendra l’autre ? Pourrais-je enfin le finir fiancée heureuse et fière d’un bel officier de l'Ecole de guerre ? Oh, je le souhaite bien vivement. Jusque là il sera fait de joies quand je l’aurai vu, d’anxiétés et de troubles quand je serai longtemps sans l’apercevoir. Voilà de bien tristes jours qui reviennent, ces premiers anniversaires sont bien douloureux. Pauvre petite Zette, il y a un an elle était bien prés de sa fin, c’est un ange maintenant. je la prie bien souvent pour qu’elle m’accorde le bonheur et le plus fort de ma confiance reste en elle. Ce m’est une douceur de penser que Mr Viotte l’a connue, que quand je parlerai d’elle il pourra se la rappeler et qu’elle aussi l’a connu. Elle savait avant de mourir que je l’aimais car je le lui avais dit la dernière fois que nous l’avons vue et je suis bien sûre qu’elle priera Dieu pour lui et pour moi. Il me semble je ne sais pourquoi que le carnaval est fini alors que nous y sommes seulement, mais pour nous il n’y en a pas puisque nous ­allons tout manquer : le bal des Halles, il ne me coûte pas de renoncer à celui-là puisqu’il m’a dit qu’il n’irait pas, une matinée costumée chez Madame Fenal, mais une matinée d’enfants et le bal du cercle militaire qui me coûte celui-là, auquel il m’est même très dur de renoncer car c’était le revoir et le voir c’est le bonheur pour moi.


 
Carnet n°3

Marguerite Parmentier

Samedi 27 février 1897

 

J

e me lamentais de manquer ces trois bals et bien je les aurais manqués tout de même sans l’anniversaire. Le pauvre Mr Muet est mort hier. On l’avait opéré lundi, on lui avait enlevé une grosse tumeur. L’opération avait parfaitement réussi disent les médecins et il est mort de faiblesse, C’est triste de partir pour aller se faire guérir et de ne pas revenir. De sorte que très probablement le bal des Halles sera manqué. Il y a des quantités de gens qui n’iront pas. De cette affaire-là Marg. Salle était navrée. Moi, j'ai regretté qu’elle n’y aille pas parce que par elle nous aurions eu tous les détails et peut-être nous aurait-il même envoyé un accessoire. Et cela m’aurait fait plaisir, bien que je sois furieuse contre lui. Cette fois, les invitations du cercle étaient personnelles et nous étions très pressées de voir qui nous inviterait et puis voilà que la nôtre vient du Colonel de Forzanz. Alors, j’ai été furieuse, furieuse, furieuse car pour que le Colonel que nous ne connaissons pas nous invite il faut que les autres ne l’aient pas fait et je trouve que ce n’est pas du tout gentil de leur part. Franchement, il pouvait bien donner vingt sous pour nous faire plaisir. Ce matin je l’ai vu en allant à la messe, beau comme un astre, qui venait aux bosquets bien que ses soldats n’y soient pas et sa vue, tout en me remuant sottement le cœur, me rendait plus furieuse. Nous le rencontrons presque tous les jours. Maman trouve cela un peu excessif, mais cela nous fait tant de plaisir !

 

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Dimanche 28 février 1897

 

C

e que je suis ennuyée aujourd'hui. C’est dimanche, il est 3H1/2, il fait un temps magnifique et je n’ai rien à faire. Nous étions allées chercher les Launois, nous comptions bien nous amuser et puis elles n’étaient pas chez elles.

 

Il fait pourtant splendide, tout à fait chaud, un temps de printemps, presque d’été et puis voilà je devrais être satisfaite, il n’est pas allé au bal hier, mais voilà je ne l’ai pas vu aujourd’hui et c’est devenu si bien une habitude que cela me manque déjà beaucoup. J’ai besoin de le voir, d’entendre parler de lui et je n’ai personne parce que Jeanne, cela finit par l’assommer d’entendre toujours la même chose. J’ai écrit ce matin à Louis une lettre folle où je dis tout je pense. Il va être suffoqué, le pauvre.

 

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Lundi gras 1er mars 1897

 

J

e l’ai bien vu aujourd’hui. Il était à l’enterrement de ce pauvre Mr Muet et cela m’a fait un effet énorme de le voir. Il y a des jours où je me dis que ce n’est pas vrai, cet amour si brûlant, mais il ne faut qu’une occasion pour me prouver, hélas, que je suis bien fortement prise. A l'offrande, nous nous sommes rencontrés. Il s’avançait, ses yeux fixés sur les miens et cela me donne une fièvre ardente. Je ne suis plus moi, je ne m’appartiens plus. Ah, quand je serai hésitante, que je croirai à de l’imagination, je n’aurai qu’à relire ces lignes, à me rappeler l’impression ressentie aujourd’hui pour me dire qu’il n’y a pas à chercher et que mon âme toute entière lui appartient. Il y a un an ces jours-ci qu’il m’a demandé en mariage. Que ferons-nous dans un an ?

 

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Mercredi des cendres 3 mars 1897

 

V

oilà le carême commencé. Je ne sais pourquoi il me semble que c'est déjà depuis longtemps et pourtant nous avons fait hier chez Cécile Hurlin un vrai mardi-gras. J’avais refait ma tète de Pierrette mais tout enfarinée cette fois. Les Launois et M. Ambroise s’en étaient faite aussi. Nous nous étions même masquées. Il y a eu des monologues, des comédies, enfin nous avons bien ri et nous nous sommes très bien amusées. Nous y avons vu Germaine Kesseler, encore tout enthousiasmée du bal du cercle militaire, bien plus joli que le dernier, de bien plus jolies toilettes, le cotillon très bien conduit par Revon, des accessoires de cotillon charmants ! Un danseur de cotillon charmant, Mr de Courcel, un Lieutenant de dragons, le fils de l’ambassadeur. Il revenait justement de Londres ! Il avait assisté au bal de la Reine ! Aussi, c’était très intéressant. Pauvre Germaine, elle me faisait rire tellement que j’ai été obligée de mettre mon loup. J’éclatais. Elle me faisait de la peine en même temps. Bien que je ne l’aime pas du tout, c’était pénible de la voir se rendre ridicule comme cela en répétant toujours avec enthousiasme cette petite tirade. On sentait si bien la joie de la fille du marchand de flanelle dansant avez le fils d’un ambassadeur qui a dansé au bal de la Reine d’Angleterre. Mr Viotte a dansé son cotillon avec Pépita. Je me demande ce qu’ils se sont dit ! Je trouve Pépita si insignifiante, on a tant de mal à lui tirer les mots de la bouche. J’aime mieux qu’il l’ait dansé avec elle, au moins, il m’aura peut-être regretté. Maintenant, je tâche de me calmer parce que vraiment c’était trop fort et que cela me faisait peur. Je l’aimais trop, je ne vivais plus que pour lui or cela ne peut pas durer comme cela pendant un an. Aussi je me calme à force, je  cherche à ne plus penser à lui.

 

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Vendredi 5 mars 1897

 

I

l y a encore bien des papillons noirs dans mon bonheur. Hier, Tante Claire a fait une sortie furibonde sur les mariages sans fortune, sur les gens d’une certaine classe qui veulent être officiers comme les autres et qui n’en ont pas les moyens, sur les exigences de position des militaires, enfin des tas de choses à mon adresse qui me navrent toujours  car au fond j’en reconnais bien la vérité. J’ai même été de cet avis-là mais maintenant j’ai soif de bonheur et tous mes préjugés sont a terre.

 

Du reste maintenant je ne suis pas ennuyée longtemps. Il suffit que je l’aperçoive pour chasser tous les papillons noirs et je le vois très souvent. Aussi ce n’est plus comme au moment du nouvel an où j’ai été plongée dans le navrement, dans les transes, dans la vision de l’impossibilité d’une telle union. A présent, quand de semblables idées m’effleurent il suffit d’un regard de lui pour les faire évanouir.

 

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Samedi 6 mars 1897

 

L

e temps s’est refroidi. Il tombe une espèce de neige très désagréable. Il fait gris, triste, mais moi j’ai le cœur en joie. Louis doit venir ce soir et cela m’enchante. Je l’aime tant mon grand frère, tant que c’est à rendre jaloux les beaux officiers de chasseurs à pied. Il arrivera je pense vers 6 heures et j’espère qu’il fera si mauvais qu’il n'aura plus l'idée de retourner en ville. En attendant, nous allons aller en ville ce qui me réjouit moins vu le temps. Le seul agrément c’est d’aller chez les Launois que nous aimons beaucoup et puis je leur ai fait part de mon secret. Peut-être ai-je eu tort. Depuis ce moment-là nous sommes encore plus intimes. Il y a ce secret entre nous. Elles prient pour moi de tout leur cœur, les bonnes filles. Antoinette m’a donné une des grâces de la semaine de St François-Xavier. Elles sont bien gentilles et je leur souhaite bien de bons maris. Thérèse est revenue bien pâle de Paris mais, le premier moment passé, elle n’a l’air de rien. Elle a gardé sa confiance, dit très bien qu’elle est sûre de se marier, etc. Par exemple, Antoinette a eu joliment plus de succès qu’elle aux deux soirées où elles ont été. Elle a même fait des conquêtes : Mr Grandjean qui lui a demandé deux cotillons de suite et un autre, Mr Robin, que Me Voirand avait présenté pour Thérèse. Mais Thérèse a tout de suite eu assez de son physique et l’a très mal accueilli. De sorte qu’il s’est tourné vers Antoinette qui a été charmante. Il a dansé avec elle le cotillon du cercle et a été si enchanté qu’il lui a redemandé tout de suite celui de Mme Voirand qu’elle lui a accordé. C’est Mr Launois, à qui elle a tout raconté, qui y a mis le holà et a écrit à Mr Robin pour lui dire que n’autorisant pas ses filles à danser deux cotillons de suite avec le même danseur, il le prévenait de ne pas compter sur Antoinette. Ira-t-il plus loin ce pauvre Robin ou s’est-il considéré comme battu ? Je n'en sais rien. C’est bien malheureux d’avoir un physique aussi horrible, il doit être rembarré par tout le monde. Il parait que c’est un très gentil garçon, très bon fils, ayant de l’avenir, de la fortune, enfin un parti superbe si vous lui enleviez sa tête. Au dire d’Antoinette il est un peu bête, fait constamment des compliments idiots, enfin il l’avait amusée un jour mais maintenant qu’elle a un faible ou tout au moins une préférence pour Mr Fondeur, il est rejeté bien loin.

 

Décidément Mr Fondeur a du succès cette année. Il est aussi le privilégié de M. Salle. L’année dernière j’avais aussi un petit faible pour lui et lui un grand pour moi. Et maintenant il m’est si indifférent. Il n’y a plus que Mr Viotte. Tous mes autres danseurs me laissent complètement froide. Il n’y a que Mr Biesse qui est au dessus. Lui, il est notre ami, son confident, c'est lui qui me donna le carnet de bal que Mr Viotte n’arrivait pas à me donner et puis lui est au courant. Il sait qu’il n'a rien à attendre de moi et nous sommes deux bons camarades.

 

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Dimanche 7 mars

 

J

e suis toute frémissante ce soir. J’ai fait une petite promenade avec Louis. Nous sommes allés tous les deux seuls à Ste Marie chercher des poules qu’il veut élever dans son fort et nous avions l’air de deux amoureux. Si bien que Mme Eve ne nous a pas reconnus tout d’abord et nous a pris pour un jeune ménage. Moi, cela me faisait plaisir, cette illusion, et je faisais des masses de coquetterie avec Louis en revenant. C’était à lui que je les faisais mais ce n’était pas à lui que je pensais et j’étais heureuse. Je suis allée à la messe de 11H1/2. Je l’ai vu en me retournant. Il me regardait avec une intensité d’expression qui me trouble toujours.

 

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Mercredi 10 mars

 

M

adame Bralley vient de venir passer l’après-midi avec nous et cela m’a encore énervée comme tout. Je ne sais trop pourquoi par exemple car enfin quand elle est avec son mari ce sont leurs effusions de tendresse qui me donnent une envie folle, mais aujourd'hui elle était seule ! N’importe, on sent dans toutes ses paroles, tous ses actes, ce rayonnement de bonheur. Ils sont tout l’un pour l’autre. Cela me tente et pourtant je ne sais pas si ce sera comme cela. Mon mari m’aimera-t-il assez pour se passer de tout le reste, je me le demande quelquefois avec angoisse et je pense à ce monologue de Mme Bralley "Vous m'aimez, c'est bien, mais comment m'aimez-vous ?"

 

Elle parlait des histoires de garnison, des ligues des chasseurs et elle disait que Mr Viotte en était et qu’il avait prié le Capitaine Buisson de ne pas souscrire. Est-ce qu’il serait rageur par hasard, rancunier, colère ? Oh pas colère, je ne pourrais pas le supporter, les scènes cela me tue, cela me rend tout à fait malade et je veux espérer qu’il est doux.

 

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Lundi 11 mars 1897

 

I

l paraît que c’est bien vrai, le mariage Miquillet et Cordier, seulement comme Nelly est très jeune on ne l’annoncera qu’au printemps. Mr Miquillet donnera la bague le 3 mai, jour anniversaire de la demande et des fiançailles de Mr et Mme Cordier. Pauvre Mr Miquillet, quel stage ! Je le plains et pourtant qu’est-ce auprès de nous. Si nous pouvons nous épouser ce ne sera que deux ans après la demande et cette attente ne serait rien si l’on était assuré du résultat, mais plus je vais et plus j’ai peur, il y a tant d'officiers qui se présentent à l'Ecole de guerre et qui travaillent déjà depuis longtemps, qui vont en Autriche, qui prennent des leçons et je tremble en pensant à lui qui a si peu de temps devant les mains et si peu de facilités. Heureusement que la prière est là. Quand je me sens découragée alors je prie, je prie de tout mon cœur et je me dis que le bon Dieu m’exaucera et que s’il ne m’exauce pas c’est qu’il a d’autres vues sur moi et je me remets entre ses mains. Que je plains les gens sans religion. C’est une telle consolation je trouve de pouvoir confier tous ses ennuis, ses peines, ses désirs et de penser que ce n’est pas en vain et que Dieu peut  tout arranger. C’est encore une chose qui m’étonne dans le mariage Cordier. Nelly est pieuse et elle épouse un protestant. Je comprends très bien que l’amour vous fasse passer sur tout mais ce doit être un regret pour elle. Franchement je n’aimerais pas du tout que Mr Viotte soit protestant. Pour être heureux en mariage il faut que tout soit à l’unisson il me semble, il faut avoir les mêmes croyances, les mêmes désirs. Et puis cela a surtout de l’importance pour les enfants. Ils seront catholiques je veux bien mais c’est bien difficile de les élever bien religieusement avec un père protestant. C’est une ombre à mon bonheur, une épine dans ma rose cette question de savoir si Mr Viotte est vraiment religieux. Il  assiste régulièrement à la messe de 11H1/2 le dimanche, je veux bien mais qu’est-ce que cela prouve. Depuis que Mr Biesse m’a enlevé mes illusions en me disant qu’il y allait pour voir les belles jeunes filles et qu’ils étaient tous comme cela, je ne sais plus que penser. J’espère qu’il irait toujours à la messe avec moi mais sera-ce tout. Je voudrais tant qu’il communie avec moi ! Il y a plus d’un an maintenant qu’il m’a demandée en mariage, C’était le 22 février à peu près m’a dit Maman. Un an de passé. Les jours qui s’écoulent abrégeant l’attente.

 

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Vendredi 12 mars

 

H

ier le Général L’Hotte est venu nous faire visite. C'est la troisième fois depuis le nouvel an, C'est qu’il a un très grand faible pour moi le pauvre Général. Je ne sais pas pourquoi mais il m’a tout à fait prise en affection. Dans les soirées il ne me quitte pour ainsi dire pas. Je suis sûre de le retrouver toujours à ma place quand je reviens de danser. Chez Mme de Pully il me comblait d’accessoires de cotillon, une vraie conquête enfin. Jeanne prétend que cela affirme que je possède le charme et que la conquête d’un vieillard est plus flatteuse que celle d’un jeune homme. Pauvre Général, nous avons bien ri avec Mr Viotte en parlant de lui. Chez Mme de Pully je ne sais comment nous parlions de lui. Alors j’ai dit à Mr Viotte "Oh, mais prenez garde vous savez, c’est un rival" et lui s'est mis à rire. Un rival qui ne lui porte pas ombrage. Je crois qu’au contraire il aime bien à me voir absorbée par le Général de préférence aux plus jeune. Je crois du reste qu’il a confiance en moi. Il ne se considère comme ayant aucun droit mais il sait bien que je l’aime et il espère. D’abord je suis sûre que ces Denis lui ont dit que je l’aimais, que j’étais folle de lui, que sais-je et c’est ce qui m’irrite contre Pépita. Apprendre par elle qu’il m'aimait, je n’ai pas aimé cela. Elle a supprimé l’aveu d'amour qui aurait été si délicieux. Maintenant nous nous comprenons, nous savons à quoi nous en tenir tout les deux, nous ne nous disons rien comme si nous nous étions déjà déclaré notre amour.

 

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Samedi 13 mars

 

V

oilà deux minutes que je suis la plume en main à me demander ce que je vais dire. Quand je prends mon journal je n’ai absolument envie que de parler de lui, de nous, et cela devient une telle redite que j’hésite. Je ne voudrais plus du tout en parler et y penser moins, et malgré toutes ma résolutions je ne fais que cela. Hier, je m’étais arrangée pour aller le plus tard possible en ville et cela m’a servi. Nous avons presque vu les chasseurs revenant de 1eur marche hebdomadaire. Je ne peux pas dire quel plaisir cela me faisait d’entendre leur musique. Cela m’enlevait et la vue des petits chasseurs dans le lointain, leur fière allure m’enthousiasmait. Maman, tout en se lamentant, ne pouvait s’empêcher de sourire devant ma figure rayonnante. J’ai absolument des instincts militaires moi. Si j’avais pu, je crois que je les aurais suivis. J’étais absolument transportée. Je suis sûre que mes yeux devaient joliment briller car Maman et Jeanne riaient de me regarder. Me voyez-vous épousant un civil et suivant des militaires. Cela aurait fait peu de plaisir à mon mari. Du reste cela a toujours été dans mes goûts. Si j’avais été un garçon je serais allée à St Cyr sûrement et étant une fille je n’ai jamais rêvé qu’un mari militaire.

 

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Mardi 16 mars 1897

 

I

l faut absolument que je me ressaisisse, que je me reprenne parce que ma vie ne serait plus possible comme cela. Ce soir j’étais énervée, fatiguée, ennuyée, pourquoi ? Parce que je ne l’avais pas vu aujourd’hui, nous n’étions pas allées à la messe. Cette après-midi il n’était pas aux bosquets et puis il doit y avoir mobilisation. Je pensais que je ne le verrais pas demain non plus et j’étais très ennuyée, morose, maussade. En revenant, j’ai aperçu un officier de chasseurs, aux bosquets, qui se promenait mélancoliquement et qui nous regardait avec attention et je me suis figurée que c’était lui qui trouvait aussi le temps long puis j’ai trouvé une branche de gui et ma joie est revenue. Mais cela ne fait rien, je vais combattre parce que je suis vraiment trop bête, si on peut appeler cela de la bêtise.

 

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Lundi 29 mars 1897

 

L

a dernière fois que j’écrivais je ne me doutais guère que nous danserions encore. Oui, nous avons dansé hier en plein carême (car la mi-carême n’existe guère pour la religion) chez Mme Salle qui avait fini par se décider à céder aux supplications de Marguerite. Voilà huit jours que c’était sûr et je n’en ai pas écrit un mot parce que je ne voulais pas m’exciter. Je ne voulais penser à lui craignant que cela ne manque et que la déception ne soit trop rude. Cela a été parfaitement réussi et je m’y suis follement amusée. Pas au commencement par exemple. Nous sommes arrivées très tard, d’abord la voiture nous avait oubliées et il a fallu en chercher une autre. Mais enfin j’arrivais décidée à très bien m’amuser. Et puis voila que je ne sais quelle lubie était passée à Mr Viotte, enfin il ne dansait pas, au moins les 6 premières danses sans danser du tout. J’étais furieuse comme tout. Son regard me disait que rien n’était changé et il ne cherchait pas à m’inviter. J’ai dansé mon cotillon avec un ami de Louis qui est au 149ème, Mr Bontemps. Il est très gentil et comme il ne restait que jusqu'à 9 heures j’ai eu Mr Viotte et Mr Fondeur comme remplaçants, Mr Viotte à qui je l’ai offert et Mr Fondeur qui l’a demandé de lui même. Vraiment cela me fâche, il n’a pas d’idées Mr Viotte, certainement cela lui faisait plaisir de ­danser avec moi eh bien pourquoi ne pas me le demander. Je perds toute ma dignité en lui offrant comme cela, j’ai l'air de courir après lui. Enfin je me suis très bien amusée pendant le souper et pendant le cotillon. Mr Fondeur était tout à fait reconquis comme l’an dernier et c’était très gai notre petit coin où nous étions seuls. Mr Viotte n’a pas dit grand chose, il causait très bien avec Mr Fondeur et à moi il ne trouvait plus rien à dire. Et je riais à part moi pendant le souper, entourée de mes quatre danseurs. C’était lui qui causait le moins, les autres me faisaient des masses de compliments, ne cessaient de me dire des mots aimables. Mr Fondeur me faisait même presque des yeux tendres et pourtant il n’y avait que lui qui faisait battre mon cœur, il n’y avait que son regard qui me faisait tressaillir. Du reste, il faut lui rendre cette justice que sil ne dit presque rien il y a dans son œil une passion contenue qui vous éclaire bien vite. Cela ne fait rien, j’aurais voulu qu’il me parlât d'amour. Je brûle du désir de l’entendre me dire "Je vous aime". Il me montre bien qu'il m’appartient tout entier mais c’est si voilé, si discret que cela ne suffit pas à une passionnée ­comme moi. Il avait l’air si heureux pourtant hier que cela me faisait plaisir. Je l’aime comme une folle et des heures comme celles d’hier c’est le bonheur.

 

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Mardi 30 mars 1897

 

V

oilà maintenant Marguerite Salle toquée du petit  Bichot. C’est un Sous-lieutenant du 79ème de Nancy. Il est venu déjà à 3 soirées et si je n’en ai pas parlé c’est qu’il m’est plutôt désagréable. Il est très petit, un air délicat, un lorgnon. Il paraît qu’il est très amusant, il plaisante et rit toujours. Moi je n’aime pas beaucoup ce genre-là, aussi je ne  l’encourage pas du tout et je ne cherche pas à être aimable. Il s’occupe spécialement de Marg. Salle et de Jeanne, leur fait des masses de compliments et maintenant Marg. Salle est persuadée qu’il est amoureux fou d’elle et comme c’est aussi une nature passionnée elle ne pense plus qu’à lui. Elle était tout à fait énervée hier quand je suis allée voir comment elle allait, m’a cité ce qu’il lui avait dit et je n’y ai rien trouvé de convainquant d’autant plus que Jeanne m’avait raconté ce que lui avait dit Mr Bichot pendant le cotillon et c’était tout à fait l’équivalent. Le cher Mr Bichot aime les jolies femmes et quand il en trouve il leur fait la cour mais ce n’est pas du tout un garçon sérieux ni profond et je ne comprends pas Marguerite de s'être emballée comme cela. Le pauvre Mr Hellé est coulé du coup, elle le traite par dessus la jambe maintenant et pourtant elle avait un grand faible pour lui, l’a obtenu comme conducteur de cotillon et à présent il vaut à peine la corde pour être pendu. Je le plains ce pauvre blond Hellé s’il est véritablement épris et je trouve Marguerite bien changeante. Cela prouve que ce n’était pas très profond. Ce sont de toutes petites amourettes et cela me rassure pour Bichot.

 

Il paraît qu' on continue toujours à me marier avec Mr Biesse. Par une coïncidence bizarre il n’est pas allé aux soirées où je n’étais pas et cela a persuadé les gens qu’il était épris de moi. Enfin je pense que cela va cesser. Il est parti samedi dernier pour un travail topographique qui doit durer 4 mois. On va croire qu’il a été refusé et que c’est pour cela qu’il a demandé à partir mais cela m’est égal. Pauvre Mr Biesse, c’était pourtant un de mes danseurs les plus fervents. Je dansais énormément avec lui. II me demandait toujours mes cotillons, mes soupers et bien je n’ai pas pensé à le regretter chez Madame Salle et j’étais furieuse parce que je ne dansais pas tout de suite avec Mr Viotte. Je l’ai rencontré ce matin, il était à bicyclette. J’ai vraiment une chance énorme de le rencontrer comme cela. Je sais bien qu’il aide un peu le hasard mais enfin cela tombe toujours bien. Ce matin je n’ai pas vu ses yeux et c’est la tendresse qu’il y a dans ces yeux bruns qui me ravit.

 

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Mercredi 31 mars

 

J

e suis furieuse après moi de me voir si bête. Je suis énervée comme tout parce que j’ai lu ce matin que les examens écrits de l'Ecole de guerre auraient lieu les 25-26-27 janvier 1898 et les examens oraux au mois de mars à Paris et cela m’a bouleversée comme tout. Je me laissais si bien aller à la douceur d’aimer et d’être aimée que j’oubliais la terrible condition. Et il a suffi de quelques lignes d’un journal pour me faire trembler à la pensée d’un échec. Et pourtant je devrais avoir confiance, le bon Dieu m’a tellement protégée jusqu’à présent que je ne puis croire qu’il me délaisse. J’ai encore vu Mr Viotte ce matin. J’ai une chance tout à fait extraordinaire, nous partons de la maison à des heures tout à fait irrégulières et pourtant je le rencontre toujours. Aujourd'hui il y avait du triomphe et de la gaieté dans son regard.

 

Marguerite salle est décidément toquée du petit Bichot. Elle nous l’a dit elle-même et cela a l’air sérieux. Elle disait que jamais, jamais elle n’avait encore éprouvé ce qu’elle ressentait maintenant. Le vrai coup de foudre enfin. Moi je ne peux pas comprendre cela. Je trouve Bichot si laid, si peu séduisant, si avorton que je ne comprends pas ce qui a pu attirer Marguerite qui est admirée de tout le monde. Si c’est vraiment sérieux je la plains, la pauvre fille, car il ne m’a pas du tout l’air sérieux ce Bichot. Il est encore très jeune, 25 ans, il est Sous-lieutenant, pas chic du tout et puis enfin riant, plaisantant de tout, faisant l’aimable et débitant des compliments près de toutes les jeunes filles. Je ne vois pas ce qui peut ravir en lui. Moi, il ne m’est même pas sympathique. J’espère encore que ce n'est qu’un feu de paille. C’est un amour (si on peut appeler cela de l’amour) si soudain qu’il ne sera peut-être pas durable.

 

Cela prouve une fois de plus qu’on ne peut jamais discuter des goûts et des couleurs et que l’amour ne se commande pas, qu’il vient sans être attendu et sans qu’on sache pourquoi. En tout cas, c’est un sentiment bien absorbant. Je suis effrayée de voir comme il me possède toute entière. Il n’y a plus une fibre chez moi qui ne soit atteinte. Je n’ai plus qu’un désir, le voir, lui parler et j’ai peur quand je me vois si prise, que lui ne m’aime pas tant.

 

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Jeudi 1er avril 1897

 

J

e vais aller à une matinée musicale chez Madame Pierron. J’espère que cela me distraira un peu. Je suis morose comme tout, je ne l’ai pas vu aujourd’hui et cela m’a rendu triste. J’ai passé ma matinée à me tourmenter et à me poser ce problème irritant "M’aime-t-il vraiment tant que cela". Dans toutes les soirées, les matinées, ne me dirait-il rien. Je suis rassurée car il y a de la passion dans ses yeux mais quand je suis seule avec mes pensées et que je ne trouve pas une seule parole vraiment convaincante de lui alors je me prends à douter et plus la fièvre est forte en moi plus je sens tout mon être frissonner du désir fou de le voir. Plus je me sens conquise, et plus je doute. Il me semble impossible qu’il soit aussi pris que moi. Et malgré moi l’histoire de Napoléon me revient en mémoire. Napoléon adorait Joséphine qui ne l’aimait pas et quand Joséphine s’est prise de passion pour son mari, celle de Napoléon est entré dans une veine de décroissance tant il est vrai, ajoutait le livre où j'ai lu cela, qu’en amour on n’aime jamais également. Alors je me figure qu'il m’a passionnément aimée l’an dernier et que maintenant que je ne vis plus que pour lui il est beaucoup plus calme et cela me fait mal. Et c’est vraiment ridicule de me figurer tout cela puisque ce n’est pas vrai. Témoin ces ruses d’indien qu’il emploie pour m’apercevoir une minute le matin, cette exactitude aux bosquets et c’est m’a-t-il dit, ses seuls accès de joie dans sa vie triste. Et à la messe de 11H1/2 où il ne me quitte pas des yeux. Chaque fois que je retourne ma chaise je rencontre ses yeux ardemment fixés sur les miens et ce ne sont pas des yeux indifférents je vous assure. Enfin, je suis folle, archi-folle, c’est sûr. Je me prends en pitié parfois !

 

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Samedi 3 avril 1897

 

H

ier je n’ai pas eu le temps d’écrire. J’ai été aux Sts Anges, chez Mme Bralley, enfin une journée très occupée. Du reste je n’avais rien à raconter, je ne l’avais pas vu non plus deux jours entiers mais hier j’étais tout à fait calme. J’avais été me confesser et communier et j’avais prié le bon Dieu pour qu’il calme cette fièvre qui me dévorait et me donne l’énergie nécessaire pour dominer mon cœur et je crois que j’ai été exaucée. Mais franchement cela ne pouvait pas durer comme jeudi. Je ne sais pas ce que j’avais, j’étais positivement malade, mais maintenant c’est bien fini. Je ne veux plus être aussi folle, je veux tenir mon cœur dans mes deux mains et l’empêcher de se gonfler et je lutterai et j’y arriverai j’espère. J’étais bien arrivée à cela an dernier. J’ai pu crier victoire ! Aujourd'hui, je l’ai vu deux fois, ce matin en allant à la messe de 7 heures et cela m’a fait plaisir parce qu’il me semble que ce n’était pas son heure d’exercice et je me figurais qu’il venait si tôt pour être sûr de nous rencontrer, et ce soir, en visite chez Me Salle. Et j’ai déjà manqué à mes résolutions. Je m’étais dit que je serais froide, je ne voulais plus qu’il ait des preuves de ce que je l’aime et presque malgré moi, quand il s’est levé pour partir, mes yeux l’ont supplié de rester mais Mr Pagès qui était avec lui s’était lancé et il a fallu qu’il parte, sans cela je crois, oui je crois qu’il serait resté. Le Général L’Hotte est venu jeudi nous inviter à aller voir ses chevaux et il reviendra jeudi chercher notre jour et notre heure. Enfin, il ne sort plus de la maison, c’est une vraie conquête. Antoinette Launois m’assurait qu’il ne pouvait pas rester deux minutes sans parler de moi. Pauvre Général. Je voudrais bien être sûre que Mr Viotte m’aime autant que lui.

 

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Dimanche_ 4 avril 1897

 

L

ouis n'est pas venu aujourd’hui, aussi point de messe de 11H1/2, une bonne occasion de moins mais j’en prends mon parti. Je continue la lutte contre moi-même et je vais même tâcher de ne plus tant en parler dans mon journal. Je m’accorde aujourd'hui encore la permission d’y bien penser et d’en parler et puis après nenni. D’abord je veux faire son portrait physique et moral que je n’ai pas encore fait depuis quinze mois que j’y pense.

 

        Il est de taille moyenne, plutôt petit pour un homme. Il doit être un peu plus grand que moi. Il a des cheveux bruns foncés, tout crépus, il se coiffe en brosse, il a le teint mat, une petite moustache conquérante et des yeux bruns dorés. Ce sont ses yeux que j’aime en lui, ils ont énormément d’expression. Il y a une lueur brillante d’intelligence et d’esprit. Ce sont des yeux qui pétillent, expriment tout ce qu’il pense, la joie, la tristesse. On ne peut pas le remarquer comme étant un très joli garçon mais c’est une tête extrêmement sympathique et qui est éclairée magnifiquement par ses yeux. Comme allures et comme façons il est très distingué, très correct, très poli, de jolies manières. Il a l’accent un peu alsacien mais pas du tout désagréable. Il n’a pas d’expressions communes. Pour la première fois dimanche dernier je lui ai entendu dire deux choses qui ne m’ont pas plu – qu’il suait et – les dames du bataillon –. Deux bien petites choses. Suer, c’est affreux mais ils le disent tous, Louis comme les autres. Et les dames du bataillon, cela ne prouve peut-être pas une éducation très raffinée mais je voyais Mr Fondeur qui le dit lui aussi et puis comment dire.

 

Comme moral maintenant je le connais très peu. Il a beaucoup d’empire sur lui-même et ne se livre pas même à moi. Il ne confie pas volontiers ses rêves, ses aspirations, ses appréciations. On voit que c’est une nature habituée à vivre un peu seule et qui renferme tout en elle-même. Je le crois très affectueux, tous ses camarades ont l’air parfaitement bien avec lui et il y a une vraie amitié entre Mr Biesse et lui. Ce qu’il a de remarquable, c’est qu'il n’est pas égoïste du tout. Je l’ai vu en deux circonstances toujours prêt à être agréable aux autres, chez Me Cornebois notamment pour Mr Faucher et encore dimanche dernier chez Mme Salle quand pris de pitié pour l’air morose du Général L'Hotte il voulait l’amener dans notre cercle et pourtant il devait savoir comme il est absorbant le pauvre Général.

 

Il a une volonté très ferme, beaucoup de persévérance je crois, légèrement entêté, sachant ce qu’il veut et le voulant bien. Souvent, quand je vais chez les Bralley, je compare la différence qu’il y aura entre son ménage et le mien si mon rêve se réalise. Madame Bralley est une femme excessivement intelligente, très instruite et très pratique sous ses allures d’enfant gâtée. Je me sens petite fille à côté d’elle et pourtant sur certains points je crois que je la vaux. Elle conduit son mari complètement. C’est elle qui dirige absolument tout et moi si je me marie j'aurai un maître. Du reste je le désire et je ne ferai absolument rien pour diriger chez moi au moins dans un certain domaine. Je trouve que c’est le mari qui doit avoir les responsabilités et que c'est abaisser un homme que d’en faire son esclave. Je veux que mon mari m’aime follement, que mon mari, précisément parce qu’il m'aime, ne fasse rien sans moi, qu’il me fasse part de toutes ses affaires, qu’il me demande mon avis, mais je n’éprouve pas du tout le besoin de le conduire. Je veux m’appuyer sur mon mari pourvu qu’il m'aime beaucoup. C’est tout ce que je lui demande, mais il me faut cela. J’ai un tel besoin d’affection que je ne sais ce que je deviendrais si mon mari ne m’aimait pas et voilà pourquoi je voudrais qu’il y eut encore une soirée. Cette fois-là je le pousserai à bout, je forcerai l’aveu à jaillir de son cœur. Alors, j’attendrai tranquille et confiante qu’il ait décroché les aiguillettes. Maintenant je sais bien qu’il m’aime mais je ne sais pas si c’est autant que je voudrais et ce ne serait pas la peine de lutter contre toute ma famille, de me mettre dans la misère si ce n’est pas même pour avoir le bonheur. J’aimerais mieux briser mon cœur de mes propres mains pour le moment que de souffrir le martyre plus tard près d'un mari indifférent.

 

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Lundi 5 avril 1897

 

L

e petit Bichot est venu samedi faire visite à Mme Salle. Cela prouverait qu’il est bien épris lui aussi. Marguerite était dans la joie de son âme. Je comprends si bien ce qu’elle doit éprouver et je la plains. Comment cela finira-t-il ? Il était allé aussi le soir au concert spirituel et Marguerite étant exécutante n’a pas pu le voir. Elle en était navrée. Les Launois m’ont dit que Mr Viotte y était et qu’il regardait de tous côtés. Il l’a payé cher ce concert le pauvre Mr Viotte. Pauline de Puly lui offre un programme et comme il n’avait pas de monnaie il lui donne 5 Frs pour les 0,25 demandés. Et voilà Pauline qui prise d’une distraction oublie de lui rendre la monnaie. Elle en était désolée. Elle a dit qu’elle lui ferait un cadeau de noce pour réparer si Mr Viotte se mariait à Lunéville. Cela ne fait rien, il a dû trouver la plaisanterie salée, d’autant qu’il ignore les bonnes intentions des de Pully. Marguerite Salle m’a fait plaisir hier. L’autre jour, elle parlait de Bichot et je lui disais combien j’étais folle de Mr  Viotte et je lui disais (c'était jeudi) que je craignais qu’il ne m'aimât pas assez. Et hier elle m’a dit : "Ne dis plus que Mr Viotte ne t’aime pas, ma chère, il te regardait avec des yeux absolument brûlants." !!! Et j’ai été ravie. Il me faut si peu de chose !

 

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Mardi 6 avril 1897

 

C

’est étonnant comme Madame Bralley a le privilège de m’énerver. Elle vient de venir passer 3 heures à la maison et je suis toute frémissante. Aujourd’hui elle m’a parlé de lui qu’elle apprécie beaucoup mais elle n’a l'air de rien savoir. Je n’ai pas soufflé tant qu’elle a fait son éloge, j’y ai été de mon petit soleil voila tout. Je crois qu’elle n’a rien vu. Je faisais semblant de travailler avec acharnement et n’ai retrouvé la parole que quand elle a abandonné son sujet et s’est ­mise à bêcher un tout petit peu Mr Biesse que j'ai défendu chaleureusement. Je l’aime bien moi Mr Biesse, il est très gentil et pas du tout poseur, comme dit Mr Bralley. Elle est vraiment très drôle, Mme Bralley, c’est une éducation tellement différente de la nôtre, mais je préfère la nôtre franchement. Elle, c’est un peu les héroïnes de Gipsy : bon garçon, elle a tout lu, tout vu et je trouve qu’elle n’est pas très femme. Ainsi, elle ne regrette pas de ne pas avoir d’enfants et je trouve cela tellement étrange et moi il me semble heureux qu’on soit son mari et on doit avoir un regret immense de ne pas en avoir.

 

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Mercredi 7 avril

 

L

e dîner n’a pas été gai aujourd'hui. Papa n’a pas été content de voir servir du potage maigre et il en a fait chauffer du gras. Cela a tout mis en retard, mécontenté Maman qui s’est mise à bouder et n’a pas plus ouvert la bouche et je pensais que ce n’est pas un bon système et je voulais écrire sur mon journal cette recommandation de ne pas jamais bouder quand je serai mariée afin que si je relis plus tard ces lignes j’en fasse mon profit. Cela ne sert absolument à rien, cela mécontente tout le monde, on sort furieux les uns contre les autres. Si la chose vous ennuie tant il faut savoir en prendre son parti et ne pas faire grise mine à son mari. Moi je rêve un intérieur charmant où le mari et la femme sont étroitement unis, où il n’y a ni brouille ni querelle. Moi, je veux que mon mari soit heureux et je ferai tout si j'y suis bien décidée pour lui éviter les petites contrariétés, les soucis, je veux lui faire l’existence douce et agréable. Je veux que son "home" l’attire et le retienne et qu’il ne soit jamais si heureux que près de moi, enfin je rêve... un rêve si beau. Et alors quand je retombe dans la réalité, quand je me vois si nulle, si peu instruite, si peu capable de tenir compagnie à un mari sérieux et intelligent alors je me désespère et pourtant… Je suis certainement intelligente et j'ai la sensibilité très développée. Je devine très bien ce qui peut faire plaisir et froisser ceux qui m’entourent. Eh bien, je tacherai d’acquérir ce qui me manque. Dans un an on peut apprendre bien des choses et je pourrai peut-être être heureuse si le ciel, écoutant ma prière, me donne le mari rêvé.

 

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Samedi 10 avril 1897

 

N

ous avons été ce matin voir le Général L'Hotte à cheval. Il monte très bien, parfaitement bien. Il a 3 chevaux superbes et parfaitement dressés et il nous a donné une vraie représentation. Nous y étions avec les Bralley et nous avions emmené Marg. Salle, le Général nous ayant autorisé à amener toutes les personnes qui pourraient nous être agréables. Je sais bien qui j’aurais voulu amener moi ! Mais voila, on ne peut pas parler de ceux auxquels on pense le plus. Pourtant je me calme, je me calme beaucoup. Je veux enlever cette exagération de sentiment qui me tue. Je le vois souvent, très souvent. Mercredi je l’ai vu deux fois et l’après-midi il m’a regardé avec une telle attention, ses yeux se sont si bien plongés dans les miens que le rouge m’est monté brusquement à la figure. Il vient toujours aux bosquets mais je pense que ce sont les dernières fois. Après Pâques ils commenceront probablement le service en campagne et c’est là que je vais me calmer, quand je ne le verrai plus. Gare. Si j’allais me calmer trop ! Cela, je ­ne le crains pas.

 

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Lundi 12 avril

 

A

vez-vous jamais songé qu’il existe des hommes dont le visage sourit et dont l’âme est en pleurs. Chaque jour de fête paraît être pour eux un jour de gloire et chaque soir la douleur monte et grandit et noie leur cœur. Et ce supplice atroce qui les déchire et qui les tue, ils l’aiment et le désirent. Ils vivent pour aimer et pour souffrir et un sourire est parfois toute leur joie.

C. VIOTTE

 

Voilà ce qu’il avait écrit sur l’album de Louise Salle l’an dernier, la veille de la matinée Cornebois. Je l’ai copié parce que je suis tellement folle que relire ce qu’il a écrit, ce qu’il a pensé, cela me fait plaisir.

 

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Mardi 13 avril

 

N

ous sommes en plein dans la semaine sainte. Pâques va arriver. Tout le monde se lamente, comme le temps passe vite, moi je ne peux pas me lamenter. Je suis contente de voir passer les jours et pourtant je ne sais ce que le temps m’amènera. Dans un an que ferais-je ? Serais-je sa fiancée radieuse ou serais-je plongée dans le désespoir. La liste de l'Ecole de guerre a paru la semaine dernière 8 ou 9 avril je crois. S’il n’­allait ne pas être reçu mon Dieu ! Heureusement que la prière me donne confiance. Pour le moment je prie pour autre chose. je l’aime, lui, comme il est, qu’il soit bon ou méchant, pieux ou athée. Je l’aime presque pas raisonnablement mais je désire tant qu’il soit pieux, alors je prie de tout mon cœur pour qu’il lasse ses Pâques cette année. Cela me ferait un tel plaisir si dimanche il communiait à la même messe que moi, le sentir dans les mêmes sentiments que moi, unis dans la même prière, ce serait une jouissance ineffable. Aussi, je prie de tout mon cœur.

 

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Jeudi saint 15 avril

 

J

e m’étais pourtant promis de ne plus parler de lui, de tâcher de l’oublier presque et je ne peux pas, non je ne peux pas. Il faut que j’en parle et que je l’écrive quand je ne peux pas en parler.

 

Jeanne, à la fin ça l’agace toujours la même histoire et puis surtout maintenant elle en est un peu jalouse. L’an dernier, elle se disait que ce n’était pas si sérieux, tandis que maintenant elle se rend compte que c’est ma vie, que mes joies et mes peines viennent toujours de lui et elle est jalouse. Pauvre petit [illisible] chéri, je l’aime tant, nous sommes si unies, si pareilles, je croyait que jamais je ne pourrais la quitter et maintenant je le désire. Je me fais l’effet d'un monstre d’ingratitude quand j’appelle de tous mes vœux le printemps prochain, C’est que ce sera bien triste pour Jeanne. Elle s’en effraye à l’avance et elle m’envie oh tant cela lui paraît si beau d’être aimée et d’aimer. Elle voudrait aussi trouver son âme sœur, quelqu'un qui l’aime pour elle, qui la comprenne et avec qui elle partirait sans rien regretter.

 

Je continue à prier pour qu’il fasse ses Pâques. Il était à la messe ce matin. Cela m’a donné confiance. Pour aller aux offices il faut qu’il soit pieux. J’espère que son bon ange lui soufflera cela dimanche. Cela me ferait tant de plaisir parce que je le voudrais parfait. Je veux qu’il réunisse toutes les conditions de bonheur puisque je ne peux pas cesser de l’aimer. Ce matin je n’espérais pas le voir et le sentir derrière moi, cela m’émotionnait si sottement que je ne pouvais presque plus prier.

 

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Jeudi soir

 

T

ante Marie est ici depuis hier et c’est navrant de voir comme elle est encore désespérée. Il est vrai que c’est affreux, c’est si horriblement triste de la voir comme cela sans cette chère petite Zette que nous aimions tant. Cela nous est bien douloureux et je comprends bien le brisement de la vie de Tante Marie séparée de tout ce qui faisait le charme de sa vie. Et pourtant, faut-il plaindre Thérèse ? Je me dis quelquefois combien la vie me serait à charge si décidément je ne pouvais pas l’épouser.

 

Je ne sais comment nous parlions de Mr Biesse aujourd'hui et Jeanne est persuadée qu'il m’a aimée et que sachant combien Mr Viotte m’aimait il n’a pas voulu aller sur ses brisées, que du reste lui n’allait peut-être pas jusqu’au mariage et elle attribue à cela sa mélancolie subite de cet hiver, cette sauvagerie. Elle disait qu’enfin c’était mon plus fervent danseur, qu’il avait l'air de beaucoup m’admirer, qu’il cherchait toujours à être dans mes environs, et puis qu’après cela il cherchait à me fuir, ne venant plus aux bosquets, etc… Moi, je crois que Jeanne se trompe certainement. Il avait une petite pointe d’admiration pour moi mais je ne crois pas qu’il m'aimait à en être malheureux. Une seule fois, chez Mme Voirand, j’ai été frappée. Il m’avait  d’abord fortement complimenté sur ma tête, demandé mon cotillon, et après il me regardait fixement et d’un air triste. Or cela ne lui est pas habituel. Je me rappelle que cela m’avait frappée mais cela ne prouve pas qu’il m’aimait. Du reste, comme il est parti, cela n’a plus d'inconvénients et puis je ne crois pas moi à tout cela. S’il ­m’avait aimé, il me l’aurait dit, il devait savoir que cela ne me troublerait pas puisque j’aimais follement son ami.

 

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Dimanche 18 avril (Matin)

 

P

âques, c’est Pâques aujourd'hui. Louis est ici, tout le monde est dans la joie mais l’alléluia n’est pas dans mon cœur. Je suis triste, d’une tristesse silencieuse et profonde. J’ai eu une si grosse déception ce matin. Il était à tous les offices de la semaine sainte et j’avais tant prié que j’avais confiance et quand ce matin, je l’ai cherché en vain dans la foule d’hommes qui remplissaient leurs devoirs religieux, quand j’ai vu qu’il ne faisait pas ses Pâques, mon cœur s’est serré, tellement serré que les larmes sont montées, pressées et brûlantes à mes yeux. Et je n’ai pas encore pu vaincre ma tristesse. C’est un gage de bonheur de moins, une sécurité de moins. Quand on ne peut baser sa confiance sur rien c’est triste et je pleure. Je vais partir pour Maizières mardi. Je serai presque quinze jours sans le voir. Cela me fait froid d’avance et pourtant si cela pouvait amener l’oubli, ce serait mieux. Si je pouvais calmer, anéantir cette fièvre qui me brûle, ce sentiment qui me tue, je crois que ce serait heureux, si décolorée que la vie puisse me paraître après car je ne sais ce que la suite me réserve, quelle chaîne de privations, d’ennuis et peut-être de larmes. Une vie mesquine, gênée, si l'union et l’amour ne sont pas parfaits, doit être intolérable. Je veux croire en mon mari avec une confiance aveugle et si je le savais pieux je l’aurais, tandis que s’il n’a ni croyances ni foi il n’a pas de frein et on peut tout craindre.

 

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Lundi 19 avril 1897

 

V

raiment cet amour fait mon tourment de tous les instants. Je désire le voir perpétuellement, je suis navrée quand je ne l’aperçois pas, je crains qu’il ne m’aime pas assez et je me tourmente enfin à propos de tout, à propos des choses les plus insignifiantes. Ainsi tout à l'heure Marg. Salle est venue nous faire ses adieux et comme elle sait que j’aime Mr Viotte elle m’a dit pour me faire plaisir qu’elle l’avait vu ce matin chez Madame Tiché. Et me voila ennuyée, mon imagination s’est mise en mouvement. Pourquoi va-t-il chez Madame Tiché, là où on paie le plus cher. Ce sont les officiers qui ont des dettes qui vont là, ceux qui font du genre et me voila partie. Mon Dieu, s’il avait des dettes. J’ai déjà la crainte qu’il ne soit joueur. Jeanne qui devine toutes mes impressions s’est moquée de moi, m’a dit que j’étais ridicule et que je serais insupportable si je me mêlais de tout comme cela. Je lui ai expliqué le pourquoi de mon ennui. C’est que je crains tellement ce qui pourrait m’empêcher de l’épouser que les indices les plus insignifiants me font trembler. Vraiment, plus je vais, plus c’est pis je crois. Quelle différence avec l'année dernière où je croyais l’aimer déjà et tant que je le voyais tous les jours c’était bien. Tandis que maintenant, sans le voir régulièrement, il me semble que je suis plus éloignée de lui. Je palpite du désir de le rencontrer. Ce matin-là j’ai rougi prodigieusement parce que j’apercevais un officier de chasseurs à bicyclette, si bien que Maman m’a demandé si c’était Mr Viotte. Pauvre Maman, elle ne fait que m’exciter en cherchant à m’empêcher de le voir. Elle était furieuse de le rencontrer tous les matins en allant à la messe et le vendredi saint j’ai eu une réprimande soignée de Maman qui a prétendu que je lui faisais des coups d’œil scandaleux que tout monde pouvait remarquer. Je voudrais voir les jours passer, le voir, le sentir près de moi ou au moins le voir encore une fois, pouvoir lui faire dire qu’il m’aime passionnément et alors j’espère que je serais tranquille. Je suis presque contente de voir partir Marg. Salle, elle m’excite trop. Elle, elle aime toujours  son Bichot. Elle me sait folle de Mr Viotte. Par exemple, ce qui doit l'étonner c’est de ne pas nous voir nous marier. Elle ne sait qu’il a une condition terrible à remplir.

 

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Mercredi 21 avril Maizières

 

N

ous y sommes depuis hier et cela me paraît un exil. J’y ai apporté mon journal. Je ne peux pas m’en passer. J’en ai trop besoin pour parler de mes impressions et sentiments intimes. C’est un lien qui me rattache à Lunéville, ce cher Lunéville dans lequel je voudrais déjà être de retour car Maizières sans Zette c’est horrible. On retrouve son souvenir partout, tout la rappelle, la pauvre petite chérie et le vide cruel qu’elle laisse est poignant. Sa pauvre mère fait mal à voir, toujours aussi désespérée. Vraiment, personne ne peut se plaindre de la destinée près de malheurs pareils. Je crois que c’est pénible à Tante Marie de nous voir, aussi je ne sais comment agir avec elle et cela me gêne beaucoup. Maizières ne nous offre plus guère d’agréments. J’y travaille avec acharnement. Je fais une taie d'oreiller de berceau pour le petit bébé qu’attend Pépita. En somme, c’est elle qui a contribué à mon bonheur, même en agissant mal, aussi j’ai voulu lui faire quelque chose de joli. Je suis si pressée de rentrer à Lunéville. Il me semble qu’il pourrait m’oublier quand je suis loin de lui. Je l’ai rencontré hier matin. J’ai une chance extraordinaire. Maman s’est écriée "Enfin, c’est inouï, on ne peut pas sortir une fois sans le rencontrer". Moi je n’ai rien dit, je sais bien qu’on peut avoir confiance dans les âmes du purgatoire. S’il avait su qu’il ne me rencontrerait plus avant au moins huit jours je pense, j’espère que cela lui aurait fait un petit effet. Je me demande s’il pense à moi pour le moment, moi j’y pense toujours, je suis même en train de devenir parfaite. Dès qu'il se présente un ennui, une difficulté, un sacrifice, une chose ennuyeuse, je me dépêche de la faire afin que cela me donne des mérites et que le bon Dieu soit disposé à écouter mes prières.

 

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Maizières vendredi 23 avril 1897

 

E

n venant à Maizières Tante Marie a voyagé avec Mr Valette depuis Avricourt. Il était dans le compartiment voisin et il causait avec des paysans. Tante Marie nous racontait cela hier, alors Bonne-maman, Maman ont trouvé à propos d’exprimer quelques regrets. On a entamé l’éloge du susdit monsieur, ses qualités, sa fortune qui n’est pas à dédaigner, la superbe position qu’il aura, les économies qu’il avait déjà, enfin un vrai panégyrique et moi j’écoutais, souriante, tandis que devant mon âme ravie passaient deux yeux bruns pleins de tendresse et de passion, deux yeux qui condamnaient à jamais tous les Valette de la terre.

 

Nous sommes toujours à Maizières. Je commence à m’y habituer. Les premiers jours sont toujours un peu pénibles. Nous sommes des raffinées, nous, et Bonne-maman ne l’est pas du tout, alors nous souffrons de tas de petite riens, de petite froissements. Jeanne remarquait qu’elle n'aimerait pas d’amener ici un mari chic, moi au contraire cela fait, fera plaisir au mien. Il sentira moins de différence avec sa famille à lui. Je m’imagine qu’il doit souffrir, lui qui est si distingué, si comme il faut, de sentir ses parents au dessous de lui. C’est aussi le point noir de mon existence. Je n’avais jamais rêvé une famille comme cela, la pauvreté m’aurait déjà suffi. Il y a un ou deux ans, quand je ne me rendais pas compte de ce que c’était que l’amour, je me disais que je ne passerais jamais dessus et il a suffi de quelques mois pour renverser à jamais tous mes préjugés. Le bonheur, c’est votre mari seul qui peut vous le donner, tout le reste n’est rien. On n’est pas très tranquille pour le moment. La guerre entre la Turquie et la Grèce est déclarée et on craint les complications européennes. Il ne manquait plus que cela. C’est à propos de la Crète que la Grèce réclamait mais je n’ai jamais complètement compris l’affaire.

 

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Dimanche 25 avril 1897

 

C

e que je suis encore énervée aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi le dimanche m'agite toujours. Je n’ai rien à faire, je pense trop, je lis ce qui est aussi très mauvais pour moi, enfin je me fatigue, je m’énerve et je n’en puis plus. Cela touche à sa fin pourtant ce séjour à Maizières et j’en suis bien contente. Lunéville m’attire. Là au moins je puis l’apercevoir, j’entends parler de lui, je vois des chasseurs à pied, au moins, et ces futilités m’enchantent. Cela me semble si loin, presque huit jours et surtout sans pouvoir en parler. Jeanne, elle en a les oreilles rebattues. Elle est même un peu jalouse et puis quoi lui dire. Oh, je trouve le temps long. Quand je pense à ce que ces huit jours m’ont coûté. J’ai peur de l'avenir. Que serait ma vie si je devais renoncer à lui ? Je me dis bien quelquefois que tant pis, j’aimerais et j’épouserais quelqu’un d’autre, mais je ne crois pas que cela soit possible et lui, lui pense-t-il bien à moi, nulle image brillante n’efface-t-elle la mienne. J’ai soif de revoir ses yeux, je voudrais tant pouvoir lui parler, je rêve à cela quelquefois.

 

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Lunéville mercredi 28 avril 1897

 

E

nfin je l’ai revu. Nous sommes revenues depuis lundi mais hier Maman n’avait pas voulu sortir et aujourd’hui ce n’est que cette après-midi que nous sommes allées en ville. Nous avions fait toutes nos courses et je désespérais de le rencontrer quand en passant dans la rue Germain Charier je l’ai vu. Il était paresseusement accoudé sur sa fenêtre. Il nous a vues et il est rentré bien vite. Moi j’ai piqué un beau soleil mais personne ne l’a vu je crois. C’est que cela m’a fait une fameuse émotion. Je crois que je suis toujours aussi bête puisque rien que sa vue me remue aussi profondément.

 

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Jeudi 29 avril 1897­

 

L

es jours passent. Nous voilà presque au mois de mai. Il fait très chaud et cela est venu si brusquement cette chaleur que les affaires d’été ne sont pas prêtes et qu’il va falloir bien nous dépêcher et nous allons nous lancer dans des choses bien difficiles, des robes tailleur. Je voudrais presque que cela soit fini. Non pas que cela m’ennuie de travailler aux robes mais cela occasionne tant d’ennuis et tant de conflits avec Maman les achats de robes que je voudrais bien en être sortie. Maman voudrait que nous nous resservions de tas de vieilleries atroces et nous, nous voulons être bien. Moi à qui tout cela était un peu égal je suis devenue coquette. Je crains tellement qu’il me trouve mal, que je lui déplaise et qu’il ne m’aime plus.

 

Aussi je résiste aussi et puis nous sommes à un âge où l’on a besoin d’une certaine liberté et où l’on veut en faire un peu à sa tête  quitte à faire des bêtises. Enfin je pourrais très bien être mariée pour le moment, être Madame Viotte ou Madame Valette ou peut-être même Madame Thirion et je pourrai faire tout ce que je voudrais en tant que toilettes au moins et parce que je n’ai pas pu l’épouser je suis traitée en petite fille. C’est un peu ennuyeux. Quand je pense tout de même dans quelles incertitudes je suis encore plongée, tous les tracas que je me donne bien inutilement, les craintes que je me forge et quand je pense que je pourrais être sa femme, l’avoir tout à moi, être sûre que la mort seulement pourrait nous séparer, il me prend des instants de désespoir. J’ai été à la messe ce matin, Maman m’a grondée tout le temps mais j’étais joyeuse au milieu de mon énervement. Je l’ai vu deux fois et une fois son regard plongé carrément dans le mien et cela me suffit à me ravir.

 

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Samedi 1er mai 1897

 

V

raiment j’ai une nature tellement ardente, tellement passionnée que cela m’effraye. Tout à l'heure Louis est arrivé. Il y avait 15 jours que je ne l’avais pas vu, aussi cela m’a transportée. Je me suis jetée dans ses bras et l’ai embrassé en éprouvant une telle joie que les larmes m’en sont venues aux yeux. Du reste je ne sais pas comment, mais Louis je l’aime avec une telle fougue qu’il y a presque de l'amour dans mon affection. Et Louis lui m’aime tranquillement, je suis une bonne fille, il a beaucoup d’affection pour moi mais mes transports l’étonnent. Aussi, quand j’aurai un mari qui m’aimera autant que je l’aime j’éprouverai pendant les débuts de mon mariage assez de bonheur et de jouissances presque pour toute ma vie. Maintenant je l’aime tant Mr Viotte, mais il y a une réserve énorme entre nous. Je suis honteuse de moi quand je me retourne ou lui montre clairement ce qu’il est pour moi par les yeux seulement, car je ne lui ai jamais dit une parole qui le lui prouve et à me voir si calme on ne se douterait pas de la tempête qui bouillonne en moi. Demain, si je vais à la messe de 11H1/2 je ne me retournerai pas les deux fois, cela je l’ai bien décidé et je tâcherai d’avoir la force de faire ce que je veux. Quand je pense que je lui ai jamais donné un mot qui lui prouve que je l’attends. je m’en veux. Je suis pour le moment énervée, presque fatiguée, il me prend un désir fou qui devient même douloureux de reposer ma tête sur son épaule, de sentir son cœur battre près du mien, ses yeux se plonger amoureusement dans les miens et sa lèvre se poser sur mon front. C’est presque du délire, je suis honteuse mais c’est un moment et je reprendrai ma vie paisible, mes petites occupations si tranquillement que personne ne se doutera des accès que je subis.

 

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Mardi 4 mai 1897

 

E

h bien je l’ai eu la force d’âme de ne pas me retourner à l’évangile à la messe de 11H1/2 dimanche et je n’en ai pas été plus fière pour cela au contraire. En somme c’était stupide, cela ne servait à rien et alors quand je me suis retournée à l’élévation et que je l’ai vu avec une figure ennuyée, presque triste et un peu furieuse, j’ai eu tant de regrets ! Je craignais qu’il ne soit fâché. En sortant il m’a saluée avec un air un peu rasséréné qui m’a remise et je l’ai encore rencontré l’après-midi qui allait à la musique et il m’a regardée comme autrefois. Il y a un an aujourd'hui que Marg. Collardelle s’est mariée. Je revois si bien cette noce-là, le regard qu’il m'a jeté en passant. Marie Viaux a un petit garçon depuis huit jours, un petit Jean venu au monde le 28 avril. Et il y a aussi une petite Nelly Collombier depuis samedi 1er mai. Nous avons reçu ce matin une lettre de Marguerite Salle qui est ravie. Nelly Cordier est fiancée depuis hier à Monsieur Méquillet. Elle ne nous en a pas encore fait part mais Mr Méquillet l’annonce. On dit que le mariage n’aura lieu qu’au mois d’octobre. Il me semble que c’est bien tard. On doit être pressé, je crois. Les Hertzog sont partis, ce matin. La pauvre Cécile Hurlin doit un peut respirer. Voilà des gens que je déteste, sa mère, sa sœur. Il me semble que si j’étais à la place de Cécile je me révolterais une bonne fois et je leur cinglerais quelques vérités. C’est une pauvre victime et on comprend qu’elle ait épousé M Hurlin. Et quand on pense que c’est de la haute piété ! Voilà ce qui fait du tort à la religion, des gens comme cela.

 

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Dimanche 9 mai 1897

 

N

on, ce que je déteste le dimanche. Je suis malheureuse presque toujours le dimanche. Voila huit jours que je ne l’ai pas aperçu du tout et cela m’ennuie tant. D’abord parce que j’aime à le voir et puis parce que je me dis que presque toujours c’était lui qui s’arrangeait pour nous rencontrer et que j’ai peur qu’il ne m’oublie. Le mariage de Nelly est annoncé. Madame Méquillet est venue faire part. Il paraît que c’est chez Tante Claire que le coup de foudre s’est produit. Pour nous aussi je crois c’est de ce jour-là que je lui ai plu car c’est chez Madame de Pully que j’ai commencé à me dire qu’on croirait presque que Mr Viotte était épris de moi et c’est de ce moment que j’ai senti grandir cette sympathie instinctive qui me poussait vers lui. Puis j’ai passé six mois à penser constamment à lui mais en luttant contre mes pensées, mais ce n’est qu’au mois d’août quand après avoir appris qu’il m’aimait vraiment j’ai craint son départ que j’ai compris au déchirement qui s’est produit en moi que je l’aimais vraiment et depuis cela n’a fait que croître et embellir. Maintenant je ne peux même plus me passer de sa vue, j’en suis malheureuse. En me voyant si calme, m’occupant de tout sans jamais parler de lui la famille doit croire que je l’ai oublié et elle ne sait pas quel feu couve sous la cendre. Oh je l’aime tellement que j’en deviens stupide, rabâcheuse, que j’éprouve du plaisir à l’écrire, à le redire. Je voudrais le crier à tout le monde que j’en oublie tout le reste et que mon pauvre journal n’est plus qu’une redite.  Aussi aujourd’hui je voulais parler de beaucoup de choses, de la guerre gréco­-turque, de cette horrible catastrophe de Paris et malgré moi ma plume trace son nom, trahit mes pensées, et pourtant j’ai été bien plongée dans cette horrible catastrophe, 117 personnes de l’aristocratie de Paris brûlées au bazar de la charité, des gens illustres, la Duchesse d'Alençon, le Général Munier, des jeunes femmes, des jeunes filles brillantes de vie et de jeunesse fauchées par la mort, transformées en une demi heure en des cadavres méconnaissables, c’est épouvantable ! Ah cela vous fait faire des réflexions philosophiques et vous prouve une fois de plus qu’il faut toujours être prêt, qu’elles ne se doutaient pas toutes ces jeunes et jolies femmes s’habillant pour se rendre à cette vente de charité que si peu de temps après ce serait les lambeaux de vêtements qui seuls permettraient à leurs parents de reconnaître leurs cadavres  défigurés. Et quelles minutes affreuses elles ont dû passer en voyant la mort de si près, sans issue et la mort affreuse, hideuse. Oh les minutes angoissantes et folles quand on voit la flamme vous dévorer peu à peu.

 

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Jeudi 13 mai 1897

 

A

ujourd’hui je veux raconter un peu la guerre gréco-turque bien que je ne sois pas très au courant, mais enfin c’est pour plus tard où j’en saurai encore moins. Donc la Crète était la possession de la Turquie mais comme la Crète était composée en grande partie de Grecs les habitants se sont insurgés et ont demandé l’annexion à la Grèce. La Grèce ne demandait pas mieux et elle envoie des troupes en Crète commandées par le Colonel Vassos. Les puissances sont intervenues et ont sommé la Grèce de retirer ses troupes mais le Roi, poussé par la population, refuse de se soumettre. Enfin la guerre se déclare mais le nombre des combattants étant très inégal le résultat était à prévoir. Pourtant on s’attendait à une résistance désespérée des Grecs et pas du tout, ils ont fui lâchement presque partout. Les Turcs ont été constamment vainqueurs et se sont emparés de Larissa et de Volo.

 

Pour le moment tout à l'air de s’arranger. Les puissances sont d’accord pour une intervention et la Grèce a besoin d’un armistice. J’en serais bien contente car c’était un vilain point noir à l'horizon.

 

Où sont mes belles résolutions ? Ma plume frémissait d’impatience en écrivant ce court résumé, j’ai si envie de parler de lui. Aujourd’hui je suis joyeuse. Enfin je l’ai revu ! Je commençais à perdre patience, déjà dix jours et puis une sourde inquiétude se mêlait à mon impatience. Enfin, il tenait donc bien peu à me voir maintenant, ne venant plus jamais aux bosquets. Enfin, je n’étais pas tranquille du tout. Aujourd’hui enfin il y était. Jeanne m’a dit qu'il trouvait bien sûr le temps long aussi. Oh ! Je le voudrais tant, je désire tellement le savoir, je voudrais qu’il me dise une bonne fois qu’il m’adore et qu’il m’adorera toujours. Ce matin il était assez loin aussi je n’ai pas pu voir ses yeux et je le regrette car cela me donne toujours confiance et espoir. Trouve-t-il le temps long lui aussi ?

 

Tout à l'heure Germaine Kesseler était à la maison et je la trouvais si jolie. Mais je n’en suis plus jalouse. Il a eu un air de dédain si significatif en parlant d’elle que cela m’a rassurée.

 

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Jeudi 20 mai 1897

 

J

’ai encore eu une déception ce matin (j’en ai joliment du reste depuis un certain temps). J’ai beau aller en ville je ne le vois plus. Hier, j’avais lu sur le journal que le Général Hervé leur avait donné un jour de congé (aux chasseurs) et que ce serait le jeudi 20 mai. Alors moi je me dis puisqu’il sera libre il viendra probablement aux bosquets le matin. Je décide Maman à aller à la messe. Je m’habille avec soin et je pars de mon pied léger avec un petit battement de cœur. Hélas, mon cœur avait battu pour rien : pas l’ombre de Mr Viotte !!! Je me disais peut-être travaille-t-il ? Pauvre Mr Viotte ! Ma compassion était encore de trop. Arrivées devant chez lui nous avons trouvé les volets bien clos : Monsieur dormait du sommeil du juste. J’en ris… Je ne sais pourquoi, je suis gaie aujourd’hui. Ce matin je ne riais pas tant, je me disais que moi si je savais devoir le rencontrer j’abandonnerait bien vite mon lit et que bien sûr il ne m’aimait pas beaucoup. Cela comme je n’y crois pas cela ne m’attriste pas. Je le revois à la soirée Voirand m’assurant qu’il ne m’oubliera jamais et j’ai confiance. Ces yeux-là ne savent pas mentir. Tante Claire, Tante Marie sont à Rome. Elles sont parties lundi et j’irai habiter chez Bonne-maman aussitôt après le départ de Tante Fanny, c’est-à-dire samedi. Cela ne me réjouit pas mais pas du tout et je serai bien contente de rentrer ici.

 

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Dimanche 23 mai 1897 (8 heures soir)­

 

J

e suis tout à fait installée chez Bonne-maman depuis hier matin et je ne m’y ennuie pas du tout. Naturellement Maman, Papa et mon petit Jean chéri me manquent beaucoup mais je ne m’ennuie pas. Du reste je crois que maintenant et à Lunéville surtout je ne m’ennuierai nulle part. Je vis si bien dans mon rêve, je me laisse absorber si complètement par mes pensées que le reste a moins d'importance. Au contraire, plus j’ai de loisirs et plus je pense à lui. Si seulement je l’apercevais plus souvent. Mais c’est si rare maintenant. Aujourd'hui je l’ai bien vu mais depuis dix jours je soupirais. Comme Louis était venu je suis allée à la messe de 11H1/2. Il était tout derrière moi et  me regardait d’un air content et souriant qui m’a fait bondir le cœur. Je suis si impressionnable et puis je l’aime si follement que rien que de sentir nos yeux se rencontrer trois fois comme ce matin cela me donne du bonheur pour quelques jour. En allant aux vêpres je l’ai encore aperçu. Il revenait de la grande rue. Je ne sais chez qui il va mais déjà plusieurs fois je l’ai vu se diriger vivement de ce côté après la messe. Je pense que c’est chez les Bralley. Du reste je n’ai pas peur, j’ai confiance, une confiance absolue en lui et je suis sûre que m’aimant, se sachant aimé et à moitié lié avec moi il recherche d’autres compagnies. Dans un an pourrais-je lui demander tout cela ? Cela me fait frémir quand j’y pense, dans un an.

 

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Dimanche 29 mai 1897

 

M

e voilà rentrée à la maison et bien contente d’y  être dans ma  chère maison, et pourtant je ne me suis pas ennuyée chez Bonne-maman. J’y étais très bien, trop bien même car le retour a été moins agréable. Bonne-maman est une vraie grande dame, on vit chez elle dans des habitudes de luxe, de gens raffinés et comme j’ai ces tendances-là, j’ai été choquée de petites choses auxquelles je ne faisais presque pas attention en rentrant ici. C’est Jeanne qui a pris ma place en attendant le retour de Tante Claire et elle me manque considérablement encore plus qu’elle ne me manquait en ville. J’avais espéré voir passer les chasseurs vendredi mais la malchance me poursuit et moi qui le désire tant, je ne peux pas arriver à voir passer le bataillon. J’ai fait la conversation avec Mr Bauvais quand j’étais là-bas, cela m’intéressait parce qu’il me parlait du bataillon. Il m’a même "appris" que Mr Viotte se présentait à l'Ecole de guerre cette année. J’avoue que j’ai eu envie de rire. Pauvre Mr Bauvais. J’aurais pu le lui dire avant qu’il ne le sache et bien d’autres choses encore.

 

Aujourd’hui, j’ai une drôle d’obsession. Je ne fais que penser à "mes enfants". Je me vois mère de deux beaux enfants, un petit garçon et une petite fille, la petite fille châtain avec ses yeux à lui et je les aime tous les deux. Je crois que ce qui m’y fait penser ce sont les conditions générales du bonheur que je lisais ce matin. Le mariage d’amour et la maternité étant des conditions essentielles disait-on. Mariage d’amour ? Je comprends cela et la maternité encore mieux si c’est possible. Une femme dans la force de l’âge sans enfants ne peut pas être heureuse complètement. Un foyer sans enfants, c’est triste. Moi quand je goûte d’avance cette plénitude de bonheur peut-être idéale je me vois toujours un berceau entre moi et lui. Oh un petit enfant, quelles sources de joie, quel lien entre le mari et la femme, quelle force pour lutter contre les misères de la vie. Et comme suis tentée de m’écrier avec Victor Hugo :

 

Seigneur, préservez moi, préservez ceux que j'aime
de voir jamais l'été sans fleurs vermeilles
la ruche sans abeille
la maison sans enfants.

 

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Dimanche après-midi

 

V

oilà longtemps que j’ai envie de faire le portrait physique et moral de moi et de toute la famille mais c’est si difficile que je recule toujours. Aujourd’hui j’ai le temps, ce serait bien le cas. Essayons un peu de faire le mien. Physique d’abord. Je suis d’une taille moyenne, des cheveux brun-doré, des yeux gris très enfoncés, des cils noirs, un nez court, des lèvres très rouges et un peu épaisses, la bouche plutôt petite, des dents saines mais très mal rangées dans le bas et un teint extrêmement coloré. Vous voyez que dans les détails c’est laid et pourtant j’ai une figure agréable. Mes yeux sont petits mais ils sont intelligents. J’ai un air de santé, de jeunesse, de fraîcheur qui fait toujours passer sur l’incorrection des traits et je plais généralement. En trouvant Jeanne si jolie je craignais toujours notre entrée dans le monde, lui voyant tous les succès et moi délaissée, et pas du tout, il y a toujours eu autant de solliciteurs près de moi que près d’elle. J’ai même eu des admirateurs plus fervents et surtout j’ai allumé cette passion qui fait la gloire et qui fera j’espère le bonheur de ma vie. Le moral maintenant. Je suis orgueilleuse, m’admirant volontiers, me jugeant facilement supérieure aux autres. Très avide d’affections, mais jalouse en même temps, souffrant de voir caresser les autres, me croyant vite lésée et supplantée.

 

J’ai l’esprit de contradiction très développé et avec cela je suis très entêtée, ne voulant pas avoir tort et soutenant mordicus mes opinions.

 

Très diplomate avec cela, sachant arriver à mes fins. Et pourtant ayant horreur du mensonge et ne sachant pas mentir, pas même faire des compliments que je ne pense pas.

 

Egoïste ! A moitié, ne sachant pas me dévouer pour les autres et pourtant y pensant et luttant quelquefois.

 

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Mardi soir 1er Juin 1897

 

J

e suis en retraite depuis hier et si bonne retraite prêchée par le Père Vergne qui est parfait pour les retraites. Hier d’abord le sermon d’ouverture très bien. Sur ce qu’il faut ouvrir son âme à la grâce, il faut devenir plus sainte pour nous et pour les autres qui ont besoin de nous, qui attendent peut-être de nous les exemples et les encouragements. Le sermon de ce matin : la vie du chrétien. Il faut respecter, louer et servir Dieu, la conférence sur les défauts opposés à ces trois points. La vanité et la curiosité, la frivolité de notre vie et la charité envers le prochain. Et celui de ce soir sur le péché et l’horreur que nous devons en avoir. J’aurais voulu aller me confesser aujourd’hui mais on avait dit que ce serait pour les dames, alors j’ai remis à demain. Une pensée profane qui m’est venue pendant le premier sermon et qui est je crois le secret de l’affection que j’éprouve pour le Père Vergne : il me rappelle Mr Viotte, les mêmes yeux brillants, pénétrants, pétillants, un peu la même façon de parler mais surtout de vous regarder, de plonger au fond de vous. Et puis voilà que ce soir j’ai été trouvé le Père, encouragée et conduite par Mère Mélanie, sous le prétexte de faire indulgencier mon chapelet. Il m’a accueilli avez bonté, m’a demandé où j’en étais, je lui ai dit pas mal et c’est vrai. J’ai fait des progrès en piété. Je lui ai dit aussi que je craignais d’être trop large dans mes confessions. Il m’a rassurée, m’a dit de ne pas avoir de scrupules. Puis je lui ai expliqué comme quoi je ne faisais pas grand mal mais que je ne faisais pas de bien. Il m’a dit qu’une jeune fille ne peut pas faire de grandes choses mais que dans les petites choses, dans sa famille, elle peut faire bien tout ce qu’on lui demande et ce que le bon Dieu attend d’elle. Je lui ai enfin ouvert mon cœur, lui ai dit ce que j’espérais et désirais et ma crainte d’y trop penser. Le Père m’a dit qu'on pouvait penser à ce qui était réalisable mais qu’il ne fallait d’excès en rien- et me remettre bien entre les mains du bon Dieu. Il m’a dit qu’il m’approuvait de ne pas regarder à la fortune, on est souvent plus heureux sans, mais qu’il ne faut rien faire à la légère et savoir si on est bien de force à accepter cette vie médiocre. Je l’ai rassuré la dessus, j’ai bien réfléchi et je suis bien décidée. Il m’a dit aussi qu’il ne fallait pas non plus considérer la chose seulement à mon point de vue comme devant me donner le bonheur mais je dois me demander aussi si je saurai le rendre heureux lui, si je connais assez ses goûts, ses aptitudes et sentir en moi la force de m’oublier moi-même pour le rendre heureux et je crois que oui. Enfin il a été très bon pour moi. Il a accepté de dire la messe à son intention le 25 janvier, jour de l’examen. Il m’a dit que sans scrupules on peut très bien demander à son fiancé de communier avec soi quand bien même il ne le ferait que pour faire plaisir à celle qu’il aime, la communion n’en serait pas moins méritoire, une bonne action est toujours une bonne action.

 

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Ce sont deux sermons aujourd’hui que je vais résumer et si j’ai le temps je reprendrai ceux d’hier que j’ai imparfaitement redit.

 

          Celui de ce matin d’abord – sur la mort. Nous ne savons quel jour ni à quelle heure Dieu viendra nous prendre. La vie est courte, très brève, regardez autour de vous, que de vides, que de deuils, que de jeunesse fauchée avant l’heure. Ne comptez pas les années qui vous restent à vivre, comptez celles qui se sont déjà écoulées et dont vous devrez rendre compte à Dieu. Mais alors, si la mort vous guette à toute heure, si la vie est si courte, si comme le disent les Stes Ecritures un oiseau qui passe, un nuage qui passe, comment ne vivons-nous pas autrement0 Qu’est-ce que cette vie en comparaison de l’éternité. A quoi bon sacrifier l’éternel pour le temporel, à quoi bon nous attacher à tous ces biens de la terre, à la beauté, à la fortune, aux affections, aux plaisirs, nous devrons laisser tout cela ici-bas, nous n’emporterons rien de tout cela. Vivons toujours comme si nous devions mourir dans la journée et n’ayons pas peur de la mort. Pensons-y souvent, c’est une pensée salutaire et prenons garde d’arriver là-haut les mains vides.

 

Conférence de l’après-midi :

 

Sur l'examen de conscience et l'examen particulier qu’il faut faire régulièrement. C’est un grand moyen d’avancer dans la vertu. Tous les jours me mettre en présence de Dieu et chercher sous son regard toutes les petites fautes que l’on a pu commettre. L'examen particulier qui consiste à combattre spécialement un défaut. Pour cela il faut faire tous les matins une  préparation, prendre la ferme résolution de le combattre, prendre des forces pour ne pas tomber, prévoir si l’on peut les occasions de fautes. Ainsi moi je vais choisir les rapports vis-à­-vis de Maman. Je prends des airs d’indépendance vis-à-vis d’elle. Je lui réponds avec impatience, quelquefois même avec impatience et bien je vais chercher trois questions relatives à ce défaut sur lesquelles devront se porter mon examen de tous les soirs

- Ais-je mal répondu à Maman

- Ais-je bien fait tout ce qu'elle m’avait commandé

- Ais-je pris, affecté des airs d'indépendance.

 

Tous les soirs, deux fois par jour si l’on peut, marquer le résultat de son examen et c’est un sûr moyen d’avancer dans la perfection, un moyen que les Saints ont employé et que l’expérience a reconnu infaillible.

 

Le matin après le sermon je suis allée me confesser, Cela m’a fait une telle émotion que j’en tremblais. Je me suis arrêtée tout court plusieurs fois, la tête complètement perdue. J’ai fait une petite revue de l’année. Je me suis accusée de cette scène si méchante que j’ai faite à Maman au mois de février et cela m’a beaucoup coûté. Enfin, j’ai tout à fait ouvert mon âme au Père Vergne. Il a pu me voir telle que je suis avec mon lot d’imperfections, avec cet orgueil qui me fait supporter aucune observation et contradiction, ce désir de plaire, de rechercher les louanges et les hommages et surtout cette mauvaise conduite vis-à­-vis de Maman quand je lui réponds mal, que je prends des airs de supériorité. Le Père m’a encouragée, il m’a dit qu’il fallait que je fasse tous mes efforts pour arriver à la perfection. Le bon Dieu vous a comblée de grandes grâces m’a-t-il dit et vous lui devez d’y répondre, de travailler plus courageusement à la chute de vos défauts, vous surtout qui espérez et désirez un avenir si vous voulez que Dieu vous exauce il faut de votre côté vous montrer généreuse, réformer les mauvais penchants de votre caractère, être soumise dans votre famille, plus de vanité, d’orgueil, de coquetterie. Est-ce que c’est digne de vous tout cela ? Est-ce que Dieu vous a comblée de ses grâces pour que vous les gaspillez comme cela. Priez, priez pour que la Sainte Vierge vous protège et prenez des résolutions fermes.

 

Puis je lui ai remis mon offrande pour la messe demandée à l’intention suivante : pour que Dieu protège Monsieur Viotte le 25 janvier, jour de l’examen de l’Ecole de guerre. Je ne peux pas dire comme je raffole du Père Vergne. Il s’est montré si, si bon pour moi, je repense et j’y repenserai souvent à cette question qu’il m’a posée et que je n’avais pas encore envisagée : le rendrez-vous heureux ? Et je crois que oui, je l’aimerai assez pour chercher surtout son bonheur, pour m’oublier pour lui, mais trouvera-t-il en moi ce soutien moral dont les âmes les plus fortes ont besoin quelquefois. Saurai-je l’amener à Dieu, le retenir près de moi ? Ce sont des pensées sérieuses qu’il est bon de méditer avant le moment décisif. Je suis si heureuse pendant cette retraite. C’est un calme d’esprit, un repos bienfaisant. Les agitations, les palpitations folles de mon cœur se sont calmées, j'envisage la vie d’une façon plus sérieuse. Je suis pénétrée des réformes que j’ai à accomplir, de la nécessité pour moi de devenir bonne, de me rapprocher de Dieu afin de me trouver forte devant la joie comme devant la douleur. Je l’ai aperçu ce matin, il était aux bosquets. Son regard a cherché le mien et pendant une minute nos pensées se sont rencontrées mais la paix qui est descendue en moi se faisait déjà sentir. Je n’ai pas éprouvé cet affolement, subi cette intensité de désir qui me torturait et je voudrais bien que cela dure car cela n’enlève à mon affection que ce qu’elle avait d'un peu excessif et de troublant pour mon âme. L’oublier n’est pas nécessaire, c’est impossible du reste. Tant qu’il y aura une espérance en moi j e 1’aimerai et je ne lutterai pas contre cet amour.

 

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Mercredi soir 9 heures

 

L

e sermon de ce soir en courant car je tombe littéralement de sommeil.

 

Sur J .C :

1 - II est venu en ce monde

 2 - Il s'est fait homme

3 - Il était pauvre , humble et bon.

 

1 – J. Christ est venu en ce monde, c’est notre consolation, la grande preuve de la miséricorde de Dieu. Nous étions perdus, il est venu nous sauver. Ne pouvant nous élever, il s’est abaissé jusqu’à nous pour nous ramener à son père.

2 - Il s’est fait homme, il a vécu de notre vie. Nous avons par conséquent une vie humaine parfaite sans la moindre tâche, la moindre souillure. Nous n’avons qu’à le prendre pour modèle, il a passé par toutes les tribulations, par toutes les angoisses. Dès que nous avons besoin de secours ouvrons l’Evangile. Nous y trouverons toujours la parole consolante et fortifiante.

3 - Il était pauvre. Pourquoi donc nous qui devrions être ses imitateurs aimons-nous les richesses, les richesses que J.C condamne. Bienheureux les pauvres d’esprit.

 

Il était humble. Il vivait avec les pauvres, les petits et il glorifie les humbles. Si vous n’êtes semblable à ce petit enfant vous n’entrerez dans mon royaume. Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers, etc.

 

Et surtout il fut bon, aimable. Tâchons de prendre quelque chose de sa douceur, de sa bonté, sachons nous oublier pour les autres, être toujours prêts à soutenir et à consoler les autres, relevons les courages abattus, ne repoussons personne, soyons bons comme J.C l’a été.

 

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Jeudi 3 juin 1897

 

1er sermon

Les exercices de piété

 

Il faut que les exercices de piété soient un élan généreux de l’âme et non un repos. On ne peut pas prier sans distractions mais plus vous luttez plus c’est méritoire. Il faut que la prière soit tendre, il faut l’aimer, le bon Dieu et le lui dire. Il faut faire des lectures pieuses. Une personne cultivée à l’intelligence ouverte a besoin de lire et il faut le faire régulièrement.

Méditation très nécessaire. Aussi les ardentes, passionnées, promptes à s’éprendre ont besoin de réfléchir à des pensées profondes, de posséder de quoi occuper leur imagination. Il faut que la piété soit complète.

 

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2ème sermon

La vocation

 

Deux vocations, la vie du monde, la vie religieuse. Il faut voir de laquelle nous sommes capables et envisager d’abord dans quelle voie nous pouvons faire la plus de bien. La vie du monde n’est heureuse que si l’on ne cherche que le bonheur des autres. Rendre les autres heureux et meilleurs, c’est une grande mission. La vie religieuse est certainement plus heureuse. On goûte plus de joies, de vraies joies, mais là-haut qui aura la plus belle couronne ? On peut très bien très bien plaire au bon Dieu et gagner le paradis dans l’une comme dans l’autre. Peut-être peut­-on avoir plus de mérites dans la vie du monde quand on l’envisage bien.

 

3ème sermon

 

Le cœur sacré de Jésus qui est notre consolation en nous montrant sa miséricorde infinie, donnant jusqu'à la dernière goutte de son sang pour nous sauver. Donc il doit, ce Sacré Cœur, nous donner confiance, nous porter à l’amour, nous devons aimer celui qui nous a tant aimé, l’aimer généreusement, lui qui a tant fait pour nous.

 

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Jeudi soir

 

M

aintenant, c’est presque fini cette bonne retraite. Plus que la clôture et puis il faudra reprendre la vie agitée. J’arrivais à la ferveur et puis livrée à moi-même, lancée de nouveau dans les distractions, est-ce que je n’oublierai pas mes bonnes résolutions. Je suis pourtant bien décidée à les tenir, à être un modèle d’obéissance et j’espère encore y arriver. Que les hommes sont donc fous quand ils cherchent à éloigner les railleries et leurs sarcasmes. C'est la religion qui rend leurs femmes patientes, douces, attentives à leurs devoirs. Je vois bien après une retraite comme cela, l’âme est régénérée, elle voit plus haut, elle s’élève au-dessus des petites misères, elle aime en J.C tous ceux qui sont autour d’elle et pour son maître elle accomplit généreusement tous les petits sacrifices, les petits riens qui empoisonnaient sa vie.

 

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Vendredi soir

 

C

’est tout à fait fini maintenant cette bonne retraite. Je le regrette, on était si bien, je me trouvais heureuse, sans trouble, sans agitation et me revoilà dans la lutte avec mes mauvaises habitudes et mes défauts. La messe de clôture a été comme toujours très émotionnante. Le Père a très bien parlé sur le bon Dieu qui venait à nous dans la sainte communion et à qui nous ne devions rien refuser. Les chants ont été très bien. Après, j’ai été revoir le Père. Je dois dire que c’était un peu pour mon plaisir. Je lui ai demandé ce que je devais faire pour mes communions. Il m’a dit d’y aller régulièrement tous les 15 jours et à toutes les fêtes entre. Il m’a conseillé la méditation. Je lui ai fait part de mes résolutions, enfin il m’a encouragée et m’a recommandé d’avoir beaucoup d’espérance et de confiance. Il croit tout à fait que je pourrai l’épouser. Cela a ému fortement Maman de me voir parler en particulier au Père, de sorte qu’elle en vient à trouver très heureux que j’ai autre chose en tête car elle craindrait la vie religieuse. Oh non, je ne suis pas faite pour le cloître. Il me semble que j’y étoufferais et puis je crois que je suis faite pour le mariage – la joie et le bonheur de mon mari – le sera-t-il jamais ?

 

Je veux l’espérer, le bon Dieu peut tout. Le père priera pour nous. Lui travaille, moi je l’attends et je prie. Dans un an !!!

 

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Mardi 8 juin 1897

 

J

e me croyais si bien convertie par la retraite, j4étais si fervente que j’espérais tout à fait être dans la voie de la perfection. Je me voyais déjà soumise, attentive, maîtresse de mes sentiments, réglant presque les battements de mon cœur !!! Chimère... A peine 5 jours et je suis reprise dans la routine de la vie, me laissant aller trop souvent à des mouvements d’impatience, d’humeur. Ce matin j’ai eu de la peine à dominer ce mécontentement que j’éprouvais de voir  faire tant de commissions, craignant de ne plus le revoir aux bosquets. Aussi j’ai été punie, il était déjà reparti. Et dire que cela ne me suffisait pas de l’avoir vu une fois ! C'est le mardi de la Pentecôte aujourd'hui. Quelle différence avec celui de l’an dernier. C’était le mariage Lalitte Briquel. J’y ai pensé constamment aujourd’hui, recherchant tout ce qui concernait Mr Viotte. Je revoyais son salut d’arrivée si grave, sa conversation (la main dans la main) avec Germaine Kesseler qui m’impatientait tant, le dîner avec Mr Hellé qui était vraiment gentil mais où je regrettais d’être si loin de lui et le regard profond et triste qu’il m’a jeté quand nous nous sommes rencontrés dans l’escalier. La soirée ensuite où j’étais étonnée de son peu d’empressement, m’inviter après Jeanne et pour une seule valse. Peu à peu pourtant sa froideur fondant et ma joie de le retrouver, ce cotillon qu’il me demandait avec insistance. Et ce cotillon du jour que je dansais avec Gerboin, mais si près de lui. Les accessoires qu’il ne cessait de me donner, les yeux que nous nous faisions déjà quand la valse nous emportait dans son tourbillon charmant, comme j’étais heureuse de me sentir près de lui.

 

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Mercredi 9 juin 1897

 

U

n an aujourd’hui que Louise Salle est mariée. Cela me paraît loin comme tout. J’y pense en travaillant tranquillement et en regardant tomber la pluie. Il avait plu aussi l’an dernier. Je me rappelle qu’au sortir de l’Eglise les parapluies étaient nécessaires et dans ce mariage comme dans tout ce qui se passe maintenant je revois tout ce qui a rapport à lui. Ma joie en le voyant arriver (car je n’espérais pas le voir dans le cortège). Lui aussi était content ce jour-là. Chez Madame Briquel, au commencement, il était triste près de moi et je comprends pourquoi à présent. A la noce Salle il savait que j'ignorais tout et qu’il ne me paraissait pas être indifférent, aussi l'espoir reparaissait et il était heureux. Le bon lunch vis-à-vis de lui, nous comprenant à demi mot et animés des mêmes sentiments. Marg. Boyet l’avait remarqué car elle avait dit à Marg. Salle que Mr Viotte et moi avions l’air d’être joliment bien ensemble.

 

J'étais sûre qu'il m’aimait et qu’il pensait au mariage. Je ne m’expliquais pas qu’il ne se presse pas plus. Si j’avais su… On peut dire que tout cela s’est bien passé. Si je l’avais su peut-être me serais-je résignée et aurais-je chassé son souvenir car tout en l’aimant déjà je ne savais pas encore complètement ce que c’était que la passion, la vraie passion, celle devant qui disparaissent tous les obstacles celle qui m’anime et me brûle un an après. Dire que depuis un an je pourrais être sa femme.

 

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Vendredi 11 juin 1897

 

L

e pauvre Henri Chalot est mort dans la nuit de mardi à mercredi. C’est affreux, à 24 ans. C’était un camarade de Louis. Ils avaient fait leur première communion ensemble. Aussi cela m’a impressionnée et je plaignais de tout mon cœur sa famille, sa pauvre mère surtout. On l’a enterré hier et cela m’a procuré le plaisir intense de voir Mr Viotte et encore au service de ce matin. C’est si bon, si doux de voir son regard ardent chercher le mien à tous moments. Je n’avais qu’à tourner la tête pour que nos regards se rencontrent. Ce n’est pas après des séances comme cela que je douterais de son amour. Hier j’ai été un peu inquiète. Je l’avais trouve si pâle que je craignais qu’il ne fût malade ou trop fatigué. Pauvre Mr Viotte, ça doit être dur de travailler par cette chaleur et avec toutes les marches qu’ils ont à faire.

 

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Dimanche 13 juin 1897

 

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e dimanche je ne suis iamais bien, je suis toujours énervée. Pourquoi ? Voilà, je n’ai rien à faire et je pense trop. Des visions de bonheur me hantent, ses yeux me poursuivent et je tremble d’angoisse, de désir, d’amour. C’est un jour où je trouve le temps long, interminable, où je doute, je crois ce bonheur irréalisable. Pourtant je devrais être heureuse. Je l’ai vu. Il me cherchait des yeux, je ne sais vraiment ce qu’il me faut, puisqu'il m’aime toujours.

 

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Samedi 20 juin

 

I

l ne vient personne pour jouer au tennis. C’est ennuyeux, je croyais voir arriver Louis, les Launois, les Bralley et rien. Hier nous avons eu les Salle. Marguerite devenue une personne sérieuse, faisant ses robes, dirigeant les études de Céline, etc., mais toujours éprise de son Bichot. Elle l’a vu constamment à Nancy pendant qu’elle y était et en est plus toquée que jamais. Quant à Céline je crois qu’elle sera encore bien plus en l’air que ses sœurs. A 13 ans elle est déjà comme nous, elle racontait qu'elle avait vu Mr Viotte hier mais traînant la jambe. Il était sur sa bicyclette une jambe toute raide et pédalant de l’autre. Je m’étais apitoyée sur son malheur et je repensais à cette chute de bicyclette faite avant la matinée Salle l’an dernier. Cela l’empêchait de tant danser et je le revoyais sur le canapé dans le corridor nous regardant danser et puis ce matin aux bosquets qu’est-ce que je vois ? Mr Viotte arrivant à grande vitesse et pédalant des deux pieds. Cela m’a rassurée. C’est drôle comme je sais presque tout ce qu’il fait, tantôt par les uns, tantôt par les autres. Je suis toujours au courant.

 

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Mardi soir 22 juin 1897

 

C

’est le corps moulu que j’écris après des parties de tennis passionnantes avec les Bralley. Cela m’amuse tant de les avoir, les Bralley. D’abord ils sont gentils et puis ils me parlent du bataillon, de lui.  Il parait qu’il a été sur la foire hier et j’ai lu qu’i1 a gagné un canard qu’il a envoyé à Madame Bralley. Il doit aller le manger chez eux demain. Elle m’a raconté aussi qu’il avait été au bal de Madame de Ganay la semaine dernière et cela m’a moins plu. Je trouvais franchement qu’il aurait pu se dispenser d’y aller et de travailler pendant ce temps-là. Pauvre Mr Viotte. Je me trouve cruelle. Je me fais des reproches, moi qui suis là bien tranquille, bien calme, je voudrais le voir travailler d’arrache-pied. C’est que j’ai si peur qu’il échoue. Je sens ma destinée liée à son travail. Alors je voudrais qu’il fasse au moins tout ce qu'il faut.

 

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Mercredi 23 juin 1827

 

P

endant que j’écris, quel dîner gai ils font chez les Bralley, Mr Buisson et Mr Viotte. J’avoue que je voudrais bien y être. Oh le revoir. J’ai porté des fraises à Mme Bralley pour ce soir. Il ne se doutera pas que ce sont mes blanches mains qui les ont cueillies en pensant sans cesse à celui qui les mangerait.

 

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Samedi 26 juin 1897

 

O

h je suis furieuse, furieuse après lui et il faut que je le crie pour me soulager. Hier, Madame Bralley est venue au tennis. Elle a raconté qu’elle allait tous les jours à la foire tirer et jouer aux canards avec Mr Viotte, Buisson. Première fureur : qu’est-ce qu’il peut tant aller à la foire au lieu de travailler ? Puis il me prend un désir fou de le voir, d’aller moi aussi à la foire. Au moins, je pourrais peut-être lui parler puisqu'il sera avec Mme Bralley. Quand je veux quelque chose j’arrive à mes fins, aussi à 8 heures j’arrive  triomphalement sur la place et bien qu’y étant jusqu'à 10H1/2 n’ai rien vu et mon désappointement a été d’autant plus cruel que j’avais eu plus d’espoir et j’étais irritée contre lui. Où pouvait-il être ?

 

Seconde impression : fureur contre moi-même de me voir l’aimer comme cela, n’appréciant plus que ce qui a rapport à lui. Ainsi hier soir, j’aurais dû très bien m’amuser. Il y avait pas mal de monde. J’ai rencontré Mr Fondeur. Nous étions une bande avec les Launois et puis la représentation à la Ménagerie avec le Général L’Hotte plus chaud que jamais. Enfin chaque fois qu’il me voit il me fait toujours et des yeux doux et des compliments. Mais hier c’était de vraies déclarations et avec un air sincère, pénétrant, il était vraiment jeune hier soir, et cherchant à m’intéresser, me donnant toutes sortes de détails et moi je n’avais qu’une obsession, sortir... le voir... oh le voir une minute et je laissais le Général s’épuiser en historiettes, se prodiguer tout entier, perdue dans mon désir et pendant ce temps-là il se promenait tranquille avec Madame Bralley sans doute, admirant ses coups de carabine. Elle commence à me déplaire Madame Bralley, elle est vraiment trop homme, bon garçon, élevée dans d’autres idées sur ce que doit être une femme, elle me choque et puis je l’envie oh tant : le voir quand elle veut, lui parler librement, tandis que moi qui ne pense qu’à lui, qui du matin au soir occupe toutes mes pensées, depuis trois mois je ne l’ai pas eu à moi,          je n’ai pu que le voir en courant  quelquefois et me  contenter pour toute joie de l’éclair de tendresse qui était dans son regard, vraiment c'est douloureux.

 

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Dimanche 27 Juin 1897

 

J

e pourrais encore être plus furieuse après moi aujourd’hui. Depuis deux jours j’étais tout à fait mécontente. Je me répétais qu’il ne cherchait plus à me rencontrer et puis surtout ce qui me fâchait et m’angoissait en même temps c’était cette cessation de travail. Je le revoyais à la soirée Voirand, ses yeux ardents fixés sur les miens et me murmurant : vous pouvez être sûre que je ferai tout, tout ce qui est possible pour être reçu, et ce tout consiste à aller se promener sur la foire et j’étais furieuse et voilà qu’en sortant de la messe de 10 heures je l’ai vu. Il cherchait à me voir et moi je le regardais aussi tant que je pouvais, toute ma fureur s’évanouissait, j’éprouvais un plaisir profond à le revoir, le revoir cherchant mon regard et je me retournais même pour le voir encore. J’aurais même peut-être mieux fait de rester tranquille car il était avec Mr Faucher qui remarque tout et qui aura bien pu croire que c’était lui que je cherchais des yeux. Il y a aujourd’hui huit jours j’ai été heureuse. C’était la première fois que je me sentais aussi bien entourée de son attention et de sa tendresse. A la messe de 11H1/2 il ne me quittait pas du regard et faisait des efforts pour m’apercevoir. Je sentais qu’il m’aimait, que dans cette foule il n’y avait que moi qui l’intéressait et que nous étions unis par les mêmes sentiments. Aussi grande que soit la foule je ne vois jamais que lui.

 

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Vendredi 2 juillet 1897

 

G

rande nouvelle, Mr Fondeur se marie avec une jeune fille de St Nicolas, Melle Marie Winder, 26 ans, très sérieuse, son père ingénieur chez les Solvay, 100.000 Frs de dot. Depuis le mois de mars c’est, en train. C’est Mr Fondeur qui ne se décidait pas. Je comprends cela. Il est très jeune de caractère et une jeune fille de 25 ans, hum, pour lui. Enfin puisse-t-il être heureux. Je le souhaite bien car vraiment je l’aimais bien, M Fondeur, il était très gentil, il me faisait un petit brin de cour. C’est une nature très sympathique. Encore un autre mariage Mr Didierjean du 152ème avec Melle Magnin, la riche cousine des Majorelle. Tout cela c’est affaire d’argent. Aussi cela me bouleverse toujours. Je voudrais tant mettre un mariage d’amour en parallèle avec ceux-là. Ah, mon mariage, j’y pense toujours plus, je le désire avec une ardeur qui augmente de jour en jour en même temps que le supplice de ne pas pouvoir le voir, lui parler, devient plus dur. Et pourtant qui sait si un jour je ne le regretterai pas. Aujourd'hui déjà, depuis deux jours même je ne suis pas à mon aise, dérangement, etc. et j’étais si fatiguée que c’est à peine si je me traînais et je me disais que ce serait terrible tout de même d’avoir à marcher quand même, à faire tout par moi-même quand je serais fatiguée, malade. Je me représente tout le plus noir possible. Je me figure presque un mari exigeant et mon désir ne diminue pas. Tout est charmant de loin mais tout de même il y aura certainement de durs moments à passer. Pourvu mon Dieu qu'il m’aime toujours.

 

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Mercredi 7 Juillet 1897

 

D

epuis plusieurs jours déjà je voulais prendre mon journal et je n’ai jamais eu le temps. Le tennis en prend beaucoup et puis nous avons été en l’air. Samedi nous avons déjeuné chez les Bralley. Cela n’a pas été très amusant. Madame Bralley qui avait très mal à la tête je crois était crin comme tout. Nous avons constaté que Monsieur Bralley a une patience d’ange et qu’il fait un bien bon mari. C’était pénible de constater dans un ménage si uni ces  petits froissements, ces petites piques. I1 n’y a pas de rose sans épines. Dimanche Louis est venu. J’ai été avec lui à la messe de 11H1/2 bien que ce ne soit pas trop mon tour et j’ai eu une fameuse déception. Il n’y était pas. Depuis je ne l’ai pas du tout aperçu. Peut-être est-il absent ? Je voudrais bien le  savoir mais c’est assez difficile à demander. Enfin cela me manque joliment de ne plus le voir. Voilà déjà huit jours que je ne l’ai pas aperçu et je trouve le temps long.

 

Dimanche c’était l’anniversaire du mariage de Marguerite Keller. Déjà 5  ans mon Dieu, le temps passe vite, bien vite en faisant bien des vides. Cela m’attriste quand je pense que j’ai seulement vingt ans et que j’ai déjà laissé tant d’amis et de parents derrière moi. Pauvre Marguerite Keller. Je 1’aimais  beaucoup et je la prie toujours : c’était une nature ardente, romanesque aussi. Je me dis qu’elle doit bien me comprendre et j’ai confiance en elle pour me donner le bonheur rêvé. C’est triste de mourir à 19 ans en plein bonheur. A quoi servent les richesses ? C’est triste et pourtant faut-il la plaindre. Je ne trouve pas, mourir avec toutes ses illusions, toutes ses espérances, avoir confiance dans la vie, croire que tout est beau et bien. Renoncer à tout cela c’est dur, très dur, mais voir tomber petit à petit toutes ses illusions, connaître toutes les tristesses de la vie, voir se creuser. autour de soi des tombes d’êtres tendrement aimés, c’est une agonie terrible aussi. Je ne plains presque pas les gens qui meurent jeunes, je plains bien plus ceux qui restent. Moi j’aime la vie beaucoup beaucoup mais mourir jeune ne m’effrayerait pas si ce n’était l’au-delà, la crainte d’arriver les mains vides à ses derniers moment… On doit éprouver une grande angoisse en voyant sa vie à nu et en y trouvant si peu de bien, si peu de bonnes oeuvres.

 

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Samedi 16 juillet 1897

 

I

l n’est toujours pas Lunéville. Je viens d’aller voir la répétition du 14 juillet et il n’y était pas. Cela me navre parce que le voir ce sont les vraies jouissances de mon existence et que ce sont bien des occasions perdues et on le verrait si bien. C’est navrant. Quand i1 reviendra je partirai et je ne le verrai plus pendant longtemps. L’an dernier je le voyais si bien avec ma lorgnette tourner la tête de mon côté. Je ne savais encore rien à ce moment-là et ce regard m’avait ­pourtant rendue joyeuse, Si je savais encore où i1 est mais je ne vois plus Madame Bralley et je ne sais plus rien.

 

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Mardi 14 juillet 1897

 

E

nfin il est revenu de permission. Toute la semaine dernière j’ai été tout à fait  comme une bonnet de nuit, rien ne me distrayait. C’était un ennui vague, un désenchantement, un vide profond et puis lundi ayant su par un interrogatoire adroit à Mme Bralley qu’il revenait pour le 14 brusquement ma gaieté est revenue, tout me semblait joyeux, je chantais l’espoir de le revoir bientôt. Je l’ai parfaitement vu à la revue ce matin. Il était beau comme un astre. Il regardait de toute son âme, je sentais son regard m’envelopper tout entière et j’étais heureuse puis soudain une angoisse est venue me torturer : dans un an ! Toujours la brûlante incertitude et le désir de l’avoir à moi tout de suite, de le posséder dès maintenant m’a repris tout entière et je suis de nouveau agitée moi qui espérais avec Mr Viotte. En revenant j’ai fait passer sous ses fenêtres et voilà la prière qui m’est venue aux lèvres devant ses volets clos : oh mon Dieu, faites qu’il rêve de moi.

 

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Mardi 20 juillet

 

C

’est ma fête aujourd'hui et c’est certainement la fête la plus heureuse de ma vie, celle où j’ai été le plus fêtée. D’abord ce matin les embrassades de la famille naturellement et puis le facteur m’a apporté quatre lettres pleines de souhaits de bonheur. Mr Salle, Louise Collombier, Louis, Bonne-maman m’envoyaient leurs vœux et enfin voilà ce qui fait le charme de cette fête. Il est arrivé ce matin un magnifique bouquet pour moi apporté par l’ordonnance de Madame Bralley mais sans dire de la part de qui et sans carte, alors comme je ne crois que c’est Madame Bralley qui est en Algérie j’ai pensé que c’était peut-être de lui et cela a été l’impression générale. Maman a été absolument furieuse et moi oh moi tellement heureuse. Ce souvenir, cette preuve d’amour m’a ravie. J’ai respiré ces fleurs avec délices, je les ai baisées avec passion et j’oubliais dans ma contemplation heureuse tout ce qui nous sépare et me fait tant souffrir. Je vais aller demain interviewer l’ordonnance Bralley et si c’est lui je ne pourrai pas l’aimer plus mais cet envoi de fleurs le jour de ma fête je ne l’oublierai jamais et quoi qu’il arrive j’en garderai un souvenir attendri. Ce serait tellement gentil de sa part.

 

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Mercredi 21 juillet 1897

 

M

aman n’a pas voulu me conduire voir Bralley ce matin. Cela m’a navrée surtout parce que j’entendais les chasseurs manœuvrer aux bosquets et que je voulais le voir, parce qu’autrement je ne crois pas que c’est Mme Bralley et je n’ai pas envie d’y croire.

 

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Jeudi 22 juillet

 

I

l y a pourtant un an aujourd’hui que Pépita m’a fait ces fameuses confidences qui devaient bouleverser ma jeunesse, un an que je pense à lui à tous les instants de ma vie, dans toutes mes actions et mes intentions. Je ne sais toujours rien de certain mais, je suis persuadée que c’est de lui. Au moment où on me l’a remis mon cœur m’a crié son nom et je le crois. Je n’ai pas trouvé l’ordonnance ce matin, lui je ne l’aperçois plus mais j’ai de la patience maintenant que j’ai ce bouquet béni à soigner, ce bouquet qui me parle de lui.

 

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Dimanche 8 août 1897

 

J

’ai été presque méchante aujourd’hui. J’ai ennuyé Maman en voulant aller aux courses, je le regrette et pourtant j’ai le cœur en joie. Je l’ai vu à mon aise aujourd’hui, d’abord à la messe de 11heures où il  m’a regardée peut-être un peu trop et puis aux courses. Il se promenait et de temps en temps, souvent, son regard brillant venait chercher le mien. Je me sentais enveloppée de son attention et je vivais des minutes délicieuses. Il m’a semblé seulement que le Général L’Hotte le remarquait. Enfin c’est tout à fait une passion, je n’étais pas là depuis cinq minutes qu’il arrive se planter à côté de moi et qu’il ne me quitte pas. Pauvre Général, s’il avait su comme en l’écoutant, en lui parlant j’étais loin de lui.

 

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Jeudi 2 septembre

 

J

e suis fatiguée, énervée, la larme à l’œil. Je pars demain pour Cirey, désolée de ne pas l’avoir vu. Je suis de retour de Maizières depuis lundi et je vivais dans l’espoir de le rencontrer et rien. Alors je m’attriste et Dieu sait pourtant qu’il n’y a pas de quoi se plaindre et que c’est même mal quand on voit tant de gens autour de soi si foncièrement malheureux. La pauvre Marie Antoine, je ne peux pas dire quelle impression nous avons ressentie en apprenant sa mort. Nous ne la savions pas sérieusement malade et cette affreuse nouvelle nous a atterrée. Pauvre petite et morte le 22 août dans des circonstances pareilles, toute seule, son mari aux fêtes de Russie, son père en Crète et un pauvre petit enfant de 4 mois et puis Mr Malhorty mort subitement lundi. Sa femme l’a trouvé mort. C’est affreux, mourir sans secours d’aucune sorte, sans religion. Oh j’ai prié de tout mon cœur pour que Dieu nous protège et qu’il éloigne de tels malheurs de nous, que nous ayons au moins la consolation de voir Papa prier à ses derniers moments.

 

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Jeudi 9 septembre 1897

 

R

evenant de Cirey nous étions depuis vendredi et sur le point d’aller à la (illisible) nous pourrons bien être longtemps car la pluie a l’air de s’établir c'est bien ennuyeux je voudrais déjà être de retour. J’ai vu Madame Bralley vendredi dernier. Elle m’a dit "J’ai reçu votre lettre et je voulais vous dire que ce n'est pas moi". Voilà tout. Moi j’ai répété machinalement : ah ce n’est pas vous et nous avons parlé d’autre chose. Cela aura probablement déçu le pauvre Mr Viotte si elle lui a répété notre conversation mais je ne pouvais rien dire d’autre. D’abord Maman ne l’aurait pas approuvé et puis franchement il faut être emballée pour dévider ainsi à quelqu’un ses sentiments les plus intimes et il me semble que cela aurait été une gêne entre nous. Cela ne fait rien ce "Ce n'est pas moi" que j’attendais depuis longtemps m’a fait plaisir. C’était la confirmation de ma conviction et cette certitude absolue a fait battre mon cœur. Maman est de plus en plus furieuse Mais moi je suis heureuse, Quand des pensées tristes me tourmentent, quand j’ai des idées de jalousie, alors je pense à ce bouquet. Je regarde les débris que j’ai fait sécher et je suis heureuse devant cette preuve d'amour. Le pauvre malheureux, je pense si souvent à lui qu’il doit être trempé.

 

Carnet n°4

Marguerite Parmentier

Dimanche 26 septembre

 

N

ous sommes en famille pour le moment, Louis, Tante Marie, Pierre tout fier de sa réception à Lyon. Eh bien les premiers jours je me sentais mélancolique ; cela étonnait les autres qui me croient très gaie, très entrain, moi je ne m’en rendais pas compte tout d'abord mais devant cette table nombreuse j’éprouvais un sentiment de tristesse : il fait trop partie de ma vie pour que dans une réunion nombreuse il ne me manque pas et il me devenait impossible de plaisanter. Seulement depuis hier j’ai réfléchi. J’ai pensé que j’étais ridicule et que je devais prendre sur moi et je veux y arriver et j’y arriverai j’espère. Je le vois si rarement, cela me désole. Heureusement que j’en entend parler par Madame Bralley.

 

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Mardi 28 septembre 1897

 

J

e suis tellement retournée que je n’en peux plus. Madame Bralley m’a fait une émotion affreuse. Tout à l'heure elle me disait que Monsieur Viotte était parti à l’enterrement du père de Mr Biesse et que hier soir l’ordonnance de Mr Viotte leur avait apporté une lettre de service disant que le lever de carte pour l’examen de l’école de guerre aurait lieu ce matin à 7 heures. Ils ont expliqué la chose au Commandant lui demandant s’il fallait envoyer une dépêche et le Commandant a répondu que "c’était bien". Ils ont télégraphié tout de même mais ils espèrent que cela a été remis car ils ont rencontré Mr Robert, un officier qui devait passer aussi qui se promenait ce matin. J’espère donc beaucoup mais cela ne fait rien, j’ai eu une fameuse émotion et il a dû en avoir une joliment forte aussi le pauvre garçon.

 

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Mercredi 29 septembre 1897 matin

 

J

’ai beau tout de dire pour me rassurer je n’y arrive pas encore. Il y a une inquiétude qui m’étreint. Je l’ai vu ce matin mais cela ne m’a pas calmé du tout au contraire. Quand je l’ai aperçu mon cœur a sauté dans ma poitrine et au bouleversement qui s’est produit en moi j’ai ressenti le déchirement que j’éprouverais si je devais renoncer pour toujours à lui. Oh que ce serait le comble cela, ne pas pouvoir passer. Je désire avec passion voir Madame Bralley pour qu’elle me rassure et si c’était le désespoir qu’elle allait m’apporter. Grands Dieux.

 

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Jeudi 30 septembre 1897

 

D

e nouveau l’espérance m’est permise. Madame Bralley est venue hier et je lui ai demandé sans plus de façons ce qu’il était advenu pour les examens de Mr Viotte et elle m’a dit que l’examen avait été remis et passé hier. Ils sont 5 qui passent ici, Mr Douze, Lefébure, Robert, de Moidrey et Mr Viotte. J’ai été heureuse cette nuit, j’ai rêvé de lui tout le temps. Je le voyais vis à vis de moi. Ses yeux me fixaient avec tendresse et je nageais en plein bonheur.

 

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Samedi 2 octobre

 

M

adame Bralley s’était trompée l’autre jour. Il passe son 1er examen seulement aujourd’hui. Elle me l’a dit hier. Je pense que c’est lui qui l’avait chargée de me le dire ; aussi ce matin j’ai été à la messe, renonçant à aller à la chasse aux alouettes avec les Bralley, et j’ai prié pour lui de tout mon cœur avec toute la ferveur dont je suis capable.

 

Je ne sais pourquoi mais je suis absorbée aujourd'hui, pensive, l’idée de cet examen y est pour quelque chose et puis il m’est venu une idée folle que je ne voudrais confier à personne et à laquelle je crois un peu pourtant. J’ai lu quelque part ou j’ai entendu dire que deux âmes unies profondément ressentent les impressions l’une de l'autre, ainsi ce trouble de ce matin s’expliquait par la tension d’esprit, une certaine angoisse qu’il devait éprouver en composant. D’autres fois le dimanche je pense tout a fait à d’autres choses et vers 4H1/2 j’éprouve un sentiment bizarre. Je suis attirée, je ne m’appartiens plus. Toutes ces idées c’est de la folie mais que voulez-vous je suis folle, folle de lui.

 

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Dimanche 3 octobre 1897

 

A

ujourd'hui c’est un jour béni, un jour marquant tant je me suis sentie heureuse, tant j’ai eu des instants de joie. Je l’ai vu tout le temps d’abord. Ce matin à la messe de 11H1/2 puis à la musique où j’ai enfin réussi à aller. Le Général L’Hotte a tout de suite couru sur nous mais moi je ne faisais que le suivre des yeux et le reste me laissait froide. Il a causé tout le temps avec Louis. Il lui a dit qu’il était content de son examen d’hier puis nous sommes allées aux vêpres, nous avons eu des roses bénies qui portent bonheur et en sortant je l’ai encore vu. De sorte que ma joie a été complète et que je suis encore dans une allégresse profonde.

 

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Vendredi 22 octobre 1897

 

J

’ai froid et j’ai sommeil et pourtant je ne veux pas que le dernier jour de mes vingt ans se passe sans un mot et c’est sur une impression gaie que mes vingt ans finissent. J’ai passé une semaine fatigante. J’ai été énervée et surtout désolée de ne plus jamais le voir et aujourd’hui quand je m’y attendais le moins je l’ai vu de tout près sur le même trottoir et ses yeux ont eu un rayonnement heureux qui m’a rempli l’âme de joie et en revenant je suis passée devant chez lui, j’ai aperçu une ombre  et quand après avoir dépassé ses fenêtres je me suis retournée j’ai aperçu sa tête brune qui me suivait des yeux. Demain je serai majeure devant la loi. J’aurai le droit de l’épouser si je voulais. Ah, comment cette année se passera-t-elle. Il y a maintenant un an que je l’attend en pensant constamment à lui. Dieu veuille que mes vingt-deux ans me voit heureuse et fière à ses côtés.

 

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Mardi 26 octobre 1897

 

C

’est le mariage Méquillet-Cordier auquel nous sommes allées hier (25 octobre) que je veux raconter. Nous y sommes allées parce que cela nous amusait et puis parce que j’aime beaucoup Nelly Cordier. Nous nous sommes très bien amusées en dansant l’après-midi mais le mariage c’était triste. D’abord c’est un mariage mixte et alors on ne peut pas marier pendant la messe. De sorte qu’ils avaient été se marier le matin tous seuls et que l’on a été après tout le monde en grande pompe à une messe d’actions de grâces. Cette différence d’opinions religieuses qui s’accusait dans leur tenue produisait une impression pénible. Nelly était grave, recueillie, attendrie, pas très jolie et si petite, Elle s’est montrée comme toujours à la sacristie bonne et aimante. Nous nous sommes embrassées bien tendrement et cela m’a bouleversée, pourquoi je ne sais. Du reste tout le temps de la cérémonie j’ai éprouvé un sentiment d'angoisse me demandant ce que serait la vie pour eux. Mr Mequillet est si vieux, Nelly si jeune. Ils ont tout deux des caractères si décidés que l’avenir me faisait peur pour eux et il me semble que c’est un sentiment qui doit avoir une intensité pénible quand on l’éprouve pour soi. Il me semble que même ayant beaucoup de confiance en son mari on doit avoir peur ce jour là, se dire que c’est fini, irrévocable, que la vie de jeune fille est terminée pour vous, quitter sa famille, ces affections profondes qui vous entouraient et entrer dans cette voie ensoleillée, c’est vrai, mais pleine de dévouement, d’abnégation et d’oubli de soi-même.

 

Après un lunch excellent on a dansé. Nelly était redevenue la petite gamine habituelle mais elle est partie vers 3 heures. Il n’y avait en fait de danseurs de connaissance que les fils Maire. Je me suis bien amusée tout de même mais d’une façon calme, sans aucune des agitations habituelles quand il est là et que je suis folle. Il y avait un petit Lieutenant du 156éme, très gentil, qui me rappelait Mr Biesse en moins bien et puis un Lieutenant de dragons très chic et pourtant très gentil, Mr de Marnier, en garnison à Limoges 20ème dragons. Nous sommes revenues à minuit 1/4 et nous tombons de fatigue. Je dors presque.

 

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Jeudi 28 octobre 1897

 

M

adame Bralley a chez elle pour le moment une de ses amies d’Algérie, Louisa Stotz qui est charmante, jolie et si gentille ! Si charmante que j'en suis jalouse. Mr Viotte est dans une veine de tendresse pour les Bralley, il est tout le temps chez eux et depuis que Melle Stotz est là cela m’ennuie. Je crains qu’il ne la trouve trop gentille et qu’il ne pense plus autant à moi et cette pensée m’est douloureuse. Maman qui lisait en moi l’autre jour disait que je rendrais mon mari malheureux si j’étais jalouse comme cela mais quand je serai mariée (ni je le suis jamais) ce ne sera pas la même chose, je pourrai lutter contre ma rivale au moins tandis que maintenant, quand je pense que quelqu'un me dispute son affection et que je me sens impuissante, dans l’impossibilité de me rappeler à lui alors je souffre et c’est si sot de souffrir comme cela pour des écarts d’imagination. J’ai le temps d’être malheureuse plus tard. Je devrais au moins jouir en paix de la tranquillité du moment.

 

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Samedi 30 octobre 1897

 

O

h je suis furieuse ! Je le déteste et je l’écris pour me soulager. G. Kesseler vient de venir faire une partie de tennis et elle nous parlait de Mr Viotte qui était à la soirée musicale et dansante de Melle Stella de la Mare. Cela m’a mise dans une fureur épouvantable. Vraiment est-ce qu’il ne ferait pas mieux de travailler plutôt que de courir à une soirée de cabotins. Oh je voudrais le voir pour le lui dire. Le plus fort, ce qui me fâche le plus c’est que je l’aime encore et que j’ai de la peine en le voyant si en l'air et si peu disposé à travailler. Me mettre dans la misère c’est bien mais encore faut-il qu’il en vaille la peine, que je sois sûre qu’il m’aime. Or je n’en suis plus sûre du tout. S’il ne pensait qu’à moi, qu’à me conquérir : pourquoi ce besoin de courir à Nancy chez une vieille comédienne. Oh je le méprise. Je voudrais le lui dire, lui dire des horreurs mais surtout ce que je désire tout bas, le reconquérir, le sentir tout à moi, le retrouver digne de lui, de l’idéal que je m’en suis fait.

 

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Dimanche matin

 

H

ier dans le premier élan je disais que je le détestais. Ce n’est pas vrai, je l’aime, je l’aime encore, toujours et je souffre. Le récit de G. Kesseler m’a fait froid au cœur.

 

 

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Lundi matin 1er novembre 1897

 

C

’est drôle comme chez moi le moral influe sur le physique. Je suis tout à fait mal à mon aise depuis samedi. Et pourtant, devant aller communier aujourd’hui je ne m’étais pas laissée aller à mes nerfs. Je m’étais interdit toute rêverie et rien n’était venu déceler mes préoccupations. Malgré cela hier j’ai eu un mal de tête fou, il m’a été impossible d’absorber une bouchée hier soir et aujourd’hui cela ne va pas encore trop bien. Maman a été si tourmentée de me voir avec un mal de tête pareil qu’elle était souffrante elle-même ce matin. Tout cela parce que Mr Viotte a été danser chez Stella de la Mare, c’est ridicule. Tante Claire se figurait que j’allais avoir la fièvre muqueuse de sorte que cela m’avait fait peur. C’est que je ne veux pas mourir maintenant, partir sans le revoir, sans l’avoir aimé et sans m’être vue aimée, partir maintenant ce serait trop douloureux.

 

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Mardi 2 novembre 1897

 

U

n temps merveilleux pour la fête des morts. J’ai prié de tout mon cœur pour Zette, Mr Keller, Mr Viaux et aussi pour son père afin qu’il le protège. J’aime beaucoup de prier pour son père. Je me dis que c’est lui qui doit le suivre avec le plus de ferveur et qui doit écouter volontiers mes supplications. 10  jours que je ne l’ai pas aperçu mais je suis calme, je suis maîtresse de moi. Je me suis interdit toutes ces rêveries qui m’énervent et avec l’aide de Dieu j’y arrive et je vois qu’avec beaucoup de volonté j’arriverais tant que je ne le vois pas à le chasser de mon souvenir.

 

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Lundi 15 novembre 1897

 

B

onheur sans mélange. Je vais probablement le voir : Louis est en permission de trente jours et il demandait une matinée à Tante Claire sans trop espérer l’obtenir mais hier Maman lui a dit qu’elle voulait bien l’offrir à condition que ce soit chez nous. Je voudrais déjà être à dimanche pour être sûre que ce soit vrai, qu’il n’y aura pas d’empêchements. Oh le revoir, lui parler, cela me transporte rien que d’y songer, Melle Schtolz est partie hier. Madame Bralley a été très souffrante, une fièvre très forte et des maux de tête abominables qui ont beaucoup inquiétés son entourage. Melle Schtolz en venant faire ses adieux vendredi était en veine de confiance. Elle racontait toutes ses histoires. Elle aime un marin qui est en Chine pour le moment et ils sont presque fiancés. Elle a dit aussi ce qui m’a remplie de joie que Mr Viotte travaillait tellement, à s’en rendre malade. Ah folles chimères, comment puis-je me laisser troubler comme cela à propos de tout ?

 

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Lundi 22 novembre 1897 (matin)

 

E

lle a eu lieu cette fameuse matinée et nous nous sommes parfaitement amusés. Amuser est même trop peu dire pour moi car ces impressions délicieuses du cœur, ce n’est pas de l’amusement, c’est du bonheur. Oui je l’ai revu enfin et je l’ai revu aimant comme l’an passé. Je ne peux pas dire le bonheur que j’éprouve rien qu’en le regardant, quand nos yeux se- rencontrent et qu’ils brillent de plaisir. Je l’ai remercié de son bouquet. Il a fini par convenir que c’était de lui et puis nous avons parlé de tout ce qui nous intéresse, de son examen. Il pense être admissible mais ce serait une chance presque extraordinaire m’a-t-il dit d’être reçu. Mais enfin, reçu ou pas reçu, il est décidé à agir vigoureusement et il fera une attaque brusquée pour m’obtenir. Il m'a expliqué qu’il était l’homme du devoir et qu’il agissait suivant sa conscience en ne me faisant pas plus danser mais que cela aurait un terme et que le mois d'avril serait décisif. Il m’a encore dit que tout ce qu’il ne pouvait pas me dire maintenant il espérait bien me le dire plus tard et ce plus tard me faisait frémir. Cet avenir d’amour, c’est trop beau. Enfin hier a été une journée de grand bonheur, une oasis dans le désert sombre où je marche souvent. J’y ai goûté le charme de l’affection partagée et c’était si doux, si doux de se sentir aimée.

 

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Mardi 23 novembre 1897

 

J

e suis joliment fatiguée aujourd’hui mais si mon corps est abattu mon âme est toujours joyeuse. Quelle journée délicieuse que celle de dimanche et qu’elle me laisse un souvenir agréable. Dans la journée, en travaillant, je repense à lui, je vois ses yeux briller en se posant sur les miens et je suis heureuse comme tout. Lui, il travaille le pauvre garçon (Il a pourtant été au théâtre hier) mais c’est surtout quand Mr Hellé sera parti pour l’Allemagne et qu’il le remplacera à la place qu’il travaillera avec acharnement. C’est bien dur mais je ne peux pas l’empêcher hélas. Si cela ne dépendait que de moi !

 

Quant à Marg. Salle elle est toujours férue d’amour pour cet avorton de Bichot. C’est une chose que je ne peux pas comprendre, il a l'air si peu sérieux, parlant si légèrement de Marguerite et puis bavard avec cela. Enfin il a parlé au Capitaine Collombier qui en a parlé à Mme Salle qui a jeté les hauts cris et finalement on a dit à Bichot que Marguerite était trop jeune. Alors dimanche Bichot a demandé à Marg. quand elle serait en âge et si elle pensait qu’au printemps ce serait bien et Marg. n’a pas dit non naturellement de sorte qu’elle attend le printemps avec anxiété craignant ce que sa mère dira, l’opposition de son oncle etc. Pauvre Margot, je connais ces transes-là et je la plains de tout mon cœur et pourtant je ne sais si ce serait un mariage heureux. Je n’aime pas Bichot et il me semble que Marguerite aurait pu trouver mieux.

 

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Dimanche 28 novembre 1897

 

I

l y a 8 jours nous dansions éperdument, il y a 8 jours à l’heure qu’il est j’étais prés de la fenêtre et nous causions tous deux. Quel souvenir heureux. Depuis je ne pense plus qu’à tout ce qu’il m’a dit et je soupire après le moment de le revoir. On parle d’une matinée chez les Ambroise aussi j’espère. Il est venu jeudi faire visite. Cela m’a semblé si drôle de le voir là gravement en visite vis à vis de moi, cela me rendait encore bien heureuse parce que voyez-vous rien que de voir ses yeux cela me fait un effet tel que rien que d’y penser j'en radote et puis hier je l’ai encore vu. J’ai de la chance cette semaine. Nous étions sorties Jeanne et moi et nous l’avons rencontré. Voila Jeanne qui me pousse du coude, il l’a bien vu et cela l’a fait rire. Aujourd’hui je n’ai pas pu aller à la messe de 11H1/2. Corbin est venu déjeuner et nous avions aussi un Lieutenant de cuirassiers, Mr Rheinart et les Bralley. Moi, obsédée par mon idée fixe je me figurais que c’était lui qui allait venir et je mettais la table de bon cœur. Il ne devait pas venir mais espérons que cela ne tardera pas et que dans 6 mois son couvert sera toujours mis. Je me demande parfois si ce sera bien possible ce bonheur-là, ces fiançailles entrevues depuis si longtemps. Je doute beaucoup malgré ses airs décidés et pourtant renoncer à lui maintenant ce n’est plus possible. Toute la famille a l’air si décidée, Tante Claire en parle avec des airs presque attendris. Ce serait vraiment trop de malheur s’il était refusé.

 

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Vendredi 3 décembre 1897

 

V

oila la neige qui tombe. Je pense que c’est cela qui empêche Madame Bralley de venir car nous l’attendions pendant que les chasseurs étaient en marche. De nouveau c’est très chaud. Elle est venue dîner dimanche dernier à la maison. Mardi nous sommes allées passer l’après-midi chez elle. Hier ils sont venus tous deux faire visite et aujourd’hui elle devait venir passer l’après-midi. Moi je ne m’en plains pas. J’aime à la voir. C’est un reflet du bataillon. Elle parle souvent de lui et puis chez elle nous prenons de l’expérience Jeanne et moi pour nos ménages futurs. Ce sont des époux si unis et que nous cherchons à imiter ce qu’elle a de bien et qui est compatible avec nos natures.

 

C’est l’idéal du mariage leur intérieur et je rêve d’une union aussi parfaite. Je prends de bonnes résolutions. Je me remets à l’étude pour être un peu instruite et (c’est le plus pénible) je suis en train de me forcer à prendre du thé que je déteste parce que je pense que si mon mari aime le thé ce ne serait pas si gentil de le laisser le prendre seul. C’est un enfantillage, cela a fait se pâmer Louis. Mais je crois que 1e bonheur est composé de si petites choses qu’il  ne faut rien négliger.

 

Hier nous avons eu pas mal de visites. C’était amusant. Les chasseurs presque au complet, le petit Faucher, de Morville, un peu poseur, Pages et Ehrhard. Le fameux Ehrhard. Nous étions bien curieuses de faire sa connaissance, c’est si drôle de le voir courir d’un bout à l’autre du bosquet pour nous saluer et sans nous connaître. Cela fâchait Maman qui le traite d’imbécile mais nous cela nous procure un accès de douce gaieté chaque fois que nous allons en ville, il a la monomanie du salut probablement. Louis repart demain, sa permission étant finie. Comme j’ai changé vis à vis de Louis. Autrefois j’étais presque un crampon pour lui, le voulant à moi toute seule, le suivant partout, le turlupinant toute la journée et ne cherchant qu’à lui faire plaisir. Depuis un an, petit à petit, à mesure que cette autre passion grandissait en moi elle diminuait l’excessif de mon affection fraternelle. Il n’est plus tout pour moi le pauvre Louis. L’exubérance de mes sentiments s’est reportée sur un autre objet. Lui je l’aime d’amour et d’amour passionné, vivant d’espérance, du désir de le voir, ne m’intéressant plus qu’à ce qui le concerne, aimant le monde, désirant les soirées pour le voir et goûter le bonheur excessif de sa présence.

 

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Samedi 10 décembre 1897

 

C

’est le roman d’Antoinette Launois que je vais raconter aujourd’hui. Depuis l’année dernière il parait qu’Antoinette était éprise de Monsieur Fondeur et elle n’avait cessé de penser à lui quant au mois d’octobre on lui a présenté un jeune homme parfaitement bien sous tous les rapports, qu’elle a refusé sans raison, de sorte que Mme Majorelle a fini par lui arracher son secret et comme elle connaît beaucoup Mr Fondeur elle lui a offert de le marier avec Antoinette. Mr Fondeur n’ayant pas mieux demandé, ils ont dîné ensemble dimanche dernier.

 

Antoinette a plu à Mr Fondeur qui va demander des renseignements sur sa famille puis comme il doit aller en permission à Noël il ira en parler avec ses parents et ramènerait son père. Antoinette est folle de joie et Thérèse désespérée. Elle considérerait le mariage d’Antoinette comme un désastre après lequel la vie ne serait plus tenable pour elle et elle n’a qu'un désir arriver à se marier avant sa sœur. Le mariage ne devant se faire qu’à Pâques, c’est hier que sous le sceau du secret elle nous a raconté tout cela, cela m’a énervée comme tout en me faisant soupirer plus ardemment encore si c’est possible après le bonheur. Pourtant le bon Dieu me protège, pour le moment je le rencontre souvent et sa figure prend une expression de joie qui me transporte. C’est que moi j’ai un plus grand bonheur qu’Antoinette. Elle espère épouser celui qu'elle aime et s’en faire aimer. Moi je suis aimée de celui que j’aime.

 

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Vendredi 24 décembre 1897

 

J

e suis lasse, énervée, ennuyée et pourtant je devrais réagir. J’ai été communier ce matin et je devrais bien tâcher d’avoir plus de courage. Je suis dans un mauvais moment, je pense que c’est pour cela et puis je ne le vois plus, je ne sais plus rien de lui et je trouve l’attente si longue, en ayant peur de l’avenir en même temps. Il fait froid. Je pensais qu’on pourrait aller au skating dimanche et je me réjouissais de le voir et puis voilà le pauvre Nicolas qui est mort ce matin et on va l’enterrer sans doute dimanche après-midi de sorte que je ne pourrai sans doute pas y aller.

 

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Vendredi 31 décembre 1897

 

P

lus qu’un jour et l’année sera finie. Que sera 1898 ? Cette année que j’ai tant désirée. Je voulais écrire depuis plusieurs jours et puis toute la famille est là alors c’est difficile. J’ai eu du plaisir pourtant depuis la dernière fois. Samedi d’abord je l’avais bien vu. Dimanche j’avais été à la messe de 11H1/2 et enfin j’ai été au skating l’après-midi du dimanche et j’ai patiné avec lui. En arrivant Mr Houël m’a tout de suite invitée : il m’a saluée en passant. Moi j’ai répondu d’un air indifférent pendant que mon cœur bondissait de joie. J’ai un peu patiné seule, puis avec Jeanne, mes amies et enfin paf ! me voila par terre. Comme ma courroie était défaite je reste assise. Naturellement il arrive, m’aide à me relever, remet mon patin et nous partons ensemble. Il est à la place, il travaille beaucoup, il a maintenant un peu d’espoir et surtout il m’aime toujours, voilà ce que j’ai appris. Et puis le premier cotillon que je lui ai promis, oui il m’aime et moi aussi et la seconde fois que nous patinions ensemble la brume arrivait, les patineurs se dispersaient et nous allions toujours la main dans la main ne pouvant nous décider à nous quitter, lisant dans nos regards tout ce que nous ne disions pas. Louis a trouvé que nous avions été trop longtemps ensemble mais tant pis, il est presque mon fiancé après tout.

 

Il y avait là Germaine Kesseler qui nous a fait bien rire avec son Capitaine. On voit rarement des gens aussi inconséquents que les Kesseler. C’est inouï comme ils prêtent à la critique. Ils avaient pourtant chez eux pour 4 jours un jeune Capitaine du 53ème Rt avec lequel Germaine avait chanté à Giromagny cet automne. Germaine le trimballait sur la glace dans un traîneau avec des airs rayonnants sous les regards moqueurs des patineurs. Le lundi on patinait encore, malheureusement j’avais mon cours de piano. Je ne le regrettais qu’à moitié croyant qu’il n’y serait pas mais comme il m’avait rencontrée avec des patins il a cru que j’y allais et il s’y est précipité. Ce qu’il y a eu de drôle et ce qui m’a fait énormément de plaisir c’est qu’en apprenant par Jeanne que je ne viendrais pas il n’a pris que le temps de redéfaire ses patins et est parti au grand ébahissement des gens. C’est lundi aussi que nous avons vu Marg. Salle. Elle est bien triste la pauvre fille de passer son hiver à Olligny (?) ; sa Grand-mère va un peu mieux mais c’est loin d’être merveilleux et elle n’est pas transportable et puis ses peines de cœur se greffant là dessus lui font voir la vie couverte d’un voile de deuil. Pauvre Margot, son histoire offre une grande analogie avec la mienne. Comme moi, elle a fini par l’avouer à sa mère qui après quelques jours lui a dit que c’était une chose impossible, qu’elle avait trop des habitudes de luxe et de bien-être pour épouser Mr Bichot qui n’a pas de fortune et peu d’avenir car il a bien 25 ou 26 ans et vient seulement de passer Lieutenant. Enfin Marguerite est désespérée mais non convaincue et elle est disposée à attendre 7 ans s’il le faut le bonheur d’épouser cet avorton de Bichot. Aura-t-il la même constance, je ne sais. Il ne me plaît pas, il a quelque chose de si en l'air, de si peu sérieux que je ne le crois pas capable d’une grande fidélité et surtout de rendre heureuse une nature ardente comme celle de Marg. Que de désillusions elle aurait la pauvre. Elle le voit avec des yeux prévenus et pourtant d’après ce qu’elle nous a raconté ce ne sont pas les admirateurs qui lui manquent et rien ne lui fait oublier le premier qui lui ait parlé d’amour. Elle se croit liée à lui. On ne sait ce qu’il faut lui souhaiter. est le bonheur pour elle ? Comme  Mr Viotte offre plus de garanties, il m’aime profondément lui et il est sérieux avec l’emballement de l’amour.

 

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Dimanche 4 janvier 1898

 

D

ire qu’il y a 8 jours je soupirais après aujourd'hui croyant bien le voir et danser avec lui et rien. Sous prétexte que Madame Ambroise était un peu indisposée on a supprimé la matinée. Je suis navrée. Je soupirais tant après ce cotillon et dans combien de temps dansera-t-on maintenant. Les de Puny ne disent plus rien. Oh je suis ennuyée, je voudrais tant le voir, lui parler !

 

Jeudi il est venu faire visite mais je n’ai pas été satisfaite. Sa vue ne m’a pas apporté le calme, il y avait beaucoup de monde. J’avais réussi à me mettre à côté de lui mais c’était si différent de quand nous sommes seuls. Il ne pouvait pas me regarder avec tendresse et je regrettais amèrement l’indisposition de Mme Ambroise.

 

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Vendredi 14 janvier 1898

 

I

l y a décidément un bal au cercle militaire le 2 janvier, un bal cela m’amuse mais c'est la date qui ne me convient pas. Car c’est ce jour là qu’il passe son examen pour l’Ecole de guerre. Il n’est pas content non plus nous a dit Mr Biesse qui est venu nous voir hier. Je l’ai chargé de dire à Mr Viotte que ce serait alors le 1er cotillon où il serait et de lui dire aussi d’être raisonnable et de ne pas venir au cercle car il serait capable de venir et ce serait bien fatigant et distrayant pour lui. J’ai demandé à Mr Biesse s’il avait des chances et il m’a dit qu’il serait reçu. Cela m’a mise en joie. Madame Clause est morte aujourd'hui 8 jours le 7 janvier. Pauvre Marguerite Salle, la voilà complètement privée de danses et de revoir son amour de Bichot.

 

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Lundi 17 janvier 1893

L

e mariage d’Antoinette est décidé et annoncé. Vendredi elle est venue nous dire que la demande était faite, qu’elle allait répondre oui naturellement. Le samedi Mr Fondeur est venu faire sa 1ère visite. Hier, il a envoyé une superbe corbeille toute blanche. Antoinette est au comble de ses vœux, Thérèse moins désolée que nous ne le craignions et si elle souffre c’est aussi d’amour. Elle a aussi son roman qui est une chose d’imagination mais dont elle souffre comme de la réalité. Elle a rencontré son idéal, un monsieur de 43 ans, blond avec des yeux bleus, un professeur. Malheureusement il ne veut pas se marier et Thérèse le pleure désespérément après l’avoir vu une fois. C’est dire la folie de ses confidences, être toquée, au point de refuser de se marier sous prétexte que ce ne serait pas honnête, d’un monsieur qu’elle a vu une fois c’est inouï et il faut que ce soit elle pour que nous le croyions.

 

Une autre chose drôle qu’il faut que je raconte. Madame Majorelle a fait venir Maman l’autre jour pour lui parler de deux mariages, un pour Tante Claire – un ancien amoureux, Mr Brotel, qui la redemandait. Cela nous a fait bien rire. Tante Claire l’a refusé net. Et puis un jeune ingénieur ayant 6 000 Frs d’appointements pour moi.  Naturellement cela ne m’a pas émue du tout et il se présentera tous les princes de le terre, je les mettrai avec joie à la porte. Oh, le bonheur d’Antoinette me faisait envie l’autre jour. J’étais énervée et j’étais prise de désespérance devant mon bonheur si incertain encore mais hier je l’ai vu et j’ai été si heureuse que je ne trouve nul bonheur comparable au mien. Nous apprenons le pas des patineurs et Tante Claire a bien voulu l’inviter, avec quelques autres. Ce que j’ai eu de plaisir. Ah, il n’était pas froid hier, presque pas assez.

 

Autrefois je le hissais, maintenant il est suffisamment monté. Il commence à avoir très peur de son examen, surtout du thème tactique. Je l’ai prié d’être sage car il voulait revenir pour le bal du cercle qui tombe le jour de l’examen. Je lui ai dit que ce serait une folie. Il le comprend, mais d’un autre côté il a si envie de revenir. Il rappelait les soirées d’il y a 2 ans où il arrivait ignorant du destin, celle de Madame Maire, le commencement du feu de Bengale qui n’a fait que croître et embellir. Enfin il était tout à fait excité, parlant haut sans s’inquiéter si on l’entendait. Moi je le priais de se taire et j’étais heureuse, ravie sous son regard ardent, sa voix était pour moi une musique délicieuse et le temps s’écoulait implacable, ce temps que j’aurais voulu retenir.

 

Quand Antoinette a été annoncé son mariage à E. Malhorty elle a fait deviner avec qui, alors Elizabeth lui a dit : c'est avec Mr Viotte. Je l’ai rencontré hier et il avait des airs si fringants un air si heureux, si conquérant que j’ai pensé qu’il allait se marier.

 

Il n’écrit plus son journal m’a-t-il dit. Il l’a arrêté au mois de février il y a 2 ans par une large croix sur laquelle il a cassé sa plume de fureur : pauvre Mr Viotte, que de peines il a eu, que d’inquiétudes il a encore et comme il faut qu’il travaille. Je vais commencer une neuvaine après-demain.

 

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Samedi 22 janvier 1898

 

I

l n’est bruit en ville que de mon mariage avec Mr Viotte. Cela ennuie énormément Maman, moi cela m’est égal et a lui aussi. Ainsi n’y a pas de quoi se désoler. Demain je vais le voir, on danse chez les de Pully. C’est aujourd'hui qu’Antoinette doit avoir sa bague de fiançailles. Elle est ravie. Mr Fondeur vient tous les jours mais ce qu’il y a de drôle et de choquant à mon avis c’est qu’ils s’embrassent tous les jours à l’arrivée et au départ. A-t-on idée de cela. Cela dénote une éducation peu raffinée. Je ne comprends pas Antoinette de le supporter ; mon fiancé ne m’embrassera pas comme cela sûrement.

 

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Mardi 25 janvier 1898 - 1 heure

 

A

 l’heure qu’il est il passe son examen. Il fait son thème tactique : pauvre garçon s’il savait comme je suis avec lui par la pensée à tous moments. Je supplie Dieu de le protéger. Le matin je suis allée à la messe. Il y était aussi, il venait implorer le secours de Dieu avant son examen. Et cela me donnait plus d’espoir, cette prière commune dans le même but. Oh que le bon Dieu nous exauce. La matinée de Pully a eu lieu dimanche. Elle a été extrêmement gaie. J’ai dansé mon cotillon avec lui, aussi c’était le bonheur, se sentir aimée comme cela. Gerboin est venu s’asseoir à côté de moi mais il a été très gentil de sorte que je ne le souhaitais pas trop au diable. Du reste il est parti pour le cotillon mais nous n’avons pas pu extrêmement causer. On est trop écouté. Il m’a pourtant dit qu’il avait une grande consolation qu’il portait toujours sur son cœur et que c’était une photographie qu’il a prise il y a 6 mois et sur laquelle je suis très jolie. J’ai trouvé la chose un peu forte mais au fond j’en étais heureuse et je ne lui ai pas dit que j’avais aussi la sienne. Enfin il est toujours le même mais dévoilant plus ses sentiments et moi je l’aime toujours plus à la folie. Je l’apprécie plus au milieu de tous ces amoureux qui n’ont pas ses délicatesses à mes yeux du moins, personne ne le vaut.

 

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Mercredi 26 janvier 1898

 

H

ier a eu lieu le bal du cercle. C’était une soirée ravissante. J’y ai éprouvé beaucoup de plaisir : plaisir de la danse et des yeux. J’ai eu des heures agréables mais cela ne fait rien, je crois que pour moi cela ne valait pas les deux heures de danse chez Tante Claire il y a huit jours. Il me manquait une partie de moi-même, j’éprouvais un calme énorme, je ne désirais pas plus une danse que l’autre, enfin le mot secret c’est que mon cœur n’était pour rien dans ce bal. C’est qu’il n'était pas là, que je le savais à Nancy dans ces examens desquels dépendent mon bonheur et que ma joie, mon entrain étaient près de lui. Melle (illisible) voulait encore m’offrir un mari. C’est décidément une rage pour le moment mais il pourra aller se consoler avec le jeune ingénieur.

 

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Vendredi 8 janvier 1898

C

’est fini maintenant les examens et je voudrais tant savoir s’il est content, si je le rencontrais dans la rue au moins ! Hier j’ai été joliment ennuyée. Je devais aller communier pour lui pour finir ma neuvaine et puis voilà que j’ai été si mal à l’aise qu'il m’a été impossible de me lever. Rien que l’essai m’avait presque occasionné une faiblesse. Enfin j’espère que le bon Dieu aura tenu compte de mon impossibilité et qu’il l’aura protégé tout de même.

 

C’est une rage de me marier pour le moment. C'est de Robert Bandelot qu’il est question maintenant. Il paraît que j’ai fait sa conquête (je ne comprends pas comment par exemple) et que si je voulais l’attendre un peu tout le monde serait enchanté. Mais comme moi cela ne m’enchante pas du tout ils peuvent rentrer leurs prétentions. Même si je ne connaissais pas Mr Viotte je n’en voudrais pas ainsi – un fils de poitrinaire, poitrinaire lui-même – une sœur qui me dégoûte, une mère assommante, un genre de vie qui ne me va pas du tout. Il n’y a rien là­-dedans qui me tente. Il n’a que sa fortune pour lui. Ah comme j’aime mieux une fortune très modeste et le mari rêvé, une vie d’amour et d’intérieur, c’est tout ce que je demande.

 

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Jeudi 3 février 1898

 

L

ouis m’a écrit un petit mot mardi pour me dire qu’il avait reçu de très bonnes nouvelles de l’examen. J’en ai été bien contente. Je le savais déjà du reste par Madame Bralley à qui Jeanne l’avait demandé. Moi je n’avais pas osé. Hier je l’ai vu chez Bonne-maman en visite. Je ne sais pas pourquoi mais cela me bouleverse. J’ai éprouvé du plaisir car de temps en temps il détournait la tête pour me voir et comme moi je l’avais toujours tournée nos regards se rencontraient délicieusement et nous riions tous deux ; je n’ai pas pu lui parler de son examen mais je me rattraperai samedi à la soirée Marchal où je voudrais déjà être.

 

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Lundi 7 février 1898

 

L

a soirée Marchal a été splendide, absolument hors pair. Il y avait foule, beaucoup de jolies toilettes, nous avons beaucoup dansé mais je ne peux pas dire que je me suis complètement bien amusée. J’avais comme danseur de cotillon Mr Bichot et je le déteste, il est tellement mal élevé, si jocrisse, si familier que je le souhaitais bien loin de moi et puis cela m’attristait à cause de ses histoires avec Marg. Salle. Il l’aime vraiment, passionnément. Il va la redemander en mariage le 1er mars a-t-il dit mais il ne vaut pas Marguerite et ne ferait pas son bonheur. Une femme ne peut qu’être choquée de lui : il parle mal, des expressions triviales, il est d’une familiarité qui ne dénote ni une grande délicatesse ni beaucoup de tact. Alors que faut-il désirer pour eux. D’autant plus qu’au fond je ne crois pas Marg. Salle si éprise que cela. Son amour l’a touchée, pour une jeune fille c’est si doux de se sentir aimée, elle s’est figurée qu’elle lui rendait son amour mais serait-elle même heureuse de l’avoir pour mari : au fond, je crois qu’elle serait contente de le voir refusé par sa mère. Elle pourrait prendre des airs de victime, le regretter même et satisfaite pourtant de s’en voir débarrassée. Qu’il est différent de Mr Viotte, comme il est digne d’être aimé, lui. Je souffrais samedi dernier de ne pouvoir l’avoir à moi. Il dansait avec Mme Bralley, moi avec Bichot, il n’y avait pas moyen de causer seuls et puis toujours ce Bichot sur le dos, de sorte que le cotillon ne m’a pas paru charmant du tout. Samedi prochain on danse chez Mme George et mardi au cercle. Chez Mme George je lui demanderai de s’éloigner un peu car Maman gronde mais au cercle je danserai le cotillon avec lui. Ce sera la dernière fois que je le verrai avant de l’avoir tout à moi ou de le perdre pour jamais mais j’espère, j’espère beaucoup. Il est content de l’écrit déjà et je prierai tant que le bon Dieu me le donnera. Plus que 2 mois d’attente maintenant.

 

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Mercredi 16 février 1898

 

L

a ravissante soirée que celle de Madame George ! Tout le monde n’est pas de mon avis car il y avait très très peu de cavaliers mais pour moi il n’y a plus qu’un point de vue et suivant qu’il a été plus ou moins tendre, que je l’ai vu plus ou moins de temps je trouve la soirée charmante ou ennuyeuse. Chez Mme George on a d’abord fait de la musique et de la jolie musique pendant laquelle il était placé vis à vis de moi. Aussi c’était délicieux. Après on a dansé et il a été si gentil, si brûlant que j’en ai été transportée. Il m’a reparlé de la photographie, c’est celle que j’ai donné à Mme Bralley. Il m’a dit qu’il la mettait toujours devant lui pour travailler, que cela lui donnait du courage. Enfin j'ai été ravie de ma soirée, plus que celle du cercle hier soir qui était pourtant bien jolie. C’était un bal poudré, le coup d’œil charmant. On a trouvé que la poudre m’allait parfaitement bien, nous avions des robes très jolies, bleu lamé d’argent, mais je ne l’ai ­pas eu bien à moi, je n’ai dansé que deux fois avec lui au commencement. Je ne l’ai pas vu au moment de mon départ, je ne lui ai pas serré la main, cela suffit pour que le bal me paraisse triste et que je n’en conserve pas un bon souvenir. A mesure que le temps s’écoulait je devenais plus triste. Mon danseur de cotillon, Mr de Prémorel (un chasseur pourtant) n’était pas assez entraînant pour me réveiller. Ce cotillon que je devais danser avec lui et auquel j’avais tant rêvé je sais bien que ce n’est que partie remise, que dimanche on danse chez les Ambroise, que je l’aurai bien à moi, l’heure présente n’en est pas égayée. Et puis j'ai un autre souci. Il est en soirée perpétuellement, chez les Gautrot, chez les de la Ruelle, Rousseau, etc., et son travail ! S’il n’était pas reçu maintenant qu’est-ce que je deviendrais moi qui avait les larmes aux yeux de ne pas avoir pu lui dire bonsoir cette nuit. Rien que d’y penser cela me donne le frisson. Jeanne non plus ne l’a pas trouvée charmante cette soirée. Pauvre petit (illisible), elle aussi connaît les transes de l’amour, elle aime Mr Houël, elle avait toujours eu un faible pour lui mais cette année cela a augmenté et c’est réciproque. Je m’en doutais car c’était facile à deviner en les voyant ensemble et Jeanne, sûre de lui, attendait une demande quand lundi dernier, le 7, Antoinette poussée par Mr Fondeur lui a dit que Mr Houël l’aimait mais que son père ne voulait pas qu’il se marie avant d’avoir passé un an à Fontainebleau pour voir s’il était sérieux. Ce ne serait que pour 18 mois, et que du reste les Majorelle en parleraient à Papa et à Maman. Jeanne, très contente de voir se réaliser le rêve qu’elle caressait en secret, se réjouit de le revoir mais voilà que Mr Houël n’est pas venu au cercle, sous prétexte qu’il ne pourrait pas voir Jeanne sans lui parler et la suivre tout le temps. Cela a bien attristé Jeanne, d’autant qu’on ne lui dit rien et que Maman a l’air de tout ignorer. Et pourtant, qu’est-ce qu’un an d’attente si elle est sûre du résultat.

 

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Mardi gras 22 février 1898

 

I

l pleut, il fait triste et je n’ai jamais vécu de si heureux jours. La matinée Ambroise  m’a laissé de si heureux souvenirs, j’ai été tellement contente que je ne trouve personne heureuse comme moi et ma joie est si grande qu’elle me fait peur. Si mon rêve devait être brisé ! On ne saura peut-être pour l’admissibilité que le 10 mars et je voudrais tant être sûre du résultat que je trouve les jours longs, longs...

 

Oh les folles craintes, comme elles sont dissipées. Il m’aime certainement autant que je l’aime. Il m’a dit que c’était plus que de l’adoration et ses yeux me brûlaient, il me prenait des désirs fous de me jeter dans ses bras, de lui dire aussi que je l’adore, que ma vie était sa vie. Je revis avec bonheur cette soirée où nous nous sentions si près l’un de l’autre de cœur comme de corps.

 

Il m’a donné un bouquet et a ajouté : "J’y ajoute quelque chose de plus précieux, mon cœur. Gardez-le bien et rendez-le moi dans 6 semaines ou plutôt rendez-moi un mélange." Moi je lui ai dit de ne rien craindre, que je lui rendrai le mien tout entier.

 

Il a été encore plus désolé du bal du cercle que moi. Il a été malade le lendemain du cauchemar que cela lui avait donné. Il avait rêvé qu’il était reçu et que moi je le refusais. Pauvre garçon. Tout ce qu’il disait me faisait un plaisir énorme. Je ne parviens plus à me figurer qu’il peut ne pas être reçu. L’avenir m’apparaît radieux, enivrant. Il m’a raconté aussi que Mr Faucher avait eu l’intention de me demander en mariage l’an dernier, mais que le chiffre de ma dot avait arrêté son élan (C’est drôle que c’est à Mr Viotte qu’il s’est confié). Pauvre Faucher, je me doutais bien qu’il avait un petit faible pour moi, mais je le trouvais beaucoup plus chaud cette année que l’année dernière. Est-ce à tort ? Enfin cela n’a pas d'importance. Espérons que je ne le reverrai que l’heureuse fiancée de son camarade. Que d’amour s’agite autour de nous. Marg. Salle toujours éprise, attendant avec angoisse le 1er mars, jour ou Mr Bichot doit la redemander. Quel sort doit avoir je demande et que faut-il désirer. Il aime vraiment Marg. mais fera-t-il son bonheur ? J’en doute. Jeanne attendant Mr Houël tout en paraissant furieuse contre lui. Ils s’aiment. Je suis bien sûre qu’il ne l’oubliera pas pendant cette année d’absence et eux aussi sont heureux. Oh, les mariage d’amour, il n’y a que cela. Je n’en ai eu que l’avant goût et c’était si délicieux qu’il me semble que la suite serait tellement belle que je tremble de tout mon cœur de voir s’évanouir mon beau rêve.

 

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Samedi 28 février 1898

 

J

e suis lasse : cette attente me semble intolérable. J’ai vu hier Madame Bralley qui m’a dit qu’on ne saurait que le 10 mars et Jeanne m’écrit ce matin que ce sera le 1er mars. Il n’y aurait plus que 3 jours, cela me bouleverse. Il me prend des peurs terribles. Et puis Jeanne est à Nancy, personne pour me remonter. Hier je n’arrivais plus à me le représenter. C’était un supplice. Il n’y a pour me calmer que cette parole "C’est plus que de l’adoration" dont l’écho affaibli m’émeut délicieusement et me fait oublier mes anxiétés présentes. Je voudrais voir les jours passer bien vite en craignant le but pourtant s’il allait ne pas être reçu.

 

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Lundi 28 février

 

Q

uelle émotion il m’a faite ce matin. Comme je partais à la messe de 9 heures je l’aperçois arrivant aux bosquets. Quand il nous a vues, il s’est retourné et est parti brusquement pour montrer probablement qu’il ne sait encore rien. Cela m’a remuée  profondément. J’avais cru qu’il était admissible. Quand saura-t-on ?

 

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Jeudi 3 mars

 

J

e suis folle d’angoisse. On saura le 5 ou 6 et je ne vis plus. Toute cette après-midi nous avons eu beaucoup de monde. J’ai causé, ri et j’en ressens le contre-coup.

 

Maintenant, l’animation n’existe plus. Je sens l’angoisse m’étreindre plus fortement. Une prière désespérée monte à mes lèvres que le bon Dieu et St joseph me protègent.

 

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Lundi 7 mars

 

I

l est admissible, et le 27ème. Dieu soit béni. Je l’ai su hier matin par Madame Bralley qui est venue me le dire à 8 heures du matin. C’était bien gentil de sa part et je lui en suis bien reconnaissante. Inutile de dire la joie profonde que j’ai éprouvée, c’est impossible à raconter. Mais c’est une journée que celle d’hier 5 mars que je n’oublierai jamais.

 

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Samedi 12 mars

 

D

ans 8 jours il sera à Paris. Il doit se -trouver à l'Ecole de guerre le 19 mars à 1 heure. Je voudrais bien le revoir. Ce serait la dernière fois que je le verrai en indifférent. Plus que 4 semaines, 5 au plus et puis ce sera fini, je serai la plus heureuse ou la plus triste des femmes mais j’ai grande confiance. Je prie St Joseph qu’il le protège.

 

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Jeudi 17 mars

 

U

n roman finit quelquefois mal. Pauvre Marg. Salle, elle en fait l’expérience. Elle est arrivée mardi, désespérée, des larmes plein les yeux : on avait refusé Bichot décidément. Son avenir, comme fortune et position ne suffisaient pas. C’est un gros chagrin pour elle auquel je ne compatis que dans une certaine mesure. Car ce n’aurait pas été sans arrière pensée que je l’aurais vue confier son bonheur au dit Bichot.

 

Thérèse Launois est en train de se marier à Nancy, sans enthousiasme et sans amour. C’est ça qui est horrible. Qu’il fait bon aimer et se sentir aimée et souffrir des tribulations pour cet amour-là. Il part demain soir, Mme Bralley me l’a dit. Que sera son retour ? Toujours le point d'interrogation.

 

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Lundi 19 mars 1898

 

I

l est parti ! Je l’ai vu hier matin. Il était à la messe de 8 heures. J’ai joui  délicieusement de sa présence. Il me regardait si souvent. Aussi cela m’a rendue heureuse pour toute la journée. J’ai été d’une gaieté folle, j’ai dit des tas de bêtises, j’ai fait rire aux larmes Jeanne et Marg. Salle mais quand en allant à la mission j’ai vu la lumière derrière ses volets j’ai pensé qu’il s’habillait sans doute pour partir, qu’il allait partir ! Alors toute mon exaltation est tombée. J’ai senti une peine énorme me gonfler le cœur et des larmes monter à mes yeux en même temps que le désir fou de le revoir une fois, de lui dire combien je l’aime, d’être pressée dans ses bras. Près du bon Dieu je me suis calmée, je lui ai confié ma peine et je l’ai supplié de m’exaucer. Et bien qu’ayant toujours le cœur un peu gros la paix est rentrée en moi. Thérèse Launois est fiancée aussi. Elle épouse Mr René Jacques qui aura 29 ans le 2 mai prochain. C’est un avoué de Nancy, il est grand, laid, distingué, mais épris de Thérèse qui n’en est pas encore à l’amour elle. Voila ce que ses sœurs nous ont raconté. C’est la fête de St Joseph, je l’ai prié toute la journée : tant de choses à lui demander pour moi d’abord, que je puisse l’épouser, le bonheur pour les Launois, la paix pour Marg. Salle et surtout le bonheur pour Jeanne. Elle aime Mr Houël ; lui l’aime passionnément, cela se voyait et se voit. Partout on le rencontre, c’est Mr Houël le père qui met de l’opposition, désirant voir faire un mariage riche à son fils. Mr Houël aura-t-il le courage et la persévérance de Mr Viotte, c’est ce que je demande de tout mon cœur puisque cela doit faire le bonheur de ma petite Jeanne chérie que je voudrais tant, tant voir heureuse.

 

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Jeudi 24 mars 1898

 

L

undi Madame Bralley est venue passer la journée avec nous et elle m’a beaucoup parlé de lui. Elle m’a procuré des instants charmants. Ce qu’elle disait prouvait si bien la passion de Mr Viotte pour moi. Il allait toujours pour entendre parler de moi. Elle m’a montré sa photographie très bien réussie. Aussi je la lui demanderai. Mardi j’ai été tout à fait mal à aise. Le soir, un mal de tête extrêmement violent. Je me suis demandée s’il passait ce jour-là. Je suis anxieuse de savoir de ses nouvelles.

 

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Lundi 28 mars 1898

 

N

ous avons passé la journée chez les Bralley samedi et j’ai encore été très heureuse parce que Mme Bralley m’a beaucoup parlé de lui, de son examen. Il a passé pour la tactique et a eu 18 et pour l’histoire militaire 17. C’est très beau aussi l’espoir m’envahit de plus en plus. Puis elle m’a parlé de tout ce qu’il a éprouvé l’an passé. Il était si malheureux paraît-il de ne plus rien savoir de moi, se figurait que je l’oubliais et se désespérait et la pensée de ses souffrances me mettait une joie profonde au cœur. J’y trouvais la preuve de cet amour passionné que je ne croyais pas possible. Elle m’a montré aussi la lettre qu’il leur a écrite après le fameux bouquet et elle est extrêmement joliment écrite mais avec un fonds de tristesse. Pauvre garçon, s’il avait su à quel point je l’aimais, quel calme il aurait éprouvé. Voilà, j’ai été très raisonnable et cela n’a servi qu’à lui faire de la peine. Enfin, plus que 3 semaines maintenant. Peut-être dans 3 semaines jour pour jour l’attendrais-je mon fiancé bien-aimé. Oh que Dieu le veuille.

 

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Lundi de Pâques 11 avril 1898

M

 

aintenant ce n’est plus qu’une question de jours. On saura dimanche ou lundi et il fera immédiatement sa demande sans intermédiaire et c’est presque sûr qu’il sera reçu car il a eu des notes splendides jusqu’à présent :

 

                                 Tactique                                                                                 18                              

                                 1er examen

                                                                 Histoire militaire                                      17

                                                                          Géographie                                      19

2ème examen

                                                       Topographie                              17     

                                                   Administration                              16

3ème examen

                                                             Artillerie                              17

 

Aussi je suis rayonnante. Je l’ai vu ce matin. Il était à sa fenêtre et je suis passée deux fois dessous au mépris de toute retenue mais j’avais un besoin si impérieux de le voir qu’aucune considération ne pouvait me retenir.

 

Oui je suis bien heureuse et pourtant hier il m’a fait bien de la peine. Il ne faisait pas ses Pâques dans la communion des hommes et cela m’a navrée, de nouveau j’ai éprouvé la désolation de l’an dernier. De nouveau j’ai pleuré et toute la journée il m’en est resté une grande tristesse au cœur mais je le convertirai, il les fera avec moi.

 

Je dois dire que cela m’a beaucoup étonnée. Il va à tous les offices et puis c’était le cas avec la mission, cette mission splendide qui m’a fait tant de bien. Il y avait un confesseur idéal, le Père de Nicolay qui m’a soutenue, encouragée et fortifiée.

 

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Samedi 16 avril 1998

 

L

e jour que j’attends si anxieusement depuis deux ans est arrivé et il est horrible à passer. Il est huit heures du matin, je saurai dans la soirée : les heures me semblent mortellement longues. Quand je pense que j’ai attendu 25 mois et que 12 heures me semblent intolérables. Encore cette journée et je serai au comble de la joie ou de la douleur. En pensant à ces éventualités il me semble que je deviens folle, ma tête est atrocement lourde, une fatigue énorme m’envahit, je voudrais dormir, ne plus penser, ne plus me torturer et il va falloir parler, travailler, prendre l'air indifférent quand l’angoisse m’étreint le cœur. Plus qu’un jour ! Louis viendra ce soir. Il est tellement gentil. L’émotion de Mr Viotte lui a fait beaucoup d’effet. Il s’est rendu compte de ce que nous éprouvions et cela l’a ému. C’est une dépêche qui doit apporter la nouvelle. Oh qu'elle vienne vite cette bienheureuse dépêche, que tous nos tourments soient finis et qu’une ère de bonheur s’ouvre pour nous.

 

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Dimanche 17 avril

 

I

l est reçu. La dépêche est arrivée hier à 6 heures. Je suis folle de joie. Et il viendra à 3 heures.

 

 

 

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Dimanche 17 avril 1898 (soir)

 

J

e suis si fatiguée que je n’ai guère envie d’écrire et pourtant s’il est une journée à relater c’est celle d'aujourd'hui. Presque la journée des fiançailles. Enfin il est arrivé à 3 heures avec Louis, j’étais à la fenêtre de notre chambre, il m’a salué en souriant et puis est entré dans le bureau de Papa après une conversation d’une dizaine de minutes, conversation assez laborieuse paraît-il, puis il est arrivé au salon. Nous nous sommes serrés la main sans rien dire et puis une conversation générale s’est engagée, a roulé presque exclusivement sur les examens. Moi je ne parlais pour ainsi dire pas, enfin c’était une visite absolument ordinaire. Et cela ne m’aurait pas ravie du tout si après cela nous n’étions allés séparément chez Bonne-maman prendre une tasse de thé. nous avons pu causer un peu en aparté et c’était si délicieux, il me semblait presque que c’était un rêve de le voir côté de moi, de me dire que c’était le commencement de notre vie à deux, que désormais je l’aurais tant que je voudrais, que rien ne nous séparerait plus et j’étais follement heureuse. Il part demain matin pour Montbéliard. Sa Mère doit écrire à Papa pour faire la demande et puis il reviendra, nous serons fiancés et l’ère de bonheur que j’appelais de tous mes vœux s’est ouverte pour moi.

 

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Samedi matin 23 avril

 

          Monsieur,

 

          Vous m’excuserez de ne pas venir vous voir moi-même, si je n’étais obligée de rester avec ma famille j’aurais été heureuse de me rendre à Lunéville et de vous adresser une demande qui fera le bonheur de moi fils. J’ai donc l’honneur de vous demander pour lui la main de Mademoiselle Marguerite Parmentier et ne voulant pas lui faire attendre une joie qu’il rêve depuis si longtemps je le renvoie samedi : il viendra lui-même chercher votre réponse définitive qui j’ose l’espérer ne pourra que le combler de joie.

Excusez-moi encore une fois et croyez à mes meilleurs sentiments

 

Veuve Ch. Viotte

Montbéliard 21 avril 1898.

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Samedi 23 avril 1898

 

M

aintenant c’est fait, je suis fiancée. Il vient de venir à la maison. Cela a encore été la répétition de dimanche dernier. Comme chose officielle, une conversation générale entre Papa, Maman , lui et moi. Ce n’était pas très agréable. Lui me faisait des yeux désespérés mais moi, tout en regrettant de ne pas être seuls, j’étais joliment heureuse. Il me regardait sans contrainte cette fois et son regard me brûlait délicieusement. J’ai eu absolument l’air d’une abrutie tout le temps, ne trouvant rien à dire, riant nerveusement et sottement, mon esprit affolé se perdait dans mon bonheur, ainsi, quand il est arrivé, il s’est incliné devant moi "Mademoiselle, je viens chercher ma réponse" m’a-t-il dit en souriant, et bien pas un mot n’est sorti de mes lèvres. Je lui ai tendu la main, j’ai ri, et puis voilà. Une imbécile enfin...

 

Tous ces jours derniers j’étais un peu préoccupée de cette lettre-demande qui n’arrivait pas. Je me figurais que sa mère ne voulait pas de moi. Aussi je jouissais doublement ce soir.

 

 

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Dimanche 24 avril 1898

 

C

ette fois je suis en plein dans les fiançailles. Je viens de recevoir une corbeille magnifique, je vis au milieu des fleurs, c’est délicieux, mais ce qui est surtout délicieux c’est de le posséder. Cela, c’est une joie tellement profonde que je ne peux pas la décrire. C’est une joie intense qui m’enivre, je me perds dans son regard, c’est le bonheur enfin.

 

Il est arrivé à midi fringant, en épaulettes, air dégagé, suivi de son ordonnance portant un bouquet. A la porte il lui a pris des mains et me l’a offert. C’était une idée charmante et qui m’a touchée profondément. Nous avons dîné côte à côte puis nous avons porté du champagne aux bonnes et en revenant j’ai reçu son premier baiser. Je revenais à son bras. "Vous savez, m’a-t-il dit, vous me devez quelque chose : le baiser des fiançailles" . Alors, d’un mouvement très doux il m’a attirée à lui et doucement il m’a embrassée sur les deux joues. Cela m’a causé une émotion intense. J’ai senti alors combien ma vie était changée, que maintenant je ne m’appartenais plus, que sa tendresse était le fonds de ma vie. Puis nous sommes allés au jardin, nous avons causé longuement, il m’a parlé d’un docteur Tufferd qui a été extrêmement bon pour lui et puis de différentes choses. Notre mariage sera pour la fin de juin probablement et Papa a offert les deux chambres du devant pour nous éviter d’aller en garni. Cela ne me souriait guère, il y a du pour et du contre, mais je crois que le pour l’emporte. Cela a l’air de plaire à Mr Viotte et comme c’était surtout pour lui que j’hésitais, nous resterons probablement à la maison.

 

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Lundi 25

 

L

e soir son ordonnance m’a apporté une magnifique corbeille, charmante. Presque trop belle. L’ordonnance pliait sous le faix de sorte que je vis au milieu des fleurs, que je suis grisée de ce parfum qui me vient de lui.

 

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Lundi 25 avril (soir)

 

I

l est venu de 5 à 7. Il ne m’apportera la bague que demain. Je jouis toujours délicieusement mais je trouve déjà qu’il ne faut pas que les fiançailles soient trop longues. Nous sommes un peu gênés vis a vis l’un de l’autre. Rien que pour les baisers. Je veux mettre à exécution mes beaux principes, je subis une lutte avec moi-même car ces baisers que je repousse, je les désire follement. Il m’a demandé aussi de supprimer les Mr, Melle entre nous. Je n’ai dit ni oui ni non, toujours à cause de mes théories de ces temps derniers. C’est très dur de résister à ce qu’il me demande. Surtout quand ce sont des choses que je désire aussi et puis je tremble que cela ne dure pas. Je suis sûre qu’il ne se passera pas deux jours sans que nous nous embrassions. Demain en me passant la bague, il en aura le droit. Le fera-t-il en public ?

 

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Mercredi 27 avril 1898 - midi

M

e voilà la bague au doigt et une bague ravissante que j’aime énormément et que j’admire tout le temps. Du reste, quel bijou ne me serait pas cher, donné par lui. Je suis tellement heureuse. Il est venu hier à 5 heures, a tiré l’écrin de sa poche, a sorti la bague et me l’a passée au doigt. Il  était ému en me passant cet anneau, le premier lien entre nous, ses mains tremblaient. Tout le monde se demandait s’il allait m’embrasser. Il n’en a rien fait, je pensais bien qu’il ne le ferait pas. On l’a retenu à dîner, cela fait que je l’ai eu jusqu’à neuf heures. Nous n’avons jamais été seuls, mais nous commençons à oser nous parler bas et puis Jeanne ne le gêne pas. Quand nous somme dehors, il me prend le bras et très doucement sa main caresse la mienne et puis tout le temps ses yeux me brûlent.

 

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Samedi 30 avril (5 heures du matin)

 

A

ujourd'hui c’est le mariage Launois. Je ne peux pas dire quelle émotion cela me fait. Jusqu’à présent, absorbée par mes propres pensées je ne pensais guère à ce jour que comme on pense à une fête mais hier nous y sommes allées et au milieu du grand en l’air, quand il a fallu nous séparer, que nous avons pensé que c’était la dernière fois que nous nous voyions jeunes filles, alors nos cœurs se sont gonflés et les larmes sont montées à nos yeux. Nous avons pensé à ces années pendant lesquelles nous avons vécu d’une façon si unie, nous confiant tout et nous appuyant les unes sur les autres, nous nous sommes dit que c’était le passé, nous avons entrevu l’avenir séparées les unes des autres et la question s’est posée, que sera cet avenir.

 

Pour Antoinette, ce n’est pas très inquiétant. Elle aime, elle voit la vie dans le rayonnement de son amour et l’avenir ne l’effraye pas. Mais Thérèse si impressionnable, si remplie de cœur, qui se marie sans grand amour, cela faisait frémir et elle le sentait bien quand les larmes pleins les yeux nous nous sommes embrassées.

 

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Dimanche 1er mai 1898

 

J

e voudrais bien raconter le mariage de Thérèse et d’Antoinette mais j’en suis revenue avec des impressions plutôt personnelles de sorte que je ne sais quoi dire et pourtant ce mariage m’a bien émue pour plusieurs raisons. D’abord parce que je les aime beaucoup, beaucoup, que c’était la séparation pour nous et que je leur souhaitais tout le bonheur possible et puis c’était la première fois que je voyais une cérémonie de mariage avec l’idée que ce sera bientôt mon tour et que cette pensée de lui appartenir bientôt à tout jamais me rendait pensive en même temps que folle de joie. Le lunch a été un moment charmant. Il commence à se livrer. Je me sens complètement enveloppée de sa tendresse et je suis tellement heureuse qu’il me semble que je ne m’appartiens plus. Je vis je ne sais pas comment dans un rayonnement exquis. La soirée nous a semblé très drôle. C’était si bizarre d’avoir le droit de rester ensemble tant que nous voulions. Il m’a dit qu’il m’aimait passionnément et cette phrase dont j’étais sûre et que pourtant j’attendais depuis si longtemps a retenti jusqu’au plus profond de mon être, faisant vibrer toutes les fibres de mon cœur. Ce n’était pas si gai pour la pauvre Marthe cette soirée. Elle était obligée de danser et de causer avec des larmes plein les yeux et le cœur. C’est triste de se trouver seule. Pour Jeanne elle a eu un succès fou mais n’a pas été enchantée de Mr Houël qui ne lui a rien dit et qui a l’air d’avoir absolument confiance en elle, mais au fond je ne sais pas trop ce qu'elle pense. Il y a une chose qui m’a ennuyée hier. Mr Viotte me demandait la permission de lire un jour mon journal. Cela ne me va pas du tout. C'est laisser lire en soi-même d’une manière trop complète. Il y a tout ce que j’ai pensé sans vouloir le dire, toutes mes impressions analysées. Cela me coûterait beaucoup de lui laisser lire.

 

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Vendredi 6 mai 1898

 

O

n dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire, que le bonheur ne se raconte pas. Ce qu’il y a de sûr c’est que je n’ai nulle envie de raconter le mien. Peut-être est-ce parce qu’il est si profond que je ne trouve pas de mots pour l’exprimer. Je suis obligée de faire un effort pour chercher ma plume alors qu’autrefois c’était une nécessité. Les jours se succèdent uniformément, heureux, je vis dans le bleu, dans l’attente de cette heure bénie il arrive et que nous passons ensemble. Cette semaine a été très en l’air. Mardi nous sommes allés à Cirey faire la présentation aux Tantes. Cela a fait une journée complète. Après le dîner nous sommes allées nous promener, Louis, Jeanne, Mr Viotte et moi. Oh cette promenade à travers bois, soutenue pas son bras, enveloppée de sa tendresse, je crois que je me la rappellerais toujours. Mes grandes sensations sont silencieuses, j’allais sans rien dire et pourtant je n’ai peut-être jamais plus joui. J’étais absorbée dans mon bonheur et quand, levant les yeux, je rencontrais les siens, il me semblait qu’il n’y avait que peu de créature plus heureuse que moi et qu’appuyée sur lui nul malheur ne pouvait plus m’atteindre.

 

Le lendemain nous sommes allées à Nancy. Hier jeudi a été marqué par son second baiser. Cela m’a fait un effet énorme. J’ai été bouleversée. C'était dans la petite chambre derrière. Je montais avec lui pour lui montrer les cadeaux déjà reçus quand il s’est penché vers moi et m’a fait un geste mystérieux, interrogateur. Moi je ne pensais pas du tout à cela, j’ai cru qu'il me demandait si c’était notre future chambre et j’ai répondu par une affirmation empressée. Avant que j’ai eu le temps de me reconnaître il s’était penché complètement et m’avait embrassée. Dire l’effet que cela m’a fait c’est impossible. Je suis restée interloquée, bouleversée, gardant toute la soirée un peu de stupeur et l’impression très douce de ce baiser.

 

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Vendredi 3 iuin 1898

 

J

e n’écris plus jamais. Je suis dans l’extase des fiançailles et les apprêts du mariage et mon journal, le confident de mes peines, ne m’attire plus. C’est que je suis tellement heureuse qu’il n’y a pas de mots pour l’exprimer. Il n’y a plus de moi, plus de Marguerite Parmentier, il n’y a plus qu’une jeune fille distraite, à laquelle tous les détails sont indifférents, qui n’a plus qu'une pensée, qu’un désir : son fiancé, qui l’aime follement, ardemment et qui sait ce que c’est que le bonheur, qui connaît la joie, la passion.

 

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Mardi 21 juin 5 H du matin

 

M

on dernier jour de jeune fille ! C’est une page très heureuse de ma vie qui se ferme. Et pourtant je n’ai pas de regret, j’entre dans la vie sérieuse avec bonheur parce que j’ai une confiance énorme en lui et parce que je l’aime tellement que je ne peux plus concevoir une minute de joie sans lui. Quand il n’est pas là c’est une indifférence absolue. C’est même étonnant comme je suis absorbée mais dès qu'il arrive, que je vois ses yeux briller et me regarder tendrement, alors je sens la vie s’agiter en moi, mon cœur bat d’une façon désordonnée, je resterais des heures et des heures appuyée sur lui sans jamais être lasse.

 

C’est peut-être un peu excessif mais je crois qu’il faut cela car autrement le mariage est joliment effrayant. Hier soir je me suis sentie un moment tourner vers la mélancolie. Nous étions tous les trois le soir après dîner seuls et l’on se sentait si unis, il faisait bon et je me disais que c’était la dernière fois, que le passé était mort, que j’allais partir loin d’eux, loin de leur tendresse et au milieu des larmes de l’adieu c’était pourtant le bonheur que je voyais trembloter au loin. Aujourd’hui Mme et Melle Viotte arrivent et je m’en réjouis. J’ai une admiration profonde pour sa mère et je l’aime déjà parce qu'elle est bonne.

 

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Samedi 25 juin 1898

Journal de Madame Camille Viotte née Marg. Parmentier

M

aintenant c’est fait, l’heureuse fiancée est devenue la plus heureuse des femmes et son bonheur est si intense, si profond, qu’elle ne peut le raconter. Et pourtant je le voudrais. On dit que le bonheur passe, qu’il y a des peines, des amertumes, des brisements dans la vie. Je voudrais pouvoir me consoler à ce moment-là avec le souvenir de la joie présente. La veille de mon mariage j’ai été triste. Cela me faisait de l’effet de quitter ma famille et puis j’étais fatiguée, j’ai eu les larmes aux yeux toute la journée, tandis que le jour de mon mariage s’est passé sans larmes. Le mariage civil, le mariage religieux se sont faits sans trop d’émotions. C'est de tout cœur que j’ai dit ce oui qui me liait à lui pour jamais, que j’ai laissé son alliance aller d’un coup au fond de mon doigt. Je l’aime plus que jamais à la folie.

 

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Dimanche 10 septembre 1898

 

M

on mari est aux manœuvres. Je suis veuve et il me prend l’envie de revenir en arrière et de raconter ces mois exquis que ,je viens de passer. Etre fiancée, c’est charmant parce qu’on ne connaît pas l’au delà mais le mariage, c'est une félicité inénarrable. Maintenant je sais bien que tout le monde n’a pas un mari comme le mien, que Camille est le mari le plus charmant qu’on puisse rêver, enfin qu’il a réalisé quelque chose d’énorme, il a surpassé le rêve. Qu’est-ce que seront les jours qui vont suivre, ce bonheur si complet durera-t-il, je le crois parce qu’il est bon, parce qu’il a une délicatesse de sentiments extrêmement raffinée, et surtout parce qu’il m’aime et que je l’aime profondément et passionnément.

 

Mais reprenons le commencement. Ce jour béni du 22 juin qui a fait de moi sa femme, je ne me le rappelle que confusément, il y a trop de choses, trop de gens, j’ai été trop entourée pour en conserver un idée bien nette. Je revois cet habillage, cette coiffure. J’étais pressée, énervée. Enfin j’ai été prête et il est entré dans ma chambre de jeune fille, resplendissant, tout à fait beau. Il m’a embrassée et nous sommes descendus. Ce salon plein de monde en grandes toilettes. Cela ne m’a pas trop émue, il ne me semblait pas que c’était moi l’héroïne de la fête. Puis peu après le départ pour la mairie, cette entrée solennelle au bras de Papa ! Pas l’ombre d’émotion à la mairie, un peu d’énervement, une envie de rire, voilà. J’ai signé comme j’ai signé mon contrat. Le mariage religieux m’a impressionnée. Je n’avais plus envie de rire du tout, j’étais sérieuse et j’essayais de prier avec ferveur pour que Dieu bénisse notre union. Quel défilé de monde à la sacristie ! Que de poignées de mains. La descente de l’église ne m’a pas intimidée du tout à cause d’un incident futile : mon jupon de dessous tombait et je n’avais qu’une préoccupation : le retenir au moins jusqu’à la voiture. J’y suis arrivée. Sur mon parcours j’ai entendu des réflexions des curieux "Ce qu’elle est belle", "En voilà un qui ne va pas s'ennuyer". Moi cela me faisait plaisir pour lui qu’on m’admire maintenant que j’étais sa femme. Puis le retour à la maison au travers du bosquet en voiture. Le moment où n’y pouvant plus tenir j’ai soulevé mon voile et nous nous sommes embrassés. Le lunch passant comme un rêve, ces essais de tutoiement si délicieux. Et enfin le départ. Cela c’était triste, ce petit groupe dans le salon, ces embrassades, aussi je pleurais en voiture. C’était un mélange de tristesse de quitter les miens, de crainte de l’inconnu, et de joie profonde de partir avec lui. Le train où nous n’avons jamais réussis à être seuls, où nous riions tant de ce tutoiement qui nous paraissait à la fois si bizarre et si doux, ces baisers dans un moment de solitude, tout cela est présent dans mon esprit mais c’est surtout l’arrivée à Epinal que je revois bien, le premier affolement passé. Le dîner au buffet avec Mr Collardet et le café pris ensemble sur la terrasse. Il  pleuvait ! Tous les signes précurseurs de bonheur et de prospérité nous les avons eus, pluie et soleil. Et enfin l’arrivée à l'hôtel de la poste et dans notre chambre je me rappelle l'impression énorme en entrant dans cette chambre, m’y trouvant seule avec lui, toute seule pour la première fois en face de ce lit unique. Il  y entrait de la peur, le désir de savoir, mais la peur dominait. Aussi je me rappelle cette station délicieuse du reste sur le balcon nous restions appuyés l'un sur l'autre, si heureux de nous sentir ensemble. La Moselle coulait à nos pieds, les lumières se reflétaient dans l'eau, nous planions dans l’atmosphère, dans le ciel, si loin de tout. Comme j’ai admiré sa délicatesse ce premier soir. Je craignais de me déshabiller devant lui et il a si bien compris, il est resté sur le balcon jusqu’à ce que je sois couchée ; alors, bougie éteinte, il s’est déshabillé lui-même et est venu me retrouver. Que de fois, étant fiancée, je frissonnais à cette pensée.

 

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Lundi 20 novembre 1899

 

J

e viens de relire les premières pages de mon journal. Quelques-unes m’ont fait rire, d’autres m’ont émue, mais dans toutes se lit l’amour le plus violent, cet amour toujours aussi vif après huit mois de mariage ! Maintenant je commence à devenir vieille, j’ai une belle petite fille, ma petite Annie chérie qui n’était pas désirée et dont maintenant je ne pourrais plus me passer.

 

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Samedi 2 décembre

 

D

epuis jeudi ma petite chérie dit Papa. Quelle joie.

 

 

 

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Lettre de Camille VIOTTE à Louis PARMENTIER
frère de Marguerite PARMENTIER

Joinville 10 octobre 96

Mon cher Parmentier,

Vous avez dû probablement être fort étonné de ne pas recevoir de réponse à votre lettre d’il y a deux mois et croire que je pouvais vous en vouloir d’avoir été le messager de mauvaises nouvelles. Mon Dieu non. Toutes les raisons que vous m’avez données pour vous et pour vos parents, je les avais pesées depuis fort longtemps. Je ne me croyais pas suffisamment expérimenté pour agir seul d’après mes seules pensées et tous les conseils donnés équivalaient pour moi à une fin de poursuite d’un rêve et se résumaient en un seul : m’éloigner et chercher dans le travail l’oubli et d'autres satisfactions. Ce que vous me disiez, d’autres me l’avaient dit et je n’avais nulle raison de m’en blesser.

Seulement je ne pouvais vous répondre à ce moment : J’avais été beaucoup trop frappé pour dégager de cette foule d’impressions et de sentiments qui traversaient mon esprit quelque chose de raisonnable. Deux longs mois sont passés : un peu de calme est revenu chez moi et puis l’occasion attendue s’est présentée.

Vous comprenez donc qu’aujourd’hui je veux vous parler de choses fort sérieuses et le plus sérieusement du monde. Entre ma raison et mon cœur j’hésite encore : ce sera la dernière fois que je vous ennuierai. Il m’est donc nécessaire d’être très franc avec vous. Or voici ce que j’ai à vous dire.

Hier, j’ai reçu de Toulon et d’un de mes camarades de promotion d’infanterie de marine une réponse à une lettre que j’avais envoyée au 8ème de marine. Mon camarade fiancé depuis quelques temps désirerait terminer sa carrière dans l’armée de terre et me demande si je suis décidé à permuter avec lui : son tour de colonie arrive dans deux mois. Tout en me priant de réfléchir, il me dit assez par là que ma réponse doit être envoyée le plus tôt possible. Je vous avouerai franchement que je n’espérais plus guère une pareille chance et que je m’étais remis au travail , espérant un autre sort.

Je pourrais ne pas hésiter : me dire que quoique sans fortune, il m’est possible, facile de faire ce que j’ai fait jusqu'ici, travailler et arriver à l’Ecole de guerre. J’en sortirai un jour dans quatre ans, peut-être dans 5 ans presque Capitaine ou sur le point de l’être : avec un avenir assuré, me marier fort bien et vivre ainsi : voilà la raison pure et saine m’a-t-on crié de tous côtés. Tout en convenant de la chose je ne veux pas l’admettre car le bonheur ne consiste pas seulement dans la satisfaction de biens matériels mais la plus grande partie est faite de satisfactions morales et celles-là je ne les sacrifierai jamais, et dans la lutte que j’essaye aujourd’hui pour acquérir ce que je crois être le bonheur je donnerai tout ce que je pourrai ; je jouerai mon dernier atout. Faire ce que l’on me conseille ne me va pas. Je ne cesserais d’avoir des regrets, je le sens fort bien et dans ces conditions il est complètement oiseux pour un homme de traîner sa vie. Il n’a qu’à disparaître.

Or voici ce que vous demande : j’admets avec vous que même avec des goûts modestes on ne vit pas avec 4 000 F de rente sur un pied de 6 000 et que le temps peut beaucoup dans ces sortes de chose. Appuyons-nous donc sur le temps : voici ce que j’offre. Je travaillerai jour et nuit s’il le faut, le travail m’est facile, je me présenterai à l’Ecole de guerre décembre-janvier 98, c’est à dire dans un an. Je ferai tout pour être reçu. En d’autres termes le jour je saurai que je suis reçu si votre sœur n’est pas mariée, car je n’ai aucun droit à aliéner sa liberté, je viendrai vous dire : mon avenir est assuré, je suis à peu près certain d'arriver un jour au moins Colonel. Voulez-vous de moi ? Un an et demi au minimum, deux et demi au maximum. J’attendrai avec plaisir pendant tout ce laps de temps. Je ne puis rien faire d’autre. Répondez-moi donc et quelque espoir que vous me donniez il sera suffisant pour me stimuler et me combler de joie. Parlez-en une dernière fois à vos parents : j’aurai fait tout ce que le devoir et l’honneur m’auront dicté et je rejetterai sur autrui toute responsabilité,

Si je n’ai rien à espérer, j’écrirai une réponse affirmative à mon camarade, je fais ma demande de permutation et dans 3 mois ou 4, le temps de me permettre de sortir de Joinville, je vous aurai débarrassé de moi. C’est maintenant à moi de vous prier de m’excuser de tout ce que je vous dit, de passer sur cette démarche qui n’est peut-être pas correcte mais qui est mon dernier espoir. Et si je dois m’en aller de France, j’aurai du moins la satisfaction d’avoir fait ce que j’aurai dû. Je n’aurai qu’un regret, c’est de savoir que je pourrai laisser derrière moi quelques pleurs et quelques douleurs.

Je vous serre cordialement la main.